Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire
I: Genèse de l'inhumanité
Leur vie se brise au saut du lit comme elle s’est brisée dans l’enfance et aux aurores de l’histoire.
Fin et commencement
A quoi reconnaît-on la fin d’une époque? A ce qu’un présent soudain insupportable condense en peu de temps ce qui fut si malaisément supporté par le passé. De sorte que chacun se convainc sans peine ou qu’il va naître à lui-même dans la naissance d’un monde nouveau, ou qu’il mourra dans l’archaïsme d’une société de moins en moins adaptée au vivant.
Aux premières lueurs de l’aube, une lucidité se fait jour. Elle montre en un instant à quel écartèlement l’histoire de tous et l’enfance d’un seul ont porté le désir d’être humain et l’obligation quotidienne d’y renoncer.
L’exil quotidien
Bien que la journée s’annonce belle, le temps est toujours à la déconvenue. La grisaille du travail ternit l’éclat des jours. Le réveil en fanfare prête à la ronde des heures une raideur militaire. Il faut y aller, quitter l’imprécision de la nuit, répondre à l’appel du devoir comme au coup de sifflet d’un invisible maître.
La morosité matinale plante le décor. Leurs yeux se dessillent sur une symétrie layrinthique de murs. Comment présumer que l’on se trouve d’un côté plutôt que de l’autre, à l’intérieur ou à l’extérieur du ruban de Moebius qui déroule en continuité la rue, l’habitat, l’usine, l’école et le bureau?
Une fois repoussée la couette de rêveries nocturnes, pleines d’errances et de frivolités, la nécessité les cueille au vol pour les traîner vers les allers-retours d’une laborieuse destinée.
La civilisation les étrille. Les voici parés pour le parcours du combattant, prêts à conquérir un monde qui les a conquis depuis longtemps et qu’ils apprennent seulement à quitter les pieds devant.
Sans la diane qui les remet sur le droit chemin, où seraient leur morale, leur philosophie, leur religion, leur Etat, leur société policée, tout ce qui les autorise à mourir graduellement et raisonnablement pour quelque chose?
C’est qu’il faut de la poigne pour les empêcher d’aller où bon leur semble. L’apaisement nocturne a le fâcheux effet de les rendre oublieux. Si l’habitude est, comme ils l’assurent, une seconde nature, il en existe donc une première, heureusement sourde aux injections de la routine. Tiré de son sommeil, en effet, le corps rechigne, il se débat, se cabre, s’étire et tire sa paresse en longueur. La tête a beau insister et s’obstiner, il persiste, le bougre, à n’y aller jamais de bon coeur. Peut-on mieux exprimer le sentiment que, pour emporter son coeur au travail, il faut n’en avoir plus guère?
Sous le soleil et sur l’oreiller, la vague des obligations refoule l’écume des sollicitations voluptueuses. La douceur des draps, l’étreinte d’un bras nu, la présence de l’être aimé, l’envie de flâner par les rues et les champs, tout murmure avec une troublante simplicité: «Prends ton temps ou le temps te prendra… Il n’y a que les plaisirs ou la mort.»
Mais, dressée au calcul rapide, la raison a tôt fait de rameuter le troupeau des contraintes. Au premier temps de réflexion, la grille comptable des horaires s’abaisse, elle obstrue le passage des désirs. Chimères que tout cela!
La journée, dûment quadrillée, met au propre une réalité choisie, certes, mais choisie de mauvais gré, choisie aux dépens d’une autre réalité, celle du corps réclamant à grands cris la liberté de désirer sans fin.
Tout se passe comme s’il n’existait qu’un seul univers, le second se volatilisant dans les brumes d’une puérile féerie. Sous la trépidation des affaires, de l’activité lucrative, la porcelaine des rêves s’émiette. C’est littéralement l’affaire d’un instant.
Le soir rassemble les débris de l’homme au travail. La nuit recolle les désirs que le balai des gestes mécanisés a poussés au rebut. Elle les rajuste tant bien que mal: dix à l’envers pour un à l’endroit, du côté de l’amour s’il en reste.
A l’aube, le scénario se répétera, enrichi des fatigues de la veille. Jusqu’à ce que, jour et nuit confondus, le lit se replie sur un corps définitivement vaincu, ensevelissant dans son linceul une vie qui faillit tant de fois s’éveiller.
C’est ce qu’ils appellent la «dure réalité des choses» ou, avec un cynisme désopilant, la «condition humaine».
Ils passent la semaine à attendre que le travail s’endimanche.
Omniprésence du travail
Enfin la livrée de service du lundi au vendredi les fait aller aux loisirs comme ils vont au labeur. C’est à peine s’ils ne se crachent pas dans les mains avant d’écluser un Pernand-Vergelesses, de battre les galeries du Louvre, de réciter du Baudelaire ou de forniquer sauvagement.
A heures et dates fixes, ils désertent les bureaux, les établis, les comptoirs pour se jeter, avec les mêmes gestes cadencés, dans un temps mesuré, comptabilisé, débité à la pièce, étiqueté de noms qui sonnent comme autant de flacons joyeusement débouchés: week-end, congé, fête, repos, loisir, vacances. Telles sont les libertés que leur paie le travail et qu’ils paient en travaillant.
Ils pratiquent minutieusement l’art de prêter des couleurs à l’ennui, prenant l’aune de la passion au prix de l’exotisme, du litre d’alcool, du gramme de cocaïne, de l’aventure libertine, de la controverse politique. D’un oeil aussi terne qu’averti, ils observent les éphémères cotations de la mode qui draine, de rabais en rabais, l’écoulement promotionnel des robes, des plats cuisinés, des idéologies, des événements et des vedettes sportives, culturelles, électorales, criminelles, journalistiques et affairistes qui en soutiennent l’intérêt.
Ils croient mener une existence et l’existence les mène par les interminables travées d’une usine universelle. Qu’ils lisent, bricolent, dorment, voyagent, méditent ou baisent, ils obéissent le plus souvent au vieux réflexe qui les commande à longueur de jours ouvrables.
Pouvoir et crédit tirent les ficelles. Ont-ils les nerfs tendus à droite? Ils se détendent à gauche et la machine repart. N’importe quoi les console de l’inconsolable. Ce n’est pas sans raison qu’ils ont, des siècles durant, adoré sous le nom de Dieu un marchand d’esclaves qui, n’octroyant au repos qu’un seul jour sur sept, exigeait encore qu’il fût consacré à chanter ses louanges.
Pourtant, le dimance, vers les quatre heures de l’après-midi, ils sentent, ils savent qu’ils sont perdus, qu’ils ont, comme en semaine, laissé à l’aube le meilleur d’eux-mêmes. Qu’ils n’ont pas arrêté de travailler.