Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire
I: Genèse de l'inhumanité
Page 5
L’horreur de la bête refoulée
S’ils méprisent, redoutent et tyrannisent les bêtes, c’est qu’une bête est tapie en eux et qu’ils se sont inventé pour la dompter un Esprit appelé à gouverner le corps et le monde.
Leur supériorité sur les animaux, ils ne l’attribuent pas à l’art de pousser plus avant la liberté naturelle, à une science de l’harmonie qui les débarasserait de cette hantise, si universellement présente parmi les bêtes, d’être ou mangés ou affamés. Non, ce qui les distingue de leurs «frères inférieurs» tient à une mystérieuse substance, à un Esprit.
Privés d’un tel privilège, l’ours, le chien et le raton laveur tombent dans la disgrâce d’avoir à quêter leur pitance au hasard des savanes, des forêts et des rues; au lieu que les hommes, qui en ont hérité des dieux, jouissent non du bonheur mais de l’or, symbole d’une prééminence qui permet de tout acquérir.
L’honneur ainsi conféré par une puissance subtile et volatile les fonde à traiter en véritables bêtes brutes ceux qui s’élèvent d’un moindre degré dans la hiérarchie de l’esprit. Ils appellent donc ânes bâtés, moutons enragés, porcs ou macaques les troupeaux sans âme de paysans, de prolétaires, de colonisés, soumis à la férule d’un berger, roi, prêtre, général ou bureaucrate. Le même discrédit englobe, du reste, les improductifs, femmes et enfants sans cesse induits en tentation par les démons de la luxure et de l’amusement.
L’évaluation selon l’esprit, qui situe l’homme au-dessus de la femme et l’homme bestial au-dessous de l’homme essentiel, agit à la manière d’une société par actions où les dividendes se paieraient en ressentiments et brimades. Le principe, pour monarchiste qu’il fût à l’origine, ne disconvient pas à la démocratie. Nul n’est en effet si fruste, si sommaire, si dépourvu de biens et de puissance qu’il ne se prévale de sa «qualité» d’homme pour rosser sa femme, battre son chat, étriller le nègre et l’enfant. Qui veut faire l’ange a besoin d’une bête.
Admirable justice que la cascade des mépris qui se déversent d’un individu sur l’autre, du chef suprême au cloaque de l’animalité où s’évacuent, sous le signe du bouc émissaire, les culpabilités, les peurs, les impuissances de ceux qui se posent en maîtres de la création.
Le règne de l’esprit
Ils ont institué une subtile distinction entre intelligence et esprit. La belle affaire pour un éléphant que de posséder une intelligence; l’esprit lui fait si cruellement défaut qu’il n’est pas de fin plus honorable pour lui que de tomber sous les balles d’une créature habitée par l’étincelle divine, fût-elle trafiquant d’ivoire ou chef d’Etat. Tel était d’ailleurs le sort du nègre et de l’Indien avant qu’une attestation de dotation spirituelle les ait exclus du gibier communément chassé.
L’esprit a survécu aux dieux, qui passaient pour l’avoir jadis prêté aux hommes, en échange d’un grand appareil de rituels, de sacrifices et de salamalecs. Il s’est seulement désacralisé en passant du gousset des prêtres dans la main des idéologues, des politiques et des psychanalystes, qui l’ont beaucoup affaibli.
L’état de son déclin permet aujourd’hui de mieux conjecturer ce qu’il était avant qu’une flatulence mythique le propulse par-dessus la terre jusqu’au royaume des dieux, d’où il se mit à puer dans la tête des hommes.
Le marécage devenu ondée retourne au marécage. L’esprit est né de la fonction dans laquelle il meurt désormais: la fonction intellectuelle produite par la division du travail.
Il n’est rien de plus terrestre que cette prétendue émanation du ciel, rien de plus localisable dans l’histoire que cette transcendance logée dans l’au-delà. Elle découle prosaïquement de la séparation sociale en maîtres et esclaves, et de la séparation corporelle qui dresse contre les instincts de nature une instance mentale chargée de les réprimer pour les mettre au travail.
Seule une imposture a pu prétendre opposer les valeurs spirituelles aux bas appétits de lucre. Il n’y a pas d’autre esprit que l’esprit d’une économie qui économise le vivant. Il n’y a d’autre esprit que celui qui préside à la production d’un univers de choses mortes.
L’esclave est présent dans le corps social comme dans le corps individuel. C’est la nature bestiale qu’il appartient au travail du maître de faire travailler.
La bête domptée par le travail
La sueur a été le parfum dominant de leur civilisation. Mais curieusement, leur odorat s’incommodait à l’odeur d’aisselles émanant amèrement des travailleurs manuels, alors qu’il ne percevait que roses et violettes dans la suée des rois s’échinant aux affaires de l’Etat, des généraux talonnés par la défaite, des tribuns ahanant sur l’échiquier du calcul politique, des bureaucrates accrochés à cette échelle du pouvoir qui du jour au lendemain élevait à la potence. Est-ce qu’à l’égal du charretier ils ne puaient pas l’effort et la peine des heures à gagner, ces aristocrates, ces notables, ces nantis parlant de l’ouvrier comme d’un résidu de basse-fosse? Qu’étaient-ils d’autre que des besogneux de la tête, des laborieux de la couronne, des tâcherons du képi, de la mître ou du chapeau?
Seulement voilà, le travail manuel fleure la bête de somme parce qu’il est chevillé au corps, au magma de muscles, de sang, de nerfs. Tandis que dresser un budget, remplir une cassette royale, faire fructufier un capital, arracher une plus-value, cela ne se flétrit pas du nom de travail, cela participe de la pure valeur d’échange où l’argent règne et ne sent pas.
Travail. Le mot a des relents de mise à mort et de lente agonie. C’est la maculation de boue et de sanie qui souille la face cachée de l’or: les esclaves décimés, les serfs décharnés, les prolétaires sabrés par la fatigue, la peur et l’oppression du jour qui lève, la vie dépecée en salaire. si bien que le plus vrai des monuments à sa gloire efficace est celui qu’érigèrent les miradors hérissés du label Arbeit macht frei, son message exprime la quintessence de la civilsation marchande: le travail libère de la vie.
Il leur a suffi, au reste, de stigmatiser comme une inutile barbarie l’industrie concentrationnaire de Buchenwald et de la Kolyma pour continuer dans la même voie, en évitant aux travailleurs usés l’outrance des chambres à gaz. Ne se sont-ils pas avisés d’honorer le prolétaire, de désodoriser l’effort manuel, de chanter les usines et la beauté du débardeur, voire d’intellectualiser l’ouvrier à la manière d’Allais, qui voyait dans le facteur un homme de lettres oeuvrant avec les pieds?
Le travail est devenu une bonne chose depuis qu’ils se sont aperçus que, presque partout et presque toujours, presque tout le monde travaille.
Il n’y a jamais eu autant de prolétaires depuis que le prolétariat a disparu. Faudra-t-il que la puissance de l’imagination s’allie à la puissance du nombre pour banaliser l’évidence que commencer à vivre libère du travail et de la mort qu’il produit?
Leur humanité prétendue n’est rien d’autre qu’une animalité socialisée.
Une civilisation semi-humaine
Ils s’interdisent d’user des sommaires libertés de la bête mais se comportent plus férocement que les fauves. Il n’en faut pour preuve que les turpitudes qui se sont de tout temps mijotées sous le couvercle de l’héroù¯sme, de la sainteté, de la bonne conscience, de l’humanisme.
L’esprit qui transcende la bestialité est pire que la bestialité même. Pour tuer, le tigre n’a besoin ni du mandat de Dieu, ni de la raison d’Etat, ni de la pureté de la race, ni du salut du peuple; il ignore l’hypocrisie d’une société qui fustige sa cruauté et imite ses ruses de prédateur, contrefait sa tyrannie, s’approprie comme lui la femelle et le territoire.
Après avoir publié partout que l’homme, chétif par la chair, est grand par l’esprit, ils ont appelé surhomme une brute plus stupidement agressive que ce qu’engendra jamais la nature, ils ont pris pour modèle social une jungle économique d’intérêts divergents où le plus fort écrase le plus faible.
Il n’y a pas trente ans, l’alliance de la ruse mercantile et de la violence militaire passait encore pour le modèle accompli de l’honnête homme. Se raidir, bomber le torse, marcher résolument au pas d’une pensée cadencée, dissimuler son arme pour mieux frapper, c’était ce qu’ils appelaient «avoir du caractère». Alexandre, César, Brutus, saint Augustin, Voltaire, Bonaparte, Lénine meublaient le panthéon éducatif où l’enfant s’agenouillait, dans la promesse d’égaler un jour les grands têtards transfigurés par l’esprit du soudard et du maquignon.
Ainsi les générations ont-elles appris que travailler à se détruire, nier sa créativité, refouler la jouissance et se débonder en amères compulsions, c’était cela devenir un homme.
Prenant toute réalité sens dessus dessous, ils ont fait du corps une glèbe où s’emprisonnait, le temps d’une éphémère existence, un pur fragment de l’éternité céleste. Or le piège n’est pas le corps mais l’esprit, la pensée séparée du vivant et qui se referme sur lui en le châtrant de ses désirs. Arraché à ses jouissances et traîné aux gémonies du travail, le corps sanctifie son martyre; la tête pensante renie sa nature charnelle, sans laquelle elle n’est rien, et s’auréole d’une couronne mythique, d’un éclat où se reflète tout le mensonge du monde à l’envers.
L’esprit a souillé le corps d’une souffrance «ontologique» qu’il a le front de prétendre soulager par ses vaporisations éthérées. Refoulée dans un en-deçà de l’existence spiritualisée, la vie ne se laisse découvrir que dans un au-delà de la mort.
Les animaux s’adaptent aux conditions naturelles et les hommes à un système qui dénature le vivant. C’est pourquoi les uns ne progressent pas et les autres progressent en régressant tout à la fois.
Les hommes de la survie…
De ce que l’animal survit en s’adaptant aux lois de terrain, ils ont inféré qu’il s’adaptait pour survivre. C’était lui prêter un esprit de conquérant et de promoteur de marchés.
La bête ne connaît d’autre souci que de se nourrir, de se protéger, d’assouvir ses pulsions de rut et de jeu. L’école de la nature l’initie aux pratiques de séduction, d’affût, de refuge, d’errance. Elle y acquiert une connaissance quasi épidermique des rythmes saisonniers, de la faune, de la flore, du milieu ambiant, du territoire, elle y gagne de meilleures chances dans le combat où l’existence se prolonge au jour le jour, instant après instant.
La seule espèce à s’adapter dans le but de survivre, c’est l’espèce humaine. Tout son génie n’a concouru qu’à défigurer la bête en figurant l’humain, à passer d’une survie aléatoire à une survie programmée, souvent pire que la première.
…sont les hommes de l’économie
L’exploitation de la nature par l’agriculture et le commerce a d’abord produit d’évidents avantages. Elle a écarté la menace que les changements de climat et l’accroissement démographique faisaient peser sur les ressources jusqu’alors garanties par la cueillette et la chasse.
Les greniers à blé, le développement des techniques, la circulation des biens eussent accrédité le bon renom de leur civilisation si le prix à payer n’avait atteint l’exorbitante fatalité des guerres, des famines, des destructions de récolte, de l’asservissement de beaucoup au profit de quelques-uns, avec, pour comble, le risque d’aboutir à l’épuisement des ressources naturelles tranformées en richesse abstraite et sans usage réel.
N’est-on pas fondé à juger que l’humanité s’est trompée d’évolution, qu’elle a renoncé à son génie en s’inféodant à un système de survie, qu’elle a refoulé son animalité par esprit d’économie, qu’elle a dérogé à la qualité humaine par excellence qui est de céer l’univers à l’image du désir insatiable?
Telle est l’opinion récente qui navre certains et réjouit les autres. Pour les premiers, la partie a été jouée et perdue, il ne s’agit plus que d’aller de dégoù»ts en désespérances sans perdre la face. Pour ceux qui sentent en eux s’éveiller une vie nouvelle, la dernière page de l’archaïsme est tournée et la page à venir reste à écrire avec la plume de chaque destinée. Sous les dehors d’une grande nonchalance couve une violence sans partage et, tandis que s’éloigne le spectre de la guerre et des révolutions traditionnelles, un secret affrontement dresse contre les résolutions de la mort l’exubérance incontrôlable du vivant.
Ils ont pensé changer le monde à leur profit, et c’est le profit qui les a changé, eux et le monde.
La mutilation de l’histoire
En poussant l’empire de l’économie aux confins de la terre, ils ont fait de l’homme la plus belle conquête de l’inhumanité. Dès l’instant qu’elle succède aux civilisations de la cueillette, du nomadisme, de la symbiose avec la nature, la civilisation marchande interrompt le processus de création de l’homme par l’homme. Nous lui sommes redevables d’une piste cyclique de neuf à dix mille ans où l’appropriation de biens matériels et spirituels pourchasse une passion de vivre qu’elle épuise et s’interdit d’atteindre. Sa course effrénée passe à côté du seul progrès vraiment appréciable, l’expansion conjuguée des jouissances et des situations qui les affinent.
Ils ont fait la marchandise et la marchandise les a défaits, voilà toute leur histoire. L’économie qu’ils ont produite les a reproduits à son image. Ils ont vécu par représentations et les représentations ont changé, passant du divin au terrestre, des religions aux idéologies, de la pompe à la ruine, pour les abandonner en proie à leurs reflets brisés. Voilà tout leur progrès.
Ils s’enorgueillissent d’avoir, au XX° siècle, jeté à bas les derniers dieux pour promouvoir le culte de l’humanisme. En cela, la marchandise n’a fait que changer d’emballage, elle a pris un aspect plus humain. La sollicitude pour l’homme, la femme et l’enfant garantit sa vente promotionnelle bien mieux, désormais, que la baïonnette du soldat et le crucifix du curé. Oà tout a été vaincu, il ne reste plus qu’à convaincre.
Le progrès
La civilisation marchande a économisé l’homme et fait la déplorable économie d’une mutation vers l’humain. Son triomphe est manifeste, puisqu’elle est partout, sa ruine ne l’est pas moins, car le vivant lui est étranger et le bien-être qu’elle dispense se paie d’un manque à vivre sans cesse croissant.
Le progrès de l’expansion marchande a fonctionné à la façon d’un révélateur, il a précisé jusqu’à la brandir sous le nez des plus myopes la discordance originelle où l’évolution s’est trouvée dévoyée.
Le drame de la séparation ne se joue plus entre la terre et le ciel mais entre la volonté de vivre de chacun et la part de mort qui les gouverne. A l’aube de l’histoire comme à l’aurore quotidienne de la vie, l’humain s’est nié et se nie comme réalité charnelle pour s’ériger en une forme abstraite, pour régner par l’esprit.
Il appartenait à l’intelligence créatrice de l’humanité de transmuter la materia prima de l’animalité. Mais l’intelligence s’est éloignée du corps, elle a engendré des monstres divins et des hybrides terrestres, mi-bêtes, mi-hommes.
Les dieux de l’économie les ont damnés sous couvert de salut, tel le Dieu, particulièrement exemplaire, de la mythologie chhrétienne, qui crucifie son fils pour lui assurer le bien suprême. ce que chacun tue en soi et qui ressuscite en contrefaisant cruellement l’ange, c’est sa bestialité fondamentale, l’exubérance des besoins primaires où se peut seule enraciner la volonté de dépassement.
A mi-chemin de leur destinée, les hommes sont restés pris au piège de leur animalité socialisée. Leur liberté s’est imposé les limites d’un contrat qui règle l’étiage de la bestialité refoulée et de ses défoulements compensatoires. Empêtrés dans les insatisfactions du corps opprimé et de la morosité d’un esprit qui ne peut le contraindre parfaitement, ils traînent une existence sans joie, songeant à s’en défaire par la mort au lieu de faire de la bête la source de l’humain en voie de développement.