Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire

III: La materia prima et l’alchimie du moi

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Primauté de l’amour

L’amour offre le seul modèle qui soit d’un accomplissement humain.

Il n’est aucun moment dans l’histoire où la nature ait été menée à si grande dénaturation et aucun où se soit élevée une aussi ferme volonté de la recréer en la dépouillant de ce qui l’asservit.

Stimulées par la conquête marchande, les sciences ont éclairé une face de la terre en plongeant l’autre dans la nuit et l’ignorance. Tant de vérités ont roulé de marées en marées que dans les ports obstrués rouillent les bateaux en partance. Tous les voyages ont tourné court dans le seul décor changeant des criques encrassées.

Connaître désormais n’est plus rien si nous n’y accédons d’abord par la jouissance de soi, qui en est la clé. Il n’y a pas de savoir qui vaille sans la conscience de l’amour et pas d’amour qui s’apprenne sans l’amour de la vie.

L’amour est inconciliable avec l’économie

De même que la vie étudiée communément n’est pas la vie mais sa forme économisée — une durée essentielle nommée survie -, de même l’amour ne peut-il se confondre plus longtemps avec les mécanismes qui l’ont conditionné jusqu’à passer pour sa substance.

La débâcle du patriarcat, puis du féminisme, qui avait brièvement comblé la vacance de pouvoir, a dégagé l’affectif d’un ensemble de fonctions qui en corrompaient le sens et le charme: l’échange des droits et des devoirs, le calcul des pertes et profits, la lutte du fort et du faible, la concurrence qui régit la guerre et la paix des ménages, l’entreprise familiale menée au pas de la réussite financière. Une ligne de démarcation s’est tracée, avec une précision accrue, entre les hauts lieux du coeur et les territoires sous contrôle de l’esprit mercantile.

Ce que les amants font en affaires les défait de l’amour. L’appropriation jalouse du partenaire, la femme traitée en ville conquise, l’engrenage conjugal des frustrations et de l’agressivité, l’assouvissement hygiénique du génital, le discrédit de la tendresse tenue pour un accès de faiblesse, d’infantilisme, de maladie ou de folie, autant de traits archaïques auxquels le parti pris de la vie se refuse à identifier la passion amoureuse. C’est une heureuse banalité que cette évidence qui, paradoxalement, n’allait pas de soi: l’amour devient lucidité depuis qu’il ne se laisse plus aveugler.

La dislocation de la famille traditionnelle le confirme, qui dorénavant échoue à amalgamer l’affection naturellement portée aux enfants et l’ignoble marchandage où l’amour s’échange contre la soumission, où la protection s’érige en pouvoir, où la naissance de l’homme à venir ajoute à la production un futur travailleur.

L’idéologie de la tendresse

Eloge et dérision de la marchandise: tandis qu’une conscience nouvelle dénonce l’imposture de l’amour sans l’amour, le marché de valeurs matérielles et spirituelles inaugure ses boutiques sous l’enseigne de la tendresse, il «promotionne» les douceurs de l’âme et le voluptueux agrément à la seule fin de célébrer les bienfaits du socialisme et du papier de toilette.

Le Bouc émissaire, Prométhée, le Christ avaient fourni sa première propagande illustrée au corps sacrifié au travail, au corps désincarné pour raison de rentabilité. L’image publicitaire de l’amour en propose aujourd’hui la dernière version. La castration du désir n’a changé que de forme.

Pourtant, l’ultime abstraction du vivant côtoie de trop près les passions qu’elle parodie et récupère, elle ne résistera pas longtemps à la volonté d’authenticité qui renaît en chacun comme une enfance à parfaire; même si la peur du sida entretient pour un temps les spectaculaires vertus d’une sexualité sans corps et perpétue sous le regard d’un Christ ithyphallique et séropositif l’ancestrale peur d’aimer.

Le péché originel

La peur d’aimer est une peur de vivre. Elle procède de l’interdit promulgué par la civilisation marchande sur la gratuité des jouissances. Il ne faut pas que l’amour se donne si ce n’est en se sacrifiant, en se damnant dans le corps et avec le corps pour être sauvé dans et par l’esprit. Le ridicule conflit de l’angélisme et du charnel l’a si bien engorgé de terreurs et de frustrations qu’il commence à peine à ne plus osciller entre la chasteté et le viol, à quoi s’est le plus souvent réduit son déplorable mouvement.

Il a été le mal incarné dans la faute originelle, dans la femme, dans la haine meurtrière de soi, dans les sorcelleries de la liberté naturelle. Ce qui s’illustre dans la peste sidaïque, c’est la dernière condamnation de l’amour, et je ne pressens pour en effacer l’outrage et les effets que la force d’un amour rejetant définitivement le cortège de ses juges et de ses culpabilités.

Il n’y a pas d’amour des autres sans l’amour de soi.

Gratuité naturelle de l’amour

L’amour est la plus simple des relations humaines, c’est pourquoi tout a été mis en oeuvre pour la compliquer et la dénaturer. A mesure que la force de vie rechigne aujourd’hui à se transformer en force de travail, une simplicité nouvelle restaure l’amour dans son droit d’absolue souveraineté. Le progrès technique a produit tant d’inventions qui n’ont jamais fait progresser le bonheur particulier que chacun incline désormais à mettre son génie non plus dans la mécanique des affaires mais dans la passion amoureuse où, du moins, la jouissance s’apprend et se prend sur-le-champ.

Rien n’a plus d’importance que la naissance de l’amour, si ce n’est sa renaissance quotidienne. On a beau savoir que tous les troubles de l’amour viennent des malheurs de l’enfance, d’où viendra la guérison si ce n’est de l’occasion offerte à l’adulte — qui le plus souvent la refuse — d’assurer, à la faveur de chaque rencontre amoureuse, l’absolue prééminence de l’affection sur l’ensemble des préoccupations mercenaires?

La vraie vie commence dès l’instant où l’amour est dispensé sans réserve à l’enfant. Là s’affirme l’éternité du vivant. Et qu’il existe entre parents et enfants, entre amants, des heures, des jours où l’affection, obnubilée par ce qui lui est si ordinairement contraire, n’a ni le temps ni l’envie de s’épancher, ne change rien au sentiment qu’elle reste présente indissolublement, qu’elle appartient à une immuable réalité du coeur, comme l’éternité de la sève irriguant l’arbre à travers le rythme des saisons.

«Tu peux tout parce que je t’aime et que tu ne me dois rien.» Tel est le leitmotiv sans lequel je ne conçois pas d’apprentissage spécifiquement humain. Un amour si soucieux d’aider l’enfant à s’aimer lui-même que rien ne s’entreprenne, des premiers gestes aux plus grandes joies de vivre, qu’avec les meilleures chances de bonheur.

L’ère des créateurs commencera dans l’amour qui se donne au lieu de s’échanger.

L’amour exclut le sacrifice

Le véritable amour n’a jamais existé qu’à l’état naissant. Comme l’être humain, comme sa civilisation, comme l’authenticité dans son élan premier ou la générosité dans sa gratuité naturelle. Nous n’avons que des débuts; et le malheur veut qu’à ces commencements de tout, taxés de puérilité et de faiblesse, succède une fin de parcours aux mécanismes bien rodés, qui suggère force et sécurité.

La soif des origines est venue avec le temps. N’ayant plus rien à apprendre et à attendre de la mort, nous n’avons que le choix de tout reprendre au départ, là où rien n’est accompli de ce qui commençait à se créer.

L’agonie des religions, à laquelle nous assistons aujourd’hui avec ses derniers sursauts de rage et d’hypocrisie, dévoile ce qu’elles ont toujours été: un crime contre la vie. Mais la critique qui les dénonce n’est plus une critique selon l’esprit, c’est-à-dire selon l’essence des religions. La conscience du vivant les balaie dans l’égout oecuménique plus sûrement que les vitupérations sacrilèges, qui sonnent encore comme l’oraison funèbre du cadavre.

Tout être s’accroît de l’affection qu’il est capable de donner. Tel est le secret, ou mieux l’expérience de la plénitude, si chère au coeur de chacun que les gens de religion se sont empressés d’y déverser leurs ordurières exhortations au sacrifice.

Or celui qui se sacrifie pour donner de l’amour ne donne que l’exemple du sacrifice. Mourir à soi-même pour aider les autres les aide seulement à mourir à leur tour.

Quelle dérision que de prétendre faire plaisir à autrui sans se faire plaisir à soi! Comment pourrais-je offrir de l’agrément en y renonçant moi-même? Le plaisir est une gratuité naturelle, une grâce qui se recueille et ne s’exploite pas.

Le sacrifice est inconciliable avec la jouissance car c’est par son effet de mutilation que le langage du corps devient la verbosité de l’esprit, que l’énergie libidinale se vend pour un salaire, que la volonté de vivre se renie en volonté de puissance.

Les jours ne sont plus où le pélicanisme maternel passait, pour l’existence entière, le noeud coulant de la culpabilité au cou de l’enfant. L’amour apprend désormais à s’aimer en aimant tout ce qui vit. Qui parle ici d’aimer n’importe qui et n’importe quoi? Mon affection se refuse aux porteurs de mort, aux tourmentés traînant leur croix pour le salut d’un monde qui les tue. J’ai trop à m’attacher à ce qui est aimable pour vitupérer encore des gens qui se détruisent eux-mêmes, et je ne vois de meilleure garantie contre leur prosélytisme suicidaire que de saisir d’instant en instant le fil d’une vie à tisser avec tout ce qui tombe sous le coeur.

Il y a tout à apprendre de l’amour, j’entends de l’amour dépouillé des mécanismes économiques qui le dénaturent. Il ne s’agit pas ici de leçons à donner, ni sur la pratique des relations amoureuses ni sur l’art de les épurer de ce qui les nie. Le seul apprentissage qui vaille vient de soi, d’une prise de conscience née de l’expérience individuelle. En l’occurrence, il appartient à chacun de saisir la souveraineté de l’amour là où elle se manifeste sans partage, de la reconnaître, dans la beauté convulsive du plaisir, pour ce qu’elle est exclusivement: le centre de gravitation de ce corps quotidiennement déstabilisé par le travail. L’amour est la nature même de l’humain.

L’amour est l’affinement du désir

L’amour n’est pas la transcendance du besoin sexuel, la farce boulevardière de l’ange et de la bête. Il est l’unité du corps ordonnant le chaos de ses désirs, affinant leur brutalité originelle, s’identifiant au seul principe évolutif de l’espèce humaine: que toute jouissance tend à se parfaire.

L’amour rendu à sa majesté sensuelle, à ce torrent de sang où tous les sens aiguisés donnent à chaque être particulier son sens spécifique, abolit la vieille et dégoù»tante obédience au ciel, à l’esprit, à la fonction intellectuelle, à la séparation des hommes et des choses, des hommes entre eux et en eux-mêmes.

La transmutation va remplacer la transcendance.

L’amour prend conscience d’une symbiose à créer entre la nature et les êtres de désirs.

Ubiquité de l’amour

L’amour est la transmutation de la pulsion sexuelle en une pansexualité qui correspond le plus authentiquement à l’expression et à la communication de l’humain.

En percevant partout les symboles ithyphalliques et vaginaux que la frustration imprime dans ses sens excités, l’obsédé sexuel reçoit en fait le discours de la nature, mais il l’enregistre sous sa forme négative, dans les balbutiements de la compulsion, dans la réaction névrotique d’un esprit troublé par l’insatisfaction du corps. Entre lui et les amants comblés, il n’existe que la distance entre la plénitude corporelle et son absence. La lecture de l’environnement est la même et de sens contraire. Ici l’amour sensualise un paysage où la vertu analogique découvre dans le bruissement d’un feuillage, l’odeur du foin, le dessin d’une rue, la coulée d’un mur, le geste d’un passant, toutes les grâces où s’illustre l’être aimé. Là, le vent dans les arbres, une bouffée de chaleur, le galop d’un cheval incitent à des brutalités de soudard parce que l’esprit qui les ressent est un esprit d’exploitation pour lequel il n’existe que la rigueur répressive et les défoulements agressifs de l’impuissance à jouir. Il n’y a pas de prône, de sermon, de déclaration politique, d’attitude, de tic qui ne puisse déchiffrer selon une telle grille d’interprétation; c’est, comme l’a montré Groddeck, la seule lecture primaire à laquelle nul n’échappe.

Le langage des amants énamourés a gardé l’empreinte d’une langue originelle. Ces susurrements, ces murmures, ces cris modulés, ces déhanchements syllabiques, dont les gens avertis raillent l’infantilisme et le bêtifiement, n’expriment-ils pas, comme chez les bêtes et les enfants, la respiration de la jouissance et de l’état de tension qui y conduit? C’est un langage d’arcane que le souffle de l’élan amoureux qui porte le vivant vers lui-même. Il est présent dans l’étreinte qui unit la mère et l’enfant nourri dans son sein ou bercé entre ses bras, et je ne jurerais pas qu’il ne se perpétue dans l’intimité du dialogue avec soi. L’être qui apprend à s’aimer et aiguise secrètement ses désirs pour les mieux réaliser ne s’adresse-t-il pas à lui-même comme à l’enfant qu’il fut et à qui il promet d’accomplir tant de voeux et tant de prières adressées aux fées dans la ferveur des jeunes années? Les incantations de grimoire et les psalmodies de la sorcière ne sont elles-mêmes que l’écume trouble d’une magie plus profonde et plus efficace, enclose dans la force du désir et dans le pont que l’énergie libidinale du corps tout entier jette vers la réalité du monde à changer.

Il y a tout lieu de croire que le langage sensuel est en train de gagner en puissance ce que le langage économisé du contrat social perd en crédibilité. En d’autres termes, que les signes d’affection par lesquels le vivant se reconnaît de personne à personne et d’individu à paysage l’emportent peu à peu sur la teneur des discours et plus simplement encore sur ce qui se dit.

La souveraineté à fonder

La faillite d’un système de réalité déterminée par les mécanismes économiques qui la gèrent a sorti de sa torpeur une réalité sous-jacente, séculairement refoulée par l’histoire de la marchandise. L’amour y accède à une souveraineté qu’il est appelé à exercer à l’endroit où régnait le profit et le pouvoir. Il fraie la voie à l’affinement général des désirs, qui marque le dépassement des besoins primaires et fonde sur la quête des jouissances le seul progrès humain qui soit.

Le monde clos de l’intériorité s’ouvre peu à peu à une fertilité printanière, qui chasse la peur et les angoisses, dissout les névroses du passé, sort les plaisirs au grand jour et ensemence les terres en friche d’où la marchandise se retire. L’amour révoque les violences de la frustration et s’invente une violence pleine de tendresses. La main qui caresse efface la main du pouvoir.

Il ne nous manque pour propager l’abondance que d’aimer sans réserve, sans calcul ni prudence; jusqu’à entendre de coeurs innombrables s’élever le chant de la terre.