Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire
I: Genèse de l'inhumanité
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L’histoire comme évolution brisée
La civilisation humaine avorte quand naît la civilisation marchande
Il faut beaucoup d’amertume et de cynisme pour oser appeler «histoire de l’humanité» une succession de guerres, de génocides, de massacres, enjolivée par trois pyramides, dix cathédrales, La Flûte enchantée, le cinéma, le réfrigérateur et la greffe d’organes. Ce qu’ils tiennent pour le bon sens consiste donc à accorder moins de prix à des millions d’existences sacrifiées qu’à l’une ou l’autre médaille dont elles sont le revers.
Néanmoins, comment proclamer plus longtemps que le progrès a besoin d’holocaustes, le génie d’infortunes, le pétrole de sang et le salaire mensuel d’une once quotidienne de chair fraîche, alors que leurs valeurs morales et financières s’effondrent, que leur autorité patriarcale est foulée aux pieds, qu’un souffle de mort contamine les forêts, les océans, les champs de blé et jusqu’à l’air qu’ils respirent?
Leur ciel est vide, leur croyance tarie, leur orgueil en larmes, leur civilisation en ruines. Cependant, ils persistent par une coutumière inertie à s’agenouiller sans foi, à glorifier le malheur, à tenailler le désir sous la pression du travail et à s’économiser pour un avenir désert.
Dans le temps qu’ils se lançaient à la conquête de la terre, quelque chose les a conquis, aux et leur espace vital, les laissant corrompus dans une universelle corruption.
Ils ont épuisé et le nom et le concept de Dieu, de Nature, de Fatalité qui symbolisèrent si longtemps l’unique objet de leur salut et de leur perdition. J’ai déjà dit qu’il ne leur restait, pour rendre compte d’une destinée si contraire à ses espérances, qu’à invoquer, ultima ratio, la nécessité économique. Ainsi se referme sur son point de départ et d’arrivée le cercle d’une civilisation viciée, dont l’économie a scellé simultanément la naissance et le dépérissement.
Comme l’enfant avorte dans l’adulte, la promesse d’une évolution humaine s’enlise et s’étouffe dans une histoire mercantile où les hommes produisent, sous forme de pouvoir et de profit, une richesse qui les déshumanise.
Le désarroi de ne tirer des autres et d’eux-mêmes que les derniers deniers du prestige et de la rentabilité les laisse avec leur enfance et leur histoire sur les bras. La question est de savoir s’ils achèveront de se défaire avec l’histoire qui les défait d’eux-mêmes ou s’ils inventeront, pour se refaire, une nouvelle enfance.
Ils ont mis au pillage les richesses que leur offrait gratuitement la nature, appauvrissant la terre au profit du ciel.
Les origines de la civilisation marchande
Nul ne s’est inquiété jusqu’à présent de l’imposture délibérée qu’il y avait à identifier à l’unique forme de civilisation humaine possible une civilisation fondée sur l’agriculture et le commerce. Pourtant la diversité de leurs mythes ne fait pas mystère d’une dissonance fondamentale, dont la stridence trouble la symphonie des éloges. Ne sont-ils pas unanimes à parler d’un premier âge du monde, dont le leur illustre le déclin? N’évoquent-ils pas à l’origine de leur ère une chute, une déchéance, la mésaventure d’un couple chassé du paradis de la jouissance et condamné à enfanter dans la douleur une race vouée à la malédiction du travail?
Ayant inventé une civilisation où il ne faisait pas bon vivre, ils n’ont eu aucun scrupule à postuler qu’il n’existait avent elle aucune autre forme de vie humaine, si ce n’est dans l’incertaine mémoire des légendes.
Quand la découverte de peuples sauvages — c’est-à-dire privés d’armes à feu et d’institutions bancaires — les eut confrontés à leur propre passé et à la curiosité de l’explorer, ils se figurèrent les «préadamites» sous les traits de brutes éructant des grognements, bâfrant dans la bauge des cavernes et se distinguant de la bête par le seul art de la tuer à l’aide du javelot.
A quel moment pressentent-ils que les civilisations paléolithiques s’agencent selon des modes d’organisation sociale différant radicalement des sociétés marchandes? Vers la fin du XX° siècle, alors qu’ils découvrent la spécificité de l’enfant et la gratuité des énergies naturelles ou «douces».
La révolution néolithique
Ce qui a pris le nom de «révolution néolithique» marque le passage des cueilleurs-chasseurs nomades à une société paysanne sédentarisée. A un mode de subsistance en symbiose avec la nature succède un système de rapports sociaux déterminés par l’appropriation d’un territoire, la culture de la terre et l’échange des produits ou marchandises.
De nouvelles études sont venues corriger la représentation simiesque qui, jusqu’il y a peu, rendit compte des hommes d’avant l’histoire. Quand s’éteignent les feux de la rampe, les coulisses s’éclairent. Il a fallu que la civilisation de l’économie atteigne au dernier ressac de la faillite et de l’impuissance pour que se révise l’opinion selon laquelle les communautés errantes du paléolithique étaient le brouillon où s’esquissait, dans une sorte de phase puérile de l’humanité, l’ère de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. La modernité néolithique, en quelque sorte.
La prépondérance de la femme
Est-ce faire montre d’une extrême présomption que de conjecturer l’existence, entre — 35,000 et 15,000, de civilisations au sein desquelles des êtres en quête d’une destinée humaine ont tenté de s’émanciper du règne animal, des rapports de forces qui y prédominaient et répandaient la peur dans le sillage de la prédation.
L’examen de certains sites laisse supposer que des hommes et des femmes ont vécu ensemble non dans une relation hiérarchique mais en groupes distincts et complémentaires. L’homme se consacre à la chasse, voire à la pêche, la femme cueille les plantes comestibles. Ce n’est pas, ainsi que le patriarcat l’a suggéré, sa faiblesse constitutive qui la dispense de tuer le gibier, c’est une incompatibilité analogique: son sang menstruel appartient à un cycle de fécondité, il cesse de couler pour préparer la vie; au lieu que le sang de la bête ou du chasseur blessé est le signe avant-coureur de la mort.
«Tout est femme dans ce qu’on aime.» Il n’y a pas d’époque où la féminité reconduite dans les privilèges de l’amour — non la femme-objet, virilisée ou reproductrice — n’ait coù¯ncidé avec quelque faveur accordée à l’humain par une civilisation qui n’en prodigue guère.
A la source du discrédit général qui atteint la femme et de ces résurgences où sa puissance se réveille, n’y a-t-il pas l’affrontement originel de deux univers, l’un constellé des signes de l’omniprésence féminine, l’autre propageant, de sa racine paysanne à son excroissance industrielle et bureaucratique, l’ithyphallisme agressif de ses menhirs, de ses donjons, de ses cathédrales et de ses tours en béton armé?
La symbiose originelle
L’histoire commence au néolithique. Elle est l’histoire de la marchandise et des hommes qui nient leur humanité en la produisant. Elle est l’histoire de la séparation entre l’individu et la société, entre l’individu et lui-même.
En deçà et au-delà d’elle sont des régions où ne s’avancent que des hypothèses mais où règne au moins cette évidence que l’économie n’y est pas dominante et dominatrice, ni l’irradiation particulière à laquelle elle soumet les opinions, les moeurs et les comportements.
Les civilisations de la cueillette ne se sont pas développées par l’exploitation de la nature mais en symbiose avec elle, assez semblablement à l’enfant dans le ventre de la mère. Elles n’éclatent pas en classes anatgonistes, l’évolution y demeure essentiellement naturelle et ne se départit pas d’une unité où se conservent et se transforment en un perpétuel devenir les composantes fondamentales de la vie: le minéral, le végétal, l’animal et l’humain.
Si les peintures pariétales du paléolithique évoquent volontiers des hybrides mi-animaux, mi-humains, n’est-ce pas qu’elles expriment un sentiment de fusion, une religio dans son acceptation première: ce qui relie les éléments distincts et inséparables du vivant? — sens dont la religion est l’inversion absolue.
Au fond, l’humanité tend à s’émanciper des divers règnes dont elle est issue sans qu’il y ait rupture, séparation, rejet. Son évolution qui procède par continuité et par bonds postule un dépassement vers une espèce nouvelle et autonome, consciente de sa diversité et de son accord unitaire avec le vivant.
Les figurines gynéco-phalliques scellant tête-bêche, en un accouplement égalitaire, le féminin et le masculin, ne laissent-elles pas augurer d’un mode de conscience symbiotique par laquelle une société s’affirmerait à la fois supérieure et fidèle à son animalité originelle?
Est-ce supputations fantaisistes que de pressentir dans les civilisations prééconomiques la réalité d’une communication s’établissant entre les êtres, les choses, les phénomènes naturels moins selon un processus intellectuel que par une appréhension analogique, par une intelligence globale encore attachée à ses racines sensitives et sensuelles?
On ne découvre jamais dans le passé que des significations véhiculées par le présent et venues à maturation au coeur d’une histoire individuelle. Je n’attribue pas au hasard que se manifestent, à la fin d’une civilisation qui les a dénigrées et accablées d’interdits, de nouvelles alliances entre l’homme, la femme, l’animal, le végétal, les cellules, les cristaux.
Qu’il soit possible de s’adresser efficacement à l’enfant dans le ventre de la mère, au bébé de quelques jours, à un animal sauvage, à une plante est une réalité expérimentale qui met en lumière la persistance, à l’état résiduel, d’une communication naturelle dont les «primitifs» possédaient la pratique et qu’ont occultée, avec la rationalité du mépris, le verbe péremptoire, le raccourci lucratif, le style militaire et télégraphique des affaires, le langage économisé.
Homme naturel et homme économique
Tout laisse supposer qu’un être qui vit selon la nature et ne connaît d’autres frontières que les limites de son errance ne se comporte en rien comme un laboureur, transformé en producteur de richesses matérielles et spirituelles, condamné à demeurer en deçà de la borne d’un champ, d’un village, d’une cité, d’un Etat.
Le glaneur de plantes et de gibiers, disposant gratuitement des ressources naturelles, non pour un profit calculé mais pour sa seule jouissance, présentait sans doute dans ses moeurs, sa mentalité, voire sa texture psychosomatique peu de traits communs avec le paysan tenu d’exploiter une terre aussi hostile envers lui que ceux qui en tiraient revenu et titre de propriété. C’est pourtant de ce paysan producteur, exploiteur et exploité qu’ils ont extrait l’essence de l’homme; à tel point qu’au paroxysme de la liberté imaginative, dans leurs utopies, oeuvres poétiques, fictions, sciences chimériques, ils n’ont jamais — La Boétie, Hàlderlin et Fourier exceptés — conçu de société qui ne soit enchaînée à la guerre, à l’argent, au pouvoir.
La gratuité naturelle
Les cueilleurs-chasseurs sont les enfants de la terre. Ils la parcourent en recueillant partout ce qu’elle leur offre. Ce ne sont des conquérants qui la mettent au pillage et succombent dans les déserts que leur rapacité propage. Aucun maître, aucun prêtre ou guerrier ne se dresse parmi eux pour s’approprier les biens collectés.
De la manne terrestre découle une satisfaction immédiate en nourriture, en vêtements, en construction d’habitats, en techniques; une satisfaction qui ne passe ni par l’argent, ni par l’échange, ni par la tyrannie d’un chef, mais dont la présence inaltérée détermine analogiquement un style de relation communautaire, une manière d’être, un langage à la fois rationnel et émotionnel, un ensemble de signes gravés et sculptés que seule a pu qualifier de religieux la manie d’attribuer abusivement aux dieux ce qui appartient aux hommes.
La religion naît avec l’Etat-Cité
De même que l’enfant n’a été longtemps à leurs yeux qu’un brouillon de l’adulte, ils ont appelé «paléolithique» ou période de la pierre ancienne un moment de l’évolution humaine — quelque quarante à cinquante mille ans — auquel ils n’accordaient d’autre qualité que d’acheminer vers l’ère moderne de la pierre nouvelle ou «néolithique». Et de parler de religion paléolithique comme s’il existait, inhérente à la nature humaine, une croyance aux fantômes célestes qui dût progresser pour s’élever un jour à la perfection chrétienne, musulmane, bouddhiste ou juive.
C’était confondre grossièrement nomades en liberté et esclaves d’un lopin de terre, cherchant dans la tyrannie spirituelle des cieux une consolation à la tyrannie matérielle de leurs semblables. N’est-ce pas en effet de l’agriculture et du commerce instaurés par la «révolution néolithique» que surgit la vermine des rois et des prêtres? N’est-ce pas de ce temps que la terre dépouillée de sa substance charnelle se sublimise en une déesse mère que viole et ensemence, par le travail des hommes, Ouranos, seigneur céleste, mâle et ubéreux?
Il n’y a pas, à proprement parler, de religion avant la révolution néolithique mais il existe, au sens originel du terme, une relation unitaire entre toutes les manifestations de la vie, une compréhension analogique omniprésente, une identité du microcosme et du macrocosme, de ce qui est en haut et de ce qui est en bas, de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur.
La séparation d’avec soi et les autres n’a pas encore déchiré la pensée et le vivant en une souffreteuse dualité. L’enfant n’a d’autre ciel que le ventre de la mère, l’être naturel ne connaît d’autre réalité que la nature. Les cornes de la grande génisse de Lascaux dessinent les différentes phases de la lune. Elles signifient que la terre porte le mouvement des cieux avec autant de sollicitude qu’elle berce le rythme des saisons.
Pourquoi refuser aux populations errantes du paléolithique la conscience d’une terre vivante et féconde où, de la naissance à la mort, se fraie l’aventure de la destinée individuelle chaque jour renouvelée? Est-ce que les héritiers du néolithique ne découvrent pas aujourd’hui, au-delà d’une histoire qui fut moins leur histoire que celle de leur aliénation, le permanent désir de vivre ici, maintenant et pour toujours dans le sein d’une nature enfin restaurée comme nature inséparablement humaine et terrestre?
L’éden au coeur
Ai-je paré de couleurs trop idylliques pour être vraies les âges que condamnèrent aux ténébres les torchères de la société industrielle? Ce n’est pourtant pas moi qui les ai célébrés sous les noms d’éden, d’âge d’or, de pays de cocagne, décrits comme des lieux où régnaient l’abondance, la gratuité, l’harmonie entre les êtres et les bêtes. Les responsables d’une vision aussi paradisiaque, ce sont les hommes de l’économie, ceux qui s’enorgueillissent, d’une voix rogue, de leur travail, de leur religion, de leur famille, de leur Etat, de leur argent, de leurs progrès techniques.
La civilisation marchande n’assure pas le dépassement de l’animalité dans l’humain, elle ne fait que la socialiser en la réprimant et en fixant un prix à ses défoulements.
L’animalité à dépasser
Il y a tout lieu d’admettre que, au sein des populations errantes du paléolithique, se sont perpétués à des degrés divers les comportements des troupeaux et des hordes de l’espèce animale. Aurignac, la Madelaine, le Pech-Merle n’ont pas été des paradis terrestres mais des champs d’évolution tantôt régressive, tantôt progressive sur le chemin d’un développement humain. Des communautés obéissent encore à la brutalité atavique du prédateur, d’autres découvrent de nouvelles formes d’association fondées sur l’affinement des besoins primaires.
L’inertie joue en faveur de l’animalité. Reconaissons-le, la quête de la subsistance par la cueillette, la chasse et la pêche ressortit davantage à la faculté adaptative des bêtes que de l’aptitude à modifier l’environnement. Le nomadisme assigne lui-même des limites à sa liberté: le déplacement saisonnier des troupeaux règle le ballet des errances, obligeant les chasseurs à suivre l’itinéraire des migrations pour se pourvoir en gibier; les temps de germination, la variété des sols où croissent les plantes comestibles, la maturation des fruits déterminent à leur tour la mobilité des campements.
Ajoutez à cela les caprices climatiques, les intempéries, la foudre, la crue soudaine, la maladie, l’accident, la mort, autant d’infortunes cruellement inscrites dans une destinée qui semble plus résignée à subir les disgrâces naturelles que résolue au génie de les maîtriser, d’en atténuer les effets, voire d’en tourner les inconvénients en avantages.
Mais quoi! Se sont-ils, eux, les suppôts de l’économie, les fanatiques de la thésaurisation, les programmateurs de l’aisance à venir, préservés de la famine, des hivers rigoureux, des inondations, des épidémies, des cataclysmes, de la misère ensemencée de siècle en siècle? Ils ont bonne mine de déplorer le lamentable sort de «l’homme des cavernes». Rendez donc grâce, bonnes gens, au paratonnerre, au frigidaire, à la climatisation des chambres d’hôtel, et n’oubliez pas d’associer au concert d’éloges les guerres, les génocides, les révolutions et les répresssions par lesquels il a fallu se faufiler pour se préserver de l’orage et des chaleurs torrides!
Si on lui assigne pour date de naissance l’apparition, vers 7000 avant l’exhibitionniste du Golgotha, du village fortifié de Jéricho, la civilisation marchande compte quelque neuf mille ans d’existence, avec au cours des deux derniers siècles un frénétique emballement du processus économique. La période qui la précède couvre une durée cinq fois plus longue et il serait étonnant que sous l’ignorance dont l’esprit civilisateur l’a si longtemps voilée la communauté humaine n’y ait pas tracé plusieurs voies d’évolution, plusieurs confluents d’expériences.
Peut-être s’est-il amorcé çà et là un dépassement des comportements adptatifs: la création de conditions naturelles propres à encourager cette jouissance de soi sans laquelle il n’est pas de véritable progrès humain. A côté de hordes de cueilleurs-chasseurs, dominés par les préoccupations animales de survie, ont pu se révéler des embryons de sociétés où la solidarité ne résultât point d’une conjuration d’intérêts privés mais naquît d’une harmonie des passions papillonnant autour d’un amour passionné de la vie.
Tout semble l’indiquer, le coeur a gardé souvenir des hauts plateaux où transhuma le meilleur des sentiments humains, avant que la civilisation marchande ne les signale sur ses cartes comme autant de terrae incognitae. N’est-ce pas d’une telle rémanence que participe la secrète exaltation qui, en dépit des lois mercantiles de l’échange et du sacrifice, prête une si souveraine puissance à l’amour, à l’amitié, à l’hospitalité, à la générosité, à l’affection, à l’élan spontané du don, à l’inépuisable gratuité?
La créativité primitive
Assurément, l’art de s’adapter aux conditions dictées par la nature postule une manière de résignation et pour le moins quelque passivité. Ce n’est là pourtant qu’apparence. Comment nier qu’il se glisse dans les ingéniosités de la pêche, de la chasse, de la cueillette, des messages peints et gravés, une volonté de solliciter l’abondance naturelle par la faculté de créer? Analogiquement parlant, le jeune enfant extrait ainsi du milieu où il s’aventure, au fil de sensation tantôt heureuses, tantôt malheureuses, une somme de connaissances dont il s’exerce à tirer avantage.
L’idée que vous puisse tomber toute préparée dans la bouche la provende de céréales, de poissons, de gibiers est une vision sarcastique et contemplative de la satiété, une caricature appelée à justifier le viol et l’exploitation brutale de la nature par le travail. Le véritable enjeu tient au génie de créer l’abondance, de multiplier les ressources naturelles, d’en perfectionner les usages, d’en augmenter le plaisir.
Le courant écologique, né dans les dernières années du siècle, a commis l’erreur de dissocier, dans la plus pure tradition économiste, la mise en valeur des énergies douces — l’eau, la terre,le feu solaire, le vent, les marées, les effets de miroir lunaire, l’humus — et les exigences d’une alchimie individuelle où la destinée opère en transmutant patiemment la matière première de l’humain, en taillant dans la grossièreté des pulsions animales le cristal des désirs affinés. Une si malencontreuse incohérence le condamne à n’être qu’une idéologie parmi les autres, promise à la même déperdition de créance.
Des signes indiquaient pourtant qu’opposer les énergies douces aux énergies de mort, étendant sur la terre le linceul de la pollution chimique et nucléaire, n’avait pas de sens hors d’un projet plus vaste qui s’attachât à réconcilier nature humaine et nature terrestre pour créer un monde à la seule fin d’en jouir. L’émergence simultanée de la contestation écologique et de ce mouvement d’émancipation de la femme et de l’enfant, qui marquait la fin d’une domination millénaire, eût mérité plus d’attention.
Femme et civilisation
La femme est au centre du monde à créer. Une civilisation s’estime non à l’éclat de son art, de sa richesse, de sa morale et de ses techniques mais à la considération qu’elle accorde à la femme. Partout où le souci humanitaire l’a emporté sur la rigueur des lois, elle a occupé une place prépondérante. Est-elle méprisée, humiliée, asservie? Son degré d’abaissement indique en quel ignoble état se complaît la société qui la traite en objet.
S’étonnera-t-on de la découvrir omniprésente dans les civilisations du paléolithique supérieur? Elle choisit les plantes comestibles, en favorise l’ensemencement, les accommode pour en extraire nourriture, boisson, vêtements, matériaux de construction, éléments d’écriture. Comme à l’enfant qu’elle porte en elle, sa nature créatrice offre, en les triant et en les améliorant, les biens que la nature terrestre dispense confusément dans un mélange chaotique de bénéfique et de nuisible.
La plupart des représentations graphiques la figurent à la fois sous les traits de la mère nourricière et de la femme à l’émouvant triangle pubien. Elle est l’athanor où la materia prima des désirs s’ouvre à la promesse de successives transmutations. En elle s’opère le Grand-Oeuvre sur lequel le travail du mâle jettera si longtemps l’interdit.
Sa nature humaine et fécondante la tient à l’écart de la chasse comme d’une activité bestiale où l’épieu — et plus tard le fusil — se contente de prolonger et de perfectionner la griffe et la mâchoire du prédateur. Aux antipodes de la brute enchaînée aux cycles de mort, elle inaugure le cycle de la vie qui se crée elle-même. Telle est la réalité qu’inversera la civilisation patriarcale, dans un mensonge porté à sa perfection par le christianisme: la femme idéale est une vierge abusée et engrossée par un Dieu pour enfanter un homme enseignant aux hommes la vertu de mourir à soi-même.
La femme incarne la gratuité naturelle du vivant. Elle est l’abondance qui s’offre. De même que sa jouissance est tout à la fois donnée et sollicitée dans le jeu des caresses, de même se livre-t-elle à l’amour qui la prend pour de plus parfaites jouissances.
En elle et dans la relation passionnelle qu’elle ranime s’affirme ce style nouveau qui supplante peu à peu la tradition du viol, de la conquête et de la terre et d’elle-même. Une matrice universelle se forme à son image, pour alimenter, par les ressources d’une nature enfin humanisée, une humanité qui n’attend que le plaisir de naître et de renaître sans fin.