Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire
I: Genèse de l'inhumanité
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Le cercle agraire
L’agriculture fixe leur civilisation dans l’immobilisme d’un cercle dont le commerce en expansion accroît sans cesse le rayon.
La formation d’un domaine agricole les a entourés d’un rempart qui tout à la fois les protégeait et les emprisonnait. Le sillon qui cerne leur champ de culture et d’occupation les abrite et les environne d’un danger constant. Ils ont beau reculer les frontières, creuser en profondeur le sous-sol exploitable, hausser leur toit à l’infini du dôme céleste, l’acte d’appropriation d’un dieu, d’un maître, de l’esprit qui les saisait par la tête, les enserre à jamais dans un espace mesquin. Ils tourneront en rond selon la longueur de chaîne que leur accordent l’économie de leur fonction et leur fonction économique: développer l’exploitation de la terre et échanger les biens produits.
Comment verrait-on rien de neuf sous le soleil puisque tout se souille et se lave, se mêle et se démêle dans la contenance d’un même baquet, fût-il à la dimension d’un village, d’un Etat, d’un empire, d’un continent, de la planète, voire des galaxies colonisées à perte d’ennui par l’invariable souci de gagner de l’argent, d’asseoir un pouvoir et de conquérir marchés et territoires?
La terreur du dehors et du dedans
Au-delà des frontières définissant la propriété commence le pays qui n’appartient à personne, le pays de la nature inorganisée, un chaos sauvage et hostile aux yeux des premiers laboureurs. Comme on comprend que la communauté paysanne rivée au sol qu’elle ensemence se recroqueville dans sa coquille, se ramasse derrière ses fossés et ses murailles dans l’attente apeurée d’une intrusion. Sa présence n’est-elle pas une insulte et un défi à la liberté naturelle des errants?
Il n’est pas une pierre du rempart érigé par la société agraire qui n’incite à l’invasion des nomades, qui ne sollicite le raz de marée du dehors, qui, cimentée par la civilisation de l’esprit, n’invoque l’horreur et l’attrait de la barberie animale, l’apocalypse venue de la bête.
Au reste, ce camp retranché, opposant sa barrière insolite au va-et-vient des cueilleurs-chasseurs, qu’était-ce d’autre pour les nomades qu’une provende à recueillir, un bien à glaner? Ainsi la cueillette tourna-t-elle au pillage et le migrateur à l’expropriateur, c’est-à-dire au propriétaire en puissance.
Les hordes s’enragèrent des entraves au libre déplacement, celles qui ne furent pas détruites conquirent les villages et s’y emprisonnèrent à leur tour. Telle fut la fin des civilisations antérieures au néolithique, des civilisations sans économie souveraine.
La sédentarisation a figé les comportements dans la routine du sillon. Le changement y fait figure de menace et l’immuable de sécurité. La répétition apaisante des gestes saisonniers boucle un temps qui revient sur lui-même, sécrète une pensée cyclique, la redondance du mythe.
Mais aussi, quelle frustration que l’immobilité contrainte, que la herse abaissée sur le droit d’entrer ou de sortir! D’autant qu’à l’intérieur s’élève une seconde enceinte: la présence invisible des lois qui arment les maîtres et désarment les esclaves; tandis que le corps lui-même se caparaçonne à la manière des citadelles, se durcit dans l’artifice d’une enveloppe foetale et flétrie qui le protège et l’emprisonne. Etonnez-vous après cela de l’agressivité et de la cruauté qui, au témoignage unanime des historiens, signalent l’apparition des villages néolithiques et des cités-Etats.
La nature est le mal
L’exploitation du sol et du sous-sol a dressé un rempart entre l’homme et la nature, c’est-à-dire contre lui-même en tant que nature issue d’un milieu naturel. La tradition de l’antiphysis n’a pas d’autre origine.
En société patriarcale, la nature partage le sort de la femme et de la classe dominée. Elle est admirable de loin. Brise-t-elle dans la fureur de ses éléments déchaînés le joug qui la contraint? C’est une force hostile, meurtrière, monstrueuse, un péril pour la civilisation. Se laisse-t-elle déchirer et violer par l’araire, engrosser et spolier par la rentabilité, subjuguer par la pensée? Elle mérite la condescendance du maître.
Insoumise au-dehors, esclave au-dedans, il faut, à tout instant, la tenir à l’oeil du haut des murailles protectrices. L’esprit redoute les exigences de la chair, l’exploiteur la révolte des exploités, le propriétaire l’expropriation.
Pour avoir renoncé à une liberté aléatoire mais qui contenait en germe la création d’un destin humain et d’une nature humanisée, ils n’ont de sécurité que dans la peur des dieux, dans une protection foetale artificiellement prolongée, dans un enclos contre nature où l’économie les châtre et les étouffe. La paix n’est pour eux qu’une guerre essoufflée.
C’est bien illusoirement que l’ingéniosité de leurs techniques les grandit. A l’aune de l’humain, ce ne sont que de petits hommes débiles, incapables de rien produire qui ne pousse plus avant l’inhumanité et la dénaturation, dignes émules de ces dieux qu’ils engendrèrent en accouplant l’impuissance à vivre et la rage de dominer.
Privée ou collective, l’économie déshumanise pareillement
Pas de clôture qui n’appelle la rupture, pas de propriété qui n’excite l’avidité des exclus, pas d’interdit qui n’incite à la transgression. C’est ce qu’exprime leur vieux dicton «Qui terre a, guerre a.»
Dès l’instant que le droit de propriété enserre le moindre lopin de terre entre ses pinces technocratiques et lucratives, la gratuité naturelle est mise en pièces et vendues à l’encan. L’eau pour irriguer, le sol à fertiliser, l’habitat, l’errance, l’air même, tout prête à intérêt, tout se paie et est payé en retour tandis que haine, frustration, agressivité font cortège aux moeurs d’usuriers.
Et qu’y aurait-il de changé à ce que la propriété des champs, des usines, des moyens de production fût collective plutôt que privée? Entre les mains de tous au lieu de quelques-uns la gratuité naturelle n’en serait-elle pas moins niée et saccagée par les mêmes privilèges de l’économie? La pollution du rentable a-t-elle de moindres effets sous les auspices du collectivisme que sous la coupe du capitalisme monopolistique?
L’immobilisme agraire
Deux piliers fondent les assises de leur civilisation: l’agriculture et le commerce. Ce sont les deux piliers d’un temple, car si profondément qu’on les sache implantés en terre, ils ont toujours nourri l’illusion de procéder de quelque édifice céleste, dont le mystère ne se dissipera que tardivement.
En se refermant sur l’homme et sur la société, le sillon de la structure agraire enferme en l’un et l’autre le ferment d’une peur endémique. C’est la peur de sortir des sentiers battus, de s’écarter de la routine, d’aller au-delà du préjugé et de la coutume, de s’engager du mauvais côté de la barrière, de perdre son bien, sa place, ses habitudes.
Là se creuse un lit de repos inlassablement souffreteux que hantent les cauchemars de l’immobilité: les mythes, les dogmes religieux, les idéologies réactionnaires, le refus de changer et de progresser, la haine et la terreur de l’étranger, le nationalisme, le racisme, le despotisme bureaucratique, la férocité des crimes et des châtiments, le fanatisme, la frénésie de détruire et de se détruire.
La bestialité s’y prend au piège d’une société en forme de ghetto, d’une société repliée sur elle-même dans une carapace obsidionale, protectionniste, musculaire, foetale, d’une société rigide, qui engendre le culte de la virilité patriarcale et se perpétue jusque dans la modernité de pays industrialisés tels que l’URSS stalinienne, la Chine maoù¯ste, l’Allemagne nazie, les Etats-Unis, où l’impact de 1789 n’a pas brisé l’encerclement des consciences et la chaîne des comportements immuables.
La mobilité marchande
Autant l’exploitation du sol s’enracine dans la fixité d’un éternel retour, autant le commerce — c’est-à-dire l’échange étalonné des biens produits par le travail — engendre la mobilité, introduit le changement, conduit à l’ouverture. Franchissant les remparts familiers et les frontières connues, il s’aventure dans les régions sauvages, il explore la nature inviolée, il implante de plus en plus loin ces têtes de pont de la civilisation que sont les comptoirs et les marchés. Il est le bras que n’oserait allonger vers d’autres territoires la pusillanimité d’un régime engoncé dans une économie strictement agricole. Il est l’aile conquérante déplaçant vers d’autres horizons la pesanteur, d’une culture emmuraillée. Ainsi brise-t-il, sans l’abolir, le cercle de l’invariance paysanne.
Extirpant l’homme de sa coquille, il le propulse plus avant avec le dynamisme de l’intérêt, il lui prête une plus vaste maison, qui est l’univers à conquérir. Son insatiable avidité l’incite à creuser plus profondément le sous-sol pour arracher une quintessence de profit à la pierre, au charbon, au minerai, au pétrole, à l’uranium. ce faisant, il creuse aussi l’intérieur de l’homme afin qu’aucune machine ne soit étrangère à l’intimité de la pensée et de la chair. L’audace, l’inventivité, le progrès, l’humanisme naissent dans son sillage.
Pourtant, les plus hardis périples bouclent à leur tour le cycle du repli. Les bateaux en partance reviennent au port, la loi du gain règne à l’arrivée comme au départ. Aventurier, pionnier, chercheur, fabricant de chimères, prophète ou révolutionnaire n’empruntent aucun couloir, si insolite soit-il, qui ne débouche sur un comptoir de vente.