Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire

I: Genèse de l'inhumanité

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Le travail

Le travail a mécanisé le corps comme il a imposé au monde qu’il transformait la réalité de ses mécanismes.

Le monde a changé de base avec la révolution néolithique: il évoluait dans une symbiose de la nature et de l’humain et il s’est mis sens dessus dessous en prenant pour fondement de son progrès et de sa civilisation une activité spécialisée qui détruit l’unité primordiale, épuise la nature en dénaturant ses ressources et généralise un système de contraintes qui fait de l’homme un esclave.

Le beau résultat que de s’enorgueillir d’une pratique inaccessible à l’animal pour s’interdire aussitôt l’accès à la création, qui forme le génie humain!

La mécanisation économique

En se substituant au potentiel créatif, le travail pénètre dans l’évolution avec une redoutable force de fragmentation. Sous l’onde de choc des gestes répétitifs, des comportements lucratifs, des moeurs serviles et tyranniques, la richesse de l’être se disloque en une pacotille d’idées et d’objets broyés et triés par les mécanismes de l’avoir.

La nécessité de produire et de consommer des biens matériels et spirituels refoule la réalité des désirs, la nie au nom d’une réalité forgée par l’économie. Ce qui est ainsi mis en pièce, réduit à un ensemble de rouages, n’est rien de moins qu’une totalité vivante, où les règnes minéral, végétal, animal se fondaient dans le creuset de la nature pour créer une espèce nouvelle, dotée du pouvoir de créer à son tour.

L’histoire montre avec une précision croissante comment le travail perfectionne la mécanisation de l’individu et de la société à mesure que la marchandise étend son emprise sur la terre et dans le corps.

Il y a quelque chose d’artisanal dans le martèlement originel de la jouissance, et dans l’orgie, l’émeute, le massacre où elle se débonde dès que se relâche le travail régulateur du roi, du prêtre, du fonctionnaire, du plébéien, de l’esclave. Il y a de l’universalité industrielle dans les fureurs révolutionnaires qui prêtent au défoulement des passions opprimées la conscience d’un changement social imminent. Mais quel désenchantement, universel lui aussi, quand il apparaît que les révolutions n’ont fait que traduire le passage d’un stade économique à un autre et que les nouvelles libertés n’incluent en rien la liberté de jouir.

Seul le travail qui transforme le monde a été le moteur d’un progrès qui a propagé partout la défaite de l’humain et l’image de sa victoire. Depuis que l’obligation de produire s’est prolongée en persuasion de consommer, le travail s’est fait, d’objet d’horreur, sujet de satisfaction. Son omniprésence ne laisse plus un ilôt de nature à la surface de la terre — même l’Amazonie succombe — et il n’y a pas dans les profondeurs de l’homme une passion qui ne se glace dans l’ennui de ses cadences. La marchandise a si bien exploité jusqu’à ses limites l’énergie de la vie terrestre et individuelle qu’une grande langueur mène à la mort Brocéliande et le merveilleux désir d’y aimer.

Qui s’obstine à participer à ce monde-là s’enlise dans les tics et les redites de son propre glas. Tout son discours n’est plus, comme son existence, qu’une oraison funèbre. C’est désormais à la croisée de la mort consentie et de la vie à créer que les enjeux de la destinée sont engagés.

Le travail sépare l’homme de la jouissance de soi. Telle est la séparation d’où procèdent toutes les autres.

La castration des désirs

L’homme de désirs a été chassé de son corps par le travailleur qu’il est devenu. L’économie n’a pu prendre le pouvoir qu’en économisant la vie, en transformant l’énergie libidinale en force de travail, en jetant l’interdit sur la jouissance, sur la gratuité naturelle où le désir s’accomplit et renaît sans cesse.

Les pulsions du corps — les besoins primaires de se nourrir, de se mouvoir, de s’exprimer, de jouer, d’accéder au plaisir sexuel — ont été enrégimentés dans une guerre de conquête dévolue au profit et au pouvoir. C’est une guerre qui, ne les concernant en rien, les atteint pourtant jusque dans leur volonté d’y échapper.

Coupé de ses désirs d’accomplissement, l’individu n’a plus en face de lui que les multiples modalités de sa mort. Le travail lui est un suicide commode, d’une hypocrisie toute sociale: il commence par ôter l’essentiel de la vie, et la routine fait le reste.

S’il n’existait pas au coeur de l’enfance une aussi précise castration, croyez-vous que tant de générations eussent permis par leur volonté de servitude tant de séculaires tyrannies?

La division du travail a fait le maître et l’esclave dans l’individu et dans la société.

L’abstraction

Le pouvoir du ciel, du maître et de l’Etat commence dès que le corps, obéissant aux impératifs économiques, renonce à ses jouissances.

Le travail, qui sépare l’homme de lui-même, se dédouble à son tour, il se scinde en une activité intellectuelle et en une activité manuelle. Le processus s’inscrit dans la logique de l’exploitation du sol et du sous-sol.

L’organisation des labours, des semailles, des récoltes distribue le temps en une série de contraintes, un calendrier saisonnier gouverne les occupations de la communauté, l’irrigation suppose un tracé de canaux, la répartition des eaux, la prévision du temps. Chaque saison apporte son lot de problèmes à résoudre: préparation de la terre, résistance des matériaux, extraction de matières premières, amélioration des techniques, observation des astres, géométrie dans l’espace.

Les choses ne s’ordonnent selon la plus grande efficacité qu’à la condition de les regarder de haut, comme de ces tours et promontoires que les privilèges accordés aux organisateurs, et usurpés par eux, appesantiront d’un sens lourd de conséquences, transformant des constructions initialement fonctionnelles en monuments de tyrannie: cairns, mastabas, pyramides, donjons.

La fabrication d’outils de plus en plus nombreux, le traitement des minerais, le défrichement des forêts, la multiplication des tâches spécialisées, à quoi s’ajoutait le souci de défendre contre la convoitise des voisins les lieux où s’épanouissait une fortune nouvelle, tout concourait à concentrer en quelques têtes un savoir issu d’une pratique d’abord commune à tous.

Graduellement arrachée des mains des praticiens, la connaissance s’est élevée telle une buée de la terre pour se condenser dans les cieux et retomber en averse comme si elle émanait des dieux. L’expérience commune à tous s’est abstraitement ramassée en quelques têtes qui en firent un secret, un mystère. Il ne s’est guère passé de temps que les mandements du savoir devinssent les décrets du pouvoir.

Pouvoir temporel et pouvoir spirituel

De la maîtrise de l’espace, du temps, des eaux, des échanges sortit l’engeance des prêtres et des rois. L’éclair des ordres et le tonnerre des commandements churent d’un au-delà, que fondaient bel et bien ici-bas le sacrifice du corps au travail et la puissance égalisatrice du prix, le Logos universel d’une monnaie qui circule et impose partout ses équivalences, réussissant ce prodige d’apposer le signe «égal» entre un terrain pétrolifère et dix mille Indiens à expulser.

Le travail ne fonde pas seulement l’économie terrestre, il la dédouble, à l’image de sa propre division, en une économie céleste, en un pur et hypocrite domaine de l’esprit régnant sur la matière.

Au sommet de la pyramide hiérarchique, Dieu auréolera le prêtre-roi, jusqu’à l’arasement qu’en 1789 les premières trépidations de la machine industrielle imposeront à l’édifice archaïque du monde.

Déchéance de la terre et du corps

Tandis que les maîtres s’inventent une ascendance céleste pour razzier la terre au nom des dieux, le corps se recroqueville ainsi que la communauté sur laquelle se referment murs et frontières de la propriété.

De quelle déchéance ont-ils osé frapper ce corps sans quoi l’homme n’existe pas, qui est le lieu de toutes les sensations, de toutes les connaissances, de toutes les délectations et de toutes les peines; ce centre lumineux des réalités tangibles, creuset où l’alchimie des trois règnes transmute la sensibilité du cristal, du végétal et de l’animal dans la faculté humaine d’accomplir le grand oeuvre de la nature!

Ils l’ont réduit à deux principes fonctionnels, à deux organes hypertrophiés, une tête qui commande, une main qui obéit. Le reste a la valeur calculée des abats sur l’étal d’un boucher: le coeur, réservé non aux futilités de l’amour mais au courage des armes et de l’outil; l’estomac, destiné à soutenir l’effort physique, et que risqueraient de brouiller fâcheusement les plaisirs de la table; l’appareil génital et urinaire, affecté à la reproduction et à l’évacuation et dont l’usage voluptueux est cause du péché, de souffrance et des maladies.

Jugez de la qualité accordée aux jouissances quand, les mécanismes du corps au travail ayant rempli leurs offices, le bonheur différé par les affaires a le loisir de se satisfaire.

Le travail est l’exploitation lucrative de la nature terrestre et de la nature humaine. La dénaturation est le prix de sa production.

Le parti de la mort

Quand le travail succède à la cueillette des ressouces offertes à l’ingéniosité humaine par la terre, l’eau, les forêts, le vent, le soleil, la lune, les saisons, il substitue à la relation symbiotique des hommes et de la nature un rapport de violence. L’environement et la vie qui en est issue déchoient au rang de pays conquis et à reconquérir sans relâche. Le producteur les traite en insoumis, en ennemis sournois.

La nature a connu le sort de la femme, admirable comme objet, méprisable comme sujet. Elle a été violée, chiffonnée, saccagée, dépecée en propriétés, mortifiée juridiquement, épuisée jusqu’à la stérilisation. Le corps rompu au va-et-vient des muscles et aux redondances de l’esprit, n’est-ce pas le triomphe de la civilisation sur les «bas instincts», entendez la quête du plaisir?

On sait comment tant de vertus gouvernant le bonheur ont propagé le goù»t de détruire et de se détruire. Quand l’usine du travail universel n’absorbait pas l’énergie libidinale, le trop-plein se débondait en conflits d’intérêts et de pouvoir que les Causes aussi diverses que sacrées promenaient de drapeau en drapeau. Cependant, la nature humaine s’épuise aussi et l’hédonisme qui réduit la satisfaction des désirs à la consommation de plaisirs surgelés est bien contemporain des forêts moribondes, des rivières sans poissons et des miasmes nucléaires.

Le travail a si bien séparé l’homme de la nature et de sa nature que rien de vivant ne peut désormais s’investir dans l’économie sans prendre le parti de la mort. On conçoit que d’autres voies paraissent et que la gratuité, jadis taxée d’irréalité, soit désormais la seule réalité à créer.