Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire
III: La materia prima et l’alchimie du moi
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L’alchimie du moi
L’alchimie du moi est la création consciente de la destinée individuelle.
La rationalité inhérente à la pratique mercantile a rejeté l’alchimie traditionnelle dans une nuit où elle a longtemps brillé des feux d’une science secrète. Pourtant son langage parallèle et ses opérations se sont le plus souvent bornés à transposer le processus économique dans un champ de cohérence où le sel de la terre engendre l’or et l’esprit céleste. Quand ils ne cherchaient pas à s’enrichir, les alchimistes du passé ambitionnaient la puissance qui commande aux êtres et aux choses (à l’exception des plus discrets, qui abordèrent sans doute aux rives d’une réalité autre).
L’alchimie dénaturée
En un sens, particulièrement vulgaire, l’alchimie se trouve aujourd’hui en état de réalisation permanente. La transmutation du plomb en or et de la matière libidinale en intellectualité s’effectue désormais par un traitement hygiénique de l’ordure et de l’excrément que l’opération dite de marketing épure, approprie à la consommation et transforme en un chiffre d’affaires. Ce qui reste du Grand-Oeuvre s’est ramassé dans un produit promotionnel de haute valeur d’échange et de qualité nulle.
Un sort si dérisoire ne suffit pas à réhabiliter l’oeuvre du docteur Faust, qui entérine la dissociation du corps et de l’esprit, telle que l’impose la dualité du travail manuel et intellectuel. Ce qui est ainsi nié, c’est une alchimie naturelle du corps, spontanément et originellement fondée par la conception de l’enfant dans le matras maternel et que l’ardeur amoureuse fait naître au monde pour cette universelle transmutation qu’est la réalisation de l’humain.
Un préjugé toujours en honneur soutient que chacun tire sur la comète des plans de réussite et de bonheur que les dieux de la fatalité déjouent malignement. Nous savons qu’une telle fatalité n’existe pas en dehors d’un ordre de choses séculairement imposé à la terre et aux hommes; un ordre de choses maintenant si désuet et si fragile qu’il ne se maintient plus qu’à la faveur d’une obédience résignée, par l’inertie des moeurs et des comportements acquis machinalement.
La rupture entre ce que le vivant décide envers et contre tout et l’économie qui décide pour lui a définitivement perdu le mystère où elle se perpétuait sous couvert de malédiction éternelle. L’alchimie de la création et de la jouissance de soi a été entravée et inversée par une civilisation où le travail gouverne les plaisirs. Chaque fois qu’il accouche du producteur, l’être humain s’interdit de naître à lui-même.
Telle est la banalité d’une alchimie involutive: notre propre substance vivante se transforme en matière morte, au prix — comble d’ironie — des plus grands efforts.
Le traitement du négatif est la dissolution quotidienne du cadavre dans le chaudron des jouissances.
Le traitement du négatif
L’expression «broyer du noir», qui se marie si bien au bilan et à l’examen critique d’un monde programmé pour dépérir, traduit exactement la finalité négative d’une existence enfiévrée par l’argent, prise au piège d’une enfance morte, au milieu de ses désirs pourrissants.
Comme en toute alchimie, ce qui est au-dedans est aussi au-dehors. Une humeur bilieuse aigrit le teint tandis que les fumées nocives éteignent l’irisation des forêts; le cancer englobe l’arbre et le bûcheron. L’amertume et l’agressivité ont souillé de telle sorte les gestes et les pensées que la nature passe parfois pour répondre par une manière de réplique impitoyable à son pillage organisé, comme si elle s’ébrouait, en soubresauts de catastrophes écologiques, d’une vermine assez stupide pour préférer à la vie le profit qui la pollue. Saisi sous l’angle de l’économie irrémédiablement dominante, l’individu, la société, la terre sécrètent un unanime esprit de mort. En l’occurrence, la phase négative ne prend pas, comme dans l’alchimie traditionnelle, le sens d’une fermentation d’où sortira la positivité de la pierre philosophale. Ce sont seulement des états poisseux suscitant partout la «poisse», fabriquant au coeur de la planète et de l’homme une identique vocation du malheur.
A l’orientation qu’ils prêtent le plus fréquemment à leurs rêveries, à leurs prédictions, à leurs prophéties, on peut juger des intentions que nourrissent envers eux-mêmes ceux qui s’appellent complaisamment «mortels». De ces scénarios qui à tout instant s’élaborent dans l’esprit, combien ne vont pas au pire, combien ne misent pas principalement sur les cartes de l’échec et de la déconvenue? Et s’il arrive qu’un débordement soudain d’optimisme leur fasse entrevoir l’heureuse issue d’une entreprise, c’est avec une réserve certaine, une intime réticence. Il est rare que le coeur fasse le poids pour contrebalancer l’infortune irrémissiblement supputée.
Croire aux présages, bons ou mauvais, comme signes d’une quelconque fatalité, n’est-ce pas déjà abdiquer devant le grand incontrôlable et s’acheminer vers un déclin? Car il est bien vrai que se disposer à tant de désenchantements ne tourne pas les événements dans un sens qui vous soit favorable.
Nous qui désirons sans fin
Y a-t-il de la présomption à estimer qu’une énergie qui concourt à la destruction conjointe du moi et du monde peut en quelque sorte pivoter sur elle-même et prendre avec la même fermeté et avec plus d’agrément la direction de la vie à créer? J’ai le sentiment qu’à rêver intensément d’un bonheur qui me comblerait, il se mêle à mon désir une façon d’aller de soi qui le favorise, une manière de es muss sein arraché aux dieux et rendu à l’attraction universelle du vivant, une fatalité où le tourbillon des plaisirs et des déplaisirs entre dans les effervescences de la vie et jamais dans la fatalité des jouissances mortes. Là, nulle place pour la fatuité, la réussite, l’échec, la compétition.
Pourtant, rien n’est plus malaisé que ce retour sur soi et à soi dans lequel le monde inversé se renverse. Je sais trop combien le goù»t de vivre est mis sans cesse en demeure de faiblir et d’abdiquer pour négliger l’importance que devra revêtir dans les années à venir l’apprentissage de l’enfant selon le principe du plaisir.
L’attention qui s’attache aux jouissances de chaque instant nourrit plus sûrement la volonté de vivre que toutes les objurgations de l’intellectualité. Ne percevoir dans les circonstances que les agréments que l’on y peut cueillir instaure une priorité où l’omniprésence du travail disparaît, où sa nécessité se réduit à un ensemble de gestes mécaniques accomplis sans qu’il soit besoin de s’y jeter à corps perdu. Si le coeur est ailleurs que dans sa perdition, il a de quoi se sauver et sauver ce qui est le coeur de la vie: l’exercice du plaisir où l’on s’obstine à désirer sans fin, quelque obstacle et revers qui s’y puissent opposer.
L’épreuve est le temps d’éclosion des jouissances
L’affinement des désirs comporte des épreuves qui ne laissent pas d’évoquer, dans le courant courtois, les prouesses du chevalier pour l’amour de sa dame. Encore faut-il dépouiller l’épreuve du sens économique que lui prête l’esprit chevaleresque. La vérité passionnelle n’exige aucune preuve de bravoure ou de mérite particulier; surtout, elle exclut le renoncement, le sacrifice et cette répudiation de soi par laquelle le chevalier servant accède au pouvoir, au salut de l’âme, à la pureté spirituelle que l’amante paie de ses faveurs.
Autant la patience est odieuse dans la résignation et le goù»t de la souffrance, autant elle découvre sa nature positive dans la quête des jouissances et des désirs affinés. Les obstacles y sont à la manière du rocher pour la saxifrage quelque chose qui se brise, se contourne, s’englobe, se digère, devient un élément de la passion. La patience décante la violence du désir, l’affine et la renforce dans le sentiment d’une irrésistible progression. C’est l’apprentissage de chaque instant que d’éviter de changer en désir refoulé un désir en suspens. L’épreuve est l’inévitable dragon du négatif sorti des profondeurs du moi et que l’absence et l’ignorance de toute peur amadouent et transforment en appréciable compagnon. Ainsi l’être de désirs restitue à la réalité de la vie la vieille imagerie du chevalier errant seul entre le diable et la mort.
L’affinement pulsionnel, base d’une société nouvelle
Il n’y a que le fil des plaisirs tramant le quotidien qui vienne à bout du négatif comme l’araignée de la mouche.
Il ne s’agit pas de renoncer aux conforts et agréments que la marché du bien-être met à la disposition de quiconque se résigne à les payer et à subir ainsi l’inconfort de se sacrifier pour se satisfaire. Il s’agit plutôt de ne renoncer jamais, et de dépasser l’insatisfaction du plaisir consommable en créant les conditions d’une gratuité naturelle.
L’enseignement de Fourier garde ici valeur exemplaire. La réalité économique est son point de départ. Il ne condamne pas la nature dénaturée des passions, il part de leur état dégradé pour aboutir par la seule dynamique du plaisir à l’émancipation des jouissances entravées. Il part de l’économie pour la mener non à la destruction mais à la dissolution.
Ralliés au système phalanstérien, les riches y conservent leur argent, leurs privilèges, leur rang. Ils n’abandonnent rien de leurs prérogatives sociales, mais quoi, la table, la compagnie, les passions des pauvres ne le cèdent aux leurs ni en délicatessse ni en voluptés. Ceux-ci manifestent de surcroît plus de naturel, ils sont moins raides, moins compassés dans leurs allures. Peu à peu, donc, les distinctions disparaissent, la hiérarchie s’efface. Devenue souveraine, la quête d’une harmonie passionnelle fonde sur la dialectique des accords et des discords, des affections et des désaffections, des sympathies et des antipathies, des relations sociales radicalement nouvelles.
Fourier avait formé le projet de dissoudre les fonctions et les rôles dans la prédilection des jouissances. Son propos a comme seul inconvénient de naître dans un temps où le grand bond en avant de l’économie nourrissait l’illusion d’un bonheur imminent pour tous. Le développement capitaliste laissait entrevoir, comme le point du jour dans la nuit infernale de la production, une société de bien-être où le progrès technique pourvoirait aux besoins et inaugurerait le paradis sur terre.
L’espoir, parfaitement raisonnable, d’un empire marchand où le producteur s’arrogerait le droit de consommer les fruits de son travail tonitruait d’un prophétisme mieux accordé aux luttes sociales et à l’économie que la clairon phalanstérien rameutant les passions avec les accents d’un certain caporalisme et une fougue somme toute bien mécanique.
Il a fallu que se réalise enfin, dans la seconde moitié du XX° siècle, l’utopie du bien-être, imaginée par les penseurs promothéens de l’essor capitaliste, pour que l’on s’avisât que le paradis des consommateurs était un mouroir climatisé, suintant l’ennui, l’angoisse et l’insatisfaction.
Le mouvement de Mai 1968 n’a pas seulement contresigné l’acte de faillite de l’économie et du bonheur à crédit, il a principalement porté à la conscience que le minimum vital — le droit pour tous de se nourrir, de s’exprimer, de se déplacer, de communiquer, de créer, d’aimer — ne constituait pas le but final de l’humanité mais son point de départ, la matière première d’un dépassement sans lequel il n’y a de société qu’inhumaine.
La transmutation du moi contient la transmutation du monde.
Chaque individu est la terre entière avec ses désastres et ses prospérités, ses massacres et ses naissances, ses guerres et ses havres de paix, ses saisons, ses climats, ses intempéries, ses cyclones, ses secousses sismiques, ses zones humides, sèches, froides, caniculaires, tempérées.
Y a-t-il savoir plus précieux qu’en la volonté de disposer de soi en disposant les circonstances en sa propre faveur? Se sentir en accord avec tout ce qui vit permet le plus sûrement d’apprendre à détourner les effets de la mort. Il en va du négatif comme de l’orage, si bien approprié par le génie huamin qu’un paratonnerre en épuise le danger, que son modèle a inspiré l’arc électrique et que son énergie entrera quelque jour dans les circuits de la gratuité naturelle.
Le magma d’une vie partout présente se découvre et se recrée par-delà le morcellement des catégories économiques qui en firent leur profit. Sottement imputée aux dieux et à Dieu, l’ubiquité du vivant renaît dans la nouvelle symbiose où l’individu fonde sur la jouissance l’unité de la nature humaine et de la nature terrestre. Glissant du ciel à la terre, le centre de l’univers a suivi le mouvement de l’économie céleste à l’économie terrestre; s’il se situe désormais au coeur de l’individu en voie d’émancipation, c’est qu’une mutation s’opère, assurant la souveraineté croissante de la jouissance sur l’économie, de la création sur le travail, de l’affection sur le profit, de la volonté de vivre sur la volonté de puissance, de l’unité psychosomatique sur le corps séparé, de la nature vivante sur la nature exploitée, de la gratuité sur l’échange.
Pour la première fois dans l’histoire, le salut de la nature repose sur la volonté de vivre individuelle: la jouissance de chacun détermine, au gré d’une quête incessante, la création du monde comme totalité des jouissances à créer.
L’alchimie du moi n’est rien d’autre que l’obstination à désirer sans fin, le jeu de la satisfaction et de l’insatiable frappant de caducité la vieille malédiction du sacrifice et du renoncement.
Des plaisirs auxquels j’aspire, beaucoup ne se réaliseront pas; pourtant, je persiste à les vouloir sans trêve, et je puise dans l’exaucement de quelques-uns la force qui nourrit tous les autres. J’ai le sentiment que, ici même et sans l’atermoiement qui fait les destinées amères, l’être de désir s’arroge lentement la puissance de supplanter l’être économique.
Peu m’importe que l’avenir me donne tort ou raison. J’aurai fondé ma ligne de vie non sur ce qui la défait mais sur une ligne de coeur qui, du plaisir recueilli au plaisir ensemencé, dessine un paysage luxuriant, le seul en somme où je me sente enfin présent.
16 octobre 1989