Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire
I: Genèse de l'inhumanité
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L’enfant
Ils élèvent l’enfant de la même façon qu’ils se lèvent chaque matin: en renonçant à ce qu’ils aiment.
Aussi longtemps qu’ils se sont obstinés à ignorer leurs secrets désirs, ils n’ont rien daigné savoir de l’enfant. Le souci majeur de guerroyer et de gouverner ne les autorisait guère à se pencher sur un aussi petit sujet.
A y regarder avec la distance des siècles, la vérité est qu’ils se sentaient surtout effrayés par cette vie toujours nouvelle, surgissant du ventre de la femme pour croître et multiplier. Le miroir de leur singularité passée leur envoyait du fond de l’enfance le souvenir confus d’une existence promise à tous les espoirs. Il y avait là une présence embarrassante que le garrot de l’âge adulte n’en finissait pas d’étouffer.
Ils ont haï l’enfant en se haïssant, ils l’ont battu pour son bien, ils l’ont éduqué dans l’impuissance, où ils se trouvaient, d’aimer la vie.
Ils ont propagé l’idée que la vraie naissance était la mort
Misère de la naissance
Alors que l’empire romain imposait son mercantilisme aux confins du monde connu, la mythologie chrétienne a su traduire avec brio l’omniprésence de l’économie. Le Dieu cyclopéen, dont l’oeil unique commandait à l’univers, n’avait pas méconnu l’intérêt d’ordonner le sort de l’enfant selon ses desseins.
Que rapporte la légende du Christ? Qu’il est Dieu fait homme dans une grotte maternelle où règne l’harmonie entre les humains et les bêtes; qu’après avoir reçu au berceau les dons prodigués par trois magiciens du royaume terrestre, il est condamné par son divin père à porter la croix de l’existence, qui lui servira utilement de cercueil, et à franchir la porte du trépas pour percevoir en monnaie céleste le prix de ses épreuves.
Il est Dieu jusqu’à la naissance de Dieu au-delà du tombeau. Entre les deux pôles de la gloire, une vallée de larmes détermine le cours de sa destinée. Ainsi l’enfant, chassé du paradis utéral, apprend àéconomiser sa vie perinde ac cadaver afin d’acquitter le droit de péage d’une survie céleste.
Remplacez l’espoir de s’asseoir à la droite du Seigneur par la promesse d’un bel avenir et vous aurez le destin du nouveau-né depuis que les lumières de la science ont dissipé l’obscurantisme religieux.
Découverte de l’enfant
Le XX° siècle n’a pas guéri de la myopie mais il a rapproché les évidences à deux doigts du nez. La lucidité ne s’en porte pas plus mal. L’enfant non plus, qu’ils ont toujours eu sous les yeux sans le voir vraiment, et qu’ils scrutent maintenant de près, moins par conviction que par force. Leur observation les confronte à ce douloureux et exaltant chevauchement des contraires dans lequel ils naissent et meurent à eux-mêmes chaque matin. L’enfant, qui fut la croix de la conscience adulte, s’est mis à la croisée des chemins comme la clarté d’un choix. D’un choix de civilisation.
L’apprentissage
L’enfant s’ouvre à la vie par la pratique des plaisirs et la pratique des plaisirs lui découvre les abords du monde. Apprendre à jouir des êtres et des choses, telle est la véritable intelligence, en regard de quoi l’intellectualité la plus brillante est la parade des imbéciles, des pauvres en teneur de vie.
Ce n’est pas une idée neuve, mais il y a loin de l’idée au désir, où tout prend vraiment réalité. Le savoir leur monte si traditionnellement à la tête à grands coups de pied aux fesses que la voie du coeur leur fait l’effet d’un détour inutile, d’une perte de temps. Du reste, comment échapper à l’efficacité très particulière du chemin le plus court tant que l’entreprise familiale et scolaire reçoit l’enfant avec un programme d’apprentissage aussi utile aux affaires qu’inutile à la vie?
Pour quelques années encore, l’usage persistera d’arracher l’enfant au dédale des rires et des pleurs, de lui ôter le fil des satisfactions et des insatisfactions qui le guide vers un affinement progressif. Au lieu de le prendre par la main dans le labyrinthe affectif où tant de connaissances gagneraient en clarté et en profondeur, vous le pousserez par où vous êtes passés pour vous perdre, vous l’entraînerez dans un inextricable réseau de conventions morales et sociales, dans un embrouillamini de contraintes et de ruses, dans un écheveau de subtilités également propres à duper les autres et à se duper soi-même.
C’est ainsi que l’univers de la jouissance sombre dans les bas-fonds de l’inconscient. Plus tard, les psychanalystes, découvreurs de continents volontairement engloutis, joueront les pilleurs d’épaves et, ramenant à la surface des objets de désir et de ressentiment, les revendront à leurs propriétaires qui souvent n’en connaissent plus l’usage et gardent le meilleur du lot pour le souvenir.
L’inversion des priorités
Travaille d’abord, tu t’amuseras ensuite! Tel est le leitmotiv aux allures de comptine qui descend de la tête pour rythmer militairement la marche du corps. Telle est, dans son insistance anodine, la rengaine qui orchestre la retraite de l’intelligence naissante. Et assurément, c’est une autre intelligence qui occupera le terrain sous la conduite glacée du labeur, une intelligence où le coeur compte le moins et se pétrifie le mieux.
Ils ont découvert l’enfant en suivant les traces de l’ogre.
L’enfant comme valeur marchande
Leur générosité n’est le plus souvent que l’aumône laissée par le profit à celui qui le sert. N’a-t-il pas suffi, pour que leurs nègres passent de la bestialité au statut d’être humain, qu’ils se fissent acheteurs de frigidaires, de voitures automobiles et de médicaments périmés? Comment le prolétariat s’est-il élevé au droit démocratique de choisir ses maîtres? Certes moins par la prolifération de ses luttes finales qu’en raison d’un marché en quête d’une clientèle massive. L’égalité doit plus qu’il n’y paraît à l’apparition sur toutes les tables de spaghettis surgelés, parfumés à l’ersatz de truffes.
Quand il advint que l’ogre du mercantilisme perçut des signes de lassitude et de satiété parmi les nations africaines et les nomades occidentaux razziant, chéquier au poing, les magasins à rayons multiples, il descendit plus bas dans l’échelle sociale afin de se mettre sous la dent une ultime nourriture.
Dans les années 50, l’enfant n’était rien qui vaille hors de la famille et du fait divers crapuleux; un peu plus qu’un chien, un peu moins que le nègre, le manoeuvre et la femme. La vieille sagesse recommandait de le battre comme monnaie, de le façonner comme l’argile, de le durcir aux cuissons de l’épreuve, de le badigeonner de savoir pour un avenir de potiche lucrative.
Trente ans plus tard, la vente promotionnelle découvre la filière des bons sentiments en disposant les chères petites têtes en abscisse et en ordonnée. C’est à qui leur accordera le bon Dieu sans confession, une carte de crédit, un compte en banque, l’ordinateur et le fast-food, le privilège enfin de parler haut, de décider «en connaissance de cause», d’imposer une option sur le marché planétaire de la consommation.
Pourtant, l’économie, en léchant les fonds de tiroir, risque de se déboîter la mâchoire. Les spécialistes du marketing ont oublié dans leurs calculs que l’ogre succombe inéluctablement sous les coups d’une main innocente. L’offensive marchande a atteint son point d’extrême vulnérabilité en s’approchant de la source de vie.
Le trucage publicitaire qui vieillissait l’enfant en le déguisant en consommateur averti, n’a pas médiocrement contribué à le débarasser de son statut de créature inférieure. Mais pensaient-ils le saisir vraiment, ceux qui n’ayant d’autre horizon que le profit immédiat perçoivent tout par le petit bout de la lorgnette? Supposaient-ils que l’on pût impunément l’élever en conscience pour le rabaisser aussitôt à la débilité grégaire que les consommateurs d’hier s’avisent précisément de prendre en horreur?
Aussi quelle hâte à le confondre avec les chiens d’élevage et les chats d’appartement, même si ceux-ci ont bénéficié avec lui, et à peu près dans le même temps, d’une attention et d’un respect accrus! Etait-il plausible qu’à l’instar des générations passées, un coup de sifflet le fit saliver, partir pour la guerre ou élire un führer?
En outre, c’était compter sans les changements que les progrès de la marchandise ont imprimé aux comportements et aux modes de pensée. A mesure que la tyrannie familiale tombe en désuétude et que la déchéance du patriarcat met fin à la pratique de la contrainte brutale et du mensonge roublard, l’enfant distingue avec à propos cette vérité de l’humain et de l’inhumain qui noue et dénoue les êtres entre eux et que jadis la taloche, le regard noir ou le haussement du sourcil lui faisaient rengainer amèrement.
Sous le gant de velours que la sollicitude mercantile tend vers lui, il a tôt fait de palper la main de fer, articulée pour lui arracher son écot. Louée soit la litanie «Sers-toi, prends ce que tu veux, tu paieras à la sortie»! Rien n’aurait pu le persuader davantage du caractère odieux de tous les marchandages. Rien ne l’aura mieux préparé à propager partout le refus absolu du chantage le plus dévastateur qui fût: «Obéis, sans quoi je ne t’aimerai plus.»
Le regard sur l’enfant éclaire au coeur de l’adulte la présence d’une vie inaccomplie, oscillant entre la naissance et la mort.
La vérité nue de l’économie
Relevant l’échec d’une civilisation qui exile chacun de son propre corps, Picabia constatait: «Ce qui manque le plus aux hommes, c’est ce qu’ils ont: les yeux, les oreilles, le cul.»
Un aveuglement volontaire a prescrit, pendant des siècles, que l’on eût, pour connaître, honnir et admirer le cours du monde, à se méconnaître et à ne s’examiner que pour se mépriser. Si une génération de borgnes succède aujourd’hui à un lignage fondé en cécité mentale, sans doute est-ce moins l’effet d’une mutation de l’intelligence que d’un concours de circonstances où chacun est induit à ne démêler de voie sûre qu’en son expérience immédiate du vécu.
Il n’est plus guère de branches assez hautes pour que s’y puissent pendre ou suspendre les compagnons de la mort. Les systèmes qui gouvernaient la terre au nom du ciel se sont effondrés dans la dérision. Montrez-moi, debout sur son piédestal, une seule de ces valeurs éternelles par quoi les sociétés s’imposaient au respect en se refusant aux vivants!
Quel crédit s’attache encore aux mensonges dont l’énormité souleva, comme une vague, l’enthousiasme et la férocité des prosélytes, soutint les causes également nobles et ignobles, livra aux feux de l’extase et des tourments les hordes de militants fanatisés?
L’économie a cessé de se dissimuler sous les appellations fantasmatiques de Dieu, diable, fatalité, grâce, malédiction, nature, progrès, devoir, nécessité, dont l’affublèrent les époques de crédulité inéluctable. Elle ne s’embarasse plus du jabot libéral ou du bleu de chauffe léniniste; elle se moque de chausser pour quelque grand bond en avant la botte fasciste ou la bottine socialiste. Sa simplicité la dénude, son omniprésence la rend familière et familiale.
Réduite à la dernière nécessité de survivre, elle ramène à un seul la somme de ses mensonges passés: qu’il n’est hors d’elle point de salut pour la survie de l’humanité.
La fin des valeurs
Les vieux principes inculqués aux enfants se sont trouvés bien éreintés par le dépouillement progressif au cours duquel l’empire de la marchandise a révoqué en doute la plupart des valeurs traditionnelles. Foin donc du sacrifice à la patrie, du dévouement à la chose publique, de l’obéissance aux chefs, et foutre aussi de l’insoumission et de la révolte qui leur rendaient raison sur le même registre de haine et de mépris. Place à l’économie sous son vrai nom, qui est Fais-de-l’argent-et-moque-toi-du-reste.
Les années 80 mirent à la mode une manière de franc-parler qui appelait un sou un sou, louait le profit, réhabilitait la combine financière, exaltait le combat de l’agiotateur, haussait le commerce à la gloire du sport. Des équipes de penseurs audacieux restaurèrent la vertu du travail, ranimèrent le dynamisme de l’entreprise privée et ressuscitèrent un esprit capitaliste, bien dépenaillé depuis sa reconversion étatique. Vaine et éphémère prétention.
En moins d’une décennie, les noces de l’affairisme et de l’initiative individuelle n’ont laissé dans la corbeille que la crise boursière, le chômage, la dévaluation et la faillite industrielle; modèle peu encourageant pour des écoliers qu’une politique pédagogique projetait déjà d’enrôler dans la grande armée de l’économie renaissante.
Et comme si l’évidence que l’économie ne reprendrait ni premier ni second souffle les laissait à court d’avenir, ils perçoivent confusément, dans l’enfant et dans leur propre et lointaine enfance, le point d’une existence radicalement autre.
Depuis que leurs petits ont cessé de s’agenouiller devant l’autel des exemples à suivre, parce qu’il n’y avait plus que des grimaces à imiter, ils se demandent eux aussi pourquoi ils devraient renoncer à s’appartenir, pourquoi ils se garderaient d’aborder les êtres et les choses par le seul plaisir qu’ils y prennent. Puisque, après tout, il n’y a plus ni à s’armer pour la guerre, ni à entrer dans la carrière, ni à jouer en Bourse, ni à se jeter dans des compétitions également foireuses, pourquoi se donneraient-ils le ridicule et le désenchantement de répéter par inertie les gestes qui privent de la vie et ne prêtent même plus à quelque profit compensatoire?
Dérision du pouvoir
De tous les partis en déroute sur l’horizon éteint de la politique et des affaires, il ne reste qu’une seule faction active, celle du pouvoir. Elle n’est pas négligeable, car elle tire argument de la mort, mais la mort est en train de perdre le monopole de l’absolue conviction.
Voyez comme les maîtres de la pensée et de l’action ont pris un coup de vieux, maintenant qu’ils ne disposent plus, pour soutenir leurs ambitions, de la perche des religions et des idéologies.
Ils ont voulu calquer leur existence sur l’image télévisée qu’ils livrent à la sarcastique dévotion des foules. Ils croient fasciner encore, ils sont seulement radiographiés, scrutés par l’intérieur, exposés à un diagnostic médical qui les traite tout naturellement en malades. Ils ont beau se rajuster selon les exigences de la mode, la mode s’use à la vitesse accélérée du spectacle. La désuétude les atteint en quelques saisons. Ils jouent les renouveaux qu’ils sont déjà dans l’hiver.
Tant que le discours idéologique embuait le regard des masses, l’oeil ne distinguait pas avec une telle acuité que les célébrités médiatiques fussent à ce point du mécanique collé sur du vivant. Aujourd’hui que le souffle de l’histoire ne gonfle plus de grand air leurs mots vides, leurs gestes calculés manquent leur coup, leurs effets tombent à plat. Ils dévoilent les dessous de leur humanité ratée, exhibant sous leurs traits infatués la face ridée d’un enfant qui ne naîtra jamais.
Chefs d’Etat, de clan, de claque, policiers, patrons, politiciens, ministres, militaires, tribuns, vedettes, bureaucrates et résidus familiers de l’autoritarisme, tous ont, dans la vulgarité qui les caractérise, un polichinelle dans le tiroir, un foetus dans le bocal, un embryon desséché dans le coeur. Plus ils s’acharnent à l’exorciser, plus se révèle au grand jour leur puérilité réprimée.
Ces trépignements de la dignité offensée, ce doigt accusateur, ces pitoyables jérémiades, ce sourire sournois, cette culpabilité agressive, ce mépris du juge en passe d’être jugé, qu’est-ce d’autre que singeries d’enfants brimés, blessures ravivées du passé, maladroitement dissimulées par la gravité et le sérieux de l’adulte responsable?
Voudraient-ils encore que l’on croie en eux? On croirait plus simplement à leur humanité si, renonçant à traiter les hommes comme des morveux abêtis par la gifle et le mensonge, ils choisissaient soudain de préférer l’authenticité vécue aux prestiges dérisoires du paraître; s’ils s’avisaient simplement de renaître à ce qu’ils ont gardé de vivant, si peu que ce soit.
Mais comment apprendra-t-il à vivre, celui qui n’a jamais appris qu’à s’humilier et à dominer les autres?
La maladie est le refuge de l’enfance blessée
Les époques révolues proposaient une grande diversité d’occasion où le ressentiment d’une enfance déchirée n’avait que le choix de s’exercer. Casser du nègre, du bourgeois, du prolétaire, de l’ennemi hériditaire ou de la femelle au foyer suffisait ordinairement à endiguer la rage et la morosité qu’entretenait à l’état endémique une existence gangrénée de désirs pourrissants.
Les exutoires sont venus à manquer avec la déperdition croissante des grandes causes où leur civilisation trouvait son compte. Ils ont mis près d’un siècle à admettre que, pour une bonne part, le mal qui leur taraudait le ventre, le coeur ou la tête procédait moins de hasards de la maladie que d’une enfance sur laquelle ils avaient brutalement claqué la porte de l’âge adulte et qui frappait partout en s’étouffant.
Accoutumés à tout prendre et entreprendre par le biais du négatif, ils éprouvèrent de l’horreur à la pensée de porter la vie en eux. L’affolement les traîna de divans psychanalytiques en salles d’opérations chirurgicales. La hâte de se délivrer d’une présence pénétrée de désirs les fécondait d’une semence de mort, d’une vitalité proliférant à revers, d’une panique cellulaire, d’une fuite à reculons où l’organisme se faisait crabe, devenait cancer.
La fin du XX° siècle a mené à un désarroi dont porte témoignage la multiplication des maladies de survie. Depuis la guerre, la révolution, l’émeute, le meurtre légalisé n’offrent plus à l’inclination suicidaire le prétexte qu’elle attendait, le choix de la mort est devenu pour beaucoup comme un passe-temps quotidien. Ils se gâtent les sangs chaque matin en prenant le chemin du travail, ils ravalent leurs désirs à longueur de journée, remisent leur exubérance au placard, tordent le cou aux vivacités de l’enfance et brisent leur ligne de vie à l’endroit exact où la passion l’eût prolongée. La conscience générale y a au moins gagné une précision: il n’existe plus dans la partition du monde et de l’individu qu’une seule et même frontière, elle délimite avec une netteté accrue la zone où s’exerce le parti pris de la mort et les lieux propices à la naissance d’un style de vie.
Renaissance de l’enfant
Ils sont plus qu’on ne croit à renouer avec leur enfance, non l’enfance que tuent les gestes mécaniques et qui s’autopsie sur le divan du psychanalyste, mais celle qui revient à l’appel du désir.
Aux enfants, les leurs ou ceux des autres, ils empruntent volontiers un savoir, qui leur est d’un grand secours pour l’approche confiante d’une vie enfin acceptée dans son exubérance. Rien ne les prépare mieux à déjouer les ruses de la maladie, à révoquer surtout l’impression lancinante qu’une vie ratée n’a d’autre espérance qu’en une mort réussie, c’est-à-dire hâtée par les alcooliques dérélictions du bon vivant.
Bien que l’ordre familial demeure dans leurs attributions et qu’ils soient en devoir de l’assurer bon gré mal gré, ils répugnent le plus souvent à perpétrer sur l’enfant l’assassinat feutré dont ils furent, en leurs jeunes années, les très ordinaires victimes. Les pères et les mères se sont départis de la morgue que la tyrannie patriarcale leur imposait jadis en héritage. Ils répriment mollement, rossent peu et plutôt par maladresse, s’égosillent moins, débattent et palabrent davantage. Surtout, ils ont changé d’attitude en une matière particulièrement délicate: ils accordent désormais sans réticence ni réserve une affection qui avait toujours été l’objet d’un chantage à la protection et à la soumission.
L’enfant a senti s’émousser l’aiguillon de la contrainte imbécile, il y a gagné l’avantage d’aller plus commodément où le désir le pousse et d’exprimer à haute voix les mots que la nature murmure partout. Parmi ceux qui s’instituèrent ses maîtres et ne maîtrisèrent jamais que leur propre agonie, il réveille inopinément un appétit de vivre que les manigances du travail avaient plongé en léthargie.
N’est-ce pas merveille que de le voir papillonner à plaisir, s’emparer du bonheur dès qu’il passe à portée de la main, solliciter avec les ressources de l’ingéniosité le retour des moments heureux? La réalité qu’il révèle est le centre d’un labyrinthe où se perdent tant de manoeuvres habiles, tant de rodomontades et de faux-fuyants. C’est l’authenticité, l’accord sans cesse recréé du corps et des désirs qui l’affinent. L’infantilisme agressif et le gâtisme plaintif des adultes n’en fut jamais que le mensonge, le «puéril revers des êtres».
L’enfant enseigne spontanément à ouvrir sans cesse les yeux pour la première fois, à distinguer la couleur d’un feuillage, à lire un paysage, à comprendre le langage des oiseaux, à saisir la grâce d’un instant — à le saisir non plus avec ce regard passé au fil de la cognée, plissé sur la mire d’un fusil, pincé par la pensée de l’éphémère et de la mort. Et c’est encore par l’enfant intérieur qu’il est donné à chacun de laisser monter en soi la sève printannière des arbres, l’ardeur sauvage des bêtes, la volupté d’une présence amoureuse d’où rien ne peut naître que d’aimable.
Etrange et imparfaite alchimie amoureuse qui, en deux transmutations successives, conçoit et fait naître l’enfant sans jamais atteindre à la troisième, où l’humanité eût pris sur elle de se créer en créant le monde.
La création falsifiée
L’acte créateur par excellence, n’est-ce pas l’étreinte de l’homme et de la femme engendrant la vie dans le matras maternel? Fallait-il qu’ils aient honte et de l’amour et de la vie pour imputer à un Dieu céleste et désincarné l’opération la plus terrestre et l’alchimie la plus charnelle? Quel mépris de la jouissance que les amants prennent en se prenant, quel dédain du bonheur où les corps se confondent pour se féconder — qu’un enfant naisse ou non du privilège de l’union! A-t-on jamais vu plus bel hommage de la virilité patriarcale à l’impuissance consentie?
De quelle imagination désaxée ont-ils tiré que le seul et vrai créateur de l’univers fût un Esprit, une semence de néant? N’a-t-il pas fallu pour fonder un tel non-sens que la nécessité de travailler entraîne l’incapacité de créer, que le pouvoir châtre du plaisir de s’appartenir, que l’expansion de la marchandise se substitue à l’expansion de la nature humaine?
Il n’y a d’autre genèse de l’humanité et de l’inhumanité qu’en l’homme qui s’est créé de la terre et se détruit au nom du ciel.
L’évolution interrompue
Leurs hommes de science admirent qu’en un raccourci de neuf mois l’embryon humain réitère, en passant de la conception à la naissance, le cheminement millénaire qui fit de la créature aquatique un mammifère terrestre. La suite leur fournirait plutôt des raisons de s’étonner. D’un si grand bond de l’existence thalassique à la conquête de la terre n’était-il pas légitime d’espérer une évolution de nature similaire où l’espèce humaine s’affirmerait comme dépassement de l’espèce animale?
Quelque chose s’est apparemment détraqué en cours de route. Il n’y a pas eu de miracle humain. L’espèce animale s’est seulement perfectionnée et socialisée en se dénaturant. Le génie de l’homme s’empare de l’univers avec une technicité qui ne lui obéit pas et stérilise partout la vie. Le phénomène méritait davantage que les contorsions métaphysiques qui s’emploient à le justifier en fait comme unique forme d’évolution possible. Il est vrai que les savants, jugeant de la vie sur terre par leur propre façon de vivre, la tiennent le plus souvent en piètre estime.