Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire
III: La materia prima et l’alchimie du moi
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L’humanisation de la nature
Exploiter la nature l’a dénaturée en dénaturant l’homme. La nostalgie d’une nature primitive et de son impossible retour est la consolation morbide d’une société malade de l’économie. Il ne s’agit pas de renaturer l’homme et la terre mais de les humaniser en privilégiant les énergies vivantes qu’elles recèlent.
L’épuisement des ressources naturelles et de la nature humaine trace entre les hommes qui y travaillent et y succombent une ligne de démarcation qui définit le seul affrontement à venir. Tandis que le parti de la mort puise encore dans la peur le pouvoir de régner parmi les ruines de l’édifice spectaculaire et financier, un cri monte, unanime, des rues, des forêts et des coeurs: «La vie avant toutes choses.»
Avant que sa rumeur atteigne l’opinion publique, ses échos ont bel et bien été perçus dans les rangs de l’ennemi, car il n’est pas de commerce et d’entreprise polluantes qui ne s’avise de faire campagne sur le thème de la vie à sauver. Les filets de la marchandise ne s’encombrent-ils pas de produits naturels, de médecines renaturantes, d’emballages écologiques?
Or il ne faut pas que la récupération mercantile, le bric-à-brac des mystiques vitalistes et les fonds de poubelle de la religiosité dissimulent ce qu’il y a d’authentiquement révolutionnaire dans la volonté de réconcilier l’existence quotidienne avec la matière vivante, avec un corps omniprésent dont participe inextricablement et pour ainsi dire consubstantiellement chaque être et phénomène particulier, individu, noyau social, bête, plante, minéral, air, eau, feu et cette terre dont les Indiens assurent que, blessée par la méprisante ignorance de sa vermine affairiste, elle possède l’art de se régénérer.
Il n’est pas sans importance que se propagent peu à peu le sentiment d’une coexistence des différentes formes de vie, et sa conscience perçue non par l’Esprit issu de l’oppression céleste, mais par le corps en quête de sa plénitude psychosomatique. Se sentir bien parmi les enfants, en compagnie des bêtes, auprès d’un arbre, au toucher d’une terre ou d’une pierre ne relève plus d’une passivité béate, d’un état contemplatif, c’est l’amorce d’un langage nouveau de l’individu avec soi et avec ses semblables, c’est une autre façon d’être et d’agir, en rupture avec les mécanismes comportementaux qu’imposent séculairement le pouvoir et la rentabilité.
L’éveil à l’absolue prérogative dont se revendiquent aujourd’hui les espèces terrestres, voilà ce qui fonde un style de vie, une attitude où le privilège d’exister s’exerce dès l’instant que j’accorde à la réalisation des plaisirs la préséance sur la nécessité qui les gâte en les payant et en les faisant payer. J’ai pour moi l’obstination d’une nature sans cesse renaissante — celle du lierre fissurant le béton — et contre moi l’usure qu’exige encore le système de la médiation salariale et de la marchandise.
L’approche humaine d’une nature omniprésente remet en branle un processus d’évolution où les individus créeront leur destinée en créant un milieu accordé aux désirs. L’ère de l’économie et de la nature corvéable à merci n’est plus qu’une forme encombrante et stérile qui empêche l’humanité de naître à elle-même.
A la transformation de l’énergie libidinale en force de travail succède une volonté de vivre qui tient sa puissance créatrice du seul attrait des jouissances.
La réconciliation avec l’enfance coù¯ncide avec la réhabilitation de l’animal rendu à sa vie autonome.
La réhabilitation de la bête
L’affection témoignée aux bêtes n’est pas en soi un phénomène nouveau; encore ne la faut-il pas confondre avec la pitié — ce chancre qui a besoin, pour se développer, d’exciter au malheur et à la souffrance -, ni avec l’aigre dépit d’aimer son chien par mépris des hommes. Je parle ici des élans d’un coeur, ouvert à tout ce qui vit, et qui trouvent à s’apaiser dans quelque relation privilégiée avec un animal domestique ou familier.
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la nature et la vogue d’une telle sollicitude. Non seulement elle ne se limite plus aux hôtes de l’environnement immédiat — chiens, chats, oiseaux, chevraux, chèvres — et embrasse les bêtes dites sauvages, mais surtout elle entend les reconnaître dans leur autonomie et leur indépendance, elle ne veut plus ni dompter ni subjuguer, elle n’est plus le fait du maître.
Faut-il rappeler qu’il se greffe sur le mouvement de réhabilitation des espèces animales un ensemble d’intérêts mercantiles, soudain soucieux du confort dû au chat de gouttière, et un marché touristique qui, après avoir vendu des gorilles empaillés, sauve les derniers spécimens en leur accordant, au même titre qu’aux Indiens, le droit de survivre dans des réserves? Ici aussi l’exploitation commerciale stimule, entrave, dissimule la conscience du vivant et sa volonté d’expansion.
En moins de dix ans, l’enfant a rejeté le comportement de prédateur que tant de générations lui avaient prêté comme un trait de nature. Sans l’amour de la vie, l’expérimentation, qu’elle soit celle de l’enfant ou du savant, aboutit le plus souvent à traiter l’animal en objet et l’homme en cobaye. Croira-t-on que l’intelligence sensible, qui éveille l’enfant aux émerveillements de la découverte sans qu’il éprouve le besoin de dénicher les oisillons, de saccager les fleurs, d’arracher l’aile des mouches, soit étrangère à la reviviscence de l’amour?
S’il se montre, avec un savoir inséparable de la tendresse, curieux de la spécificité des êtres, des bêtes, des choses dans leur environnement, n’est-ce pas qu’une affection sans partage lui reconnaît le droit à l’autonomie et dissout lentement l’archaïque et autoritaire structure familiale?
Une telle liberté n’eût pas été possible sans que se modifie le rapport de l’individu et de la société avec le corps pulsionnel, si longtemps identifié à la bestialité compulsive.
L’émancipation du corps
Comme il arrive un temps où l’économie terrestre se venge de l’économie céleste qui la discréditait au nom de l’esprit religieux, il existe une vengeance du corps, dont le travail concrétise à la fois la mesure d’une civilisation de producteurs et la démesure d’une bestialité qui aspire à se débonder «par-delà le bien et le mal». Les philosophes matérialistes, la pensée de Sade et de Nietzsche, l’idéologie fasciste et l’hédonisme du XX° siècle finissant traduisent les diverses étapes d’une conquête planétaire à la gloire de la marchandise de l’homme-machine.
Tandis que le corps se militarise au service du capital, la honte de l’animalité refoulée se défoule en célébrations sociales de la brute agressive. la défense du territoire, l’élimination concurrentielle des faibles, le droit du plus fort, le sacrifice nécessaire au salut de l’espèce, autant de fariboles réputées «naturelles» qui surgissent à point nommé pour fonder en universelle raison la piraterie colonialiste, la sauvegarde étatique du capital, la mise au pas du prolétariat. La nature violée et violente succède ainsi à l’ubris fatiguée des dieux.
Le triomphe de la musculature dans l’apothéose de la productivité a pour exutoire l’exaltation de l’animalité terrestre, la célébration de l’instinct sur l’esprit déchu des cieux. L’entraînement mécanique du corps, mis à la torture pour gagner du temps et du rendement, forme à lui seul le spectacle des compétitions sportives, et il n’est pas jusqu’au cerveau qui ne s’y muscle à son tour et ne souffre de crampes.
Mais ce corps-là n’est que le contrepoids de la tête archaïque, avec sa volonté de puissance, ses calculs d’intérêts, ses simulations viriles, ses litanies du meilleur et du plus fort. L’anti-intellectualisme n’est que l’esprit cynique de l’économie terrestre, traînant aux gémonies les dieux dont la caution ne lui était plus nécessaire, c’est l’esprit de concurrence prônant en temps de guerre la discipline rutilante des armées, le défoulement orgiaque et sanglant des combats, et en temps de paix les vertus guerrières du sport, de la chasse et du «ôte-toi de là que je m’y mette» qui, jusq’à présent, fait fonction de norme sociale.
On sait comment le travail de consommation obligatoire a tourné en persuasion mensongère la violence autoritaire de la production, à quel point les loisirs rentabilisés ont «offert» au corps brisé de fatigue les onéreuses prothèses du confort et des plaisirs surgelés; combien, enfin, l’image trompeuse de la jouissance résiste mal à la réalité qu’elle abuse.
Tandis que l’affairisme des stades d’olympiades sert au défoulement d’une soldatesque militante — selon un principe concurrentiel tévélé dans sa pure fonction destructive (et ce qui vaut pour le football vaut semblablement pour les compétitions scolaires, les concours littéraires et musicaux) -, les enfants revendiquent aujourd’hui le plaisir de jouer sans l’angoisse d’avoir à perdre ou à gagner.
C’en est fini des rancoeurs de l’animalité opprimée, de cette animalité qui tue et dont se réclame non l’amateur de gibier qui prend le fusil pour inscrire un perdreau à son menu mais le chasseur sportif, celui qui songe bien moins à garnir son assiette qu’à assouvir son instinct de mort en prouvant son pouvoir sur tout ce qui bouge.
En attendant que le déplaisir de tuer une bête pour la manger disparaisse avec nos habitudes carnassières ou découvre une de ces solutions que le changement de société apporte — comme la menace de surpopulation terrestre, après avoir trouvé des remèdes pires que le mal, guerres, famines, épidémies, trouve son préservatif dans le choix qui s’ébauche aujourd’hui de n’avoir d’enfant que désiré passionnément et pour son propre bonheur -, il est réconfortant que la cruauté du sport cynégétique laisse place à ce qu’il réprimait de plaisir; l’errance, la patience de l’affût, l’adresse se trouvent désormais plus agréablement employés à approcher, observer et photographier les animaux dans leur milieu naturel.
Il n’y a de mort humainement acceptable qu’en l’instant où la vie accorde un repos à son oeuvre de perpétuelle création.
La mort dénaturée
La mort a été saisie par la dénaturation dans le même temps que l’eau, la terre, l’air, le feu, le minéral, le végétal, l’animal et l’humain étaient frappés par la pollution marchande. A la fin naturelle des êtres et des choses s’est substituée une mécanique sociale où, sous le prétexte d’échapper à la mort aléatoire des bêtes, la vie était réduite à nier si misérablement qu’elle en venait à implorer son trépas comme une grâce.
L’obligation, pour assurer un travail de survie, de renoncer à ses désirs nourrit quotidiennement un cadavre qui n’a guère de peine à prendre prématurément la place du vivant. L’acte de décès est le plus souvent un constat d’usure qui a force d’assassinat légal.
Que l’art médical et quelques conforts ménagés à la survie aient enrayé le progrès des épidémies, de la sénélité, de la mortalité infantile, de maladies hier encore incurables, est-ce une raison pour méconnaître que la mort, telle que nous la subissons, est l’effet d’un manque à vivre, d’une inversion dans l’ordre des priorités existentielles?
Si victoire il y eut, ce fut la victoire de la mort socialisée sur la mort actuelle. Mais qui, en dehors des agonisants, se soucierait du prodigieux avancement de l’euthanasie? Il me suffirait d’une vie où la mort ne soit qu’un long sommeil après l’amour.
Désacralisation de la mort
La mort s’est détachée comme un fruit sec de l’arbre des dieux défunts. Les Parques ne sont plus que la raison sociale d’une filature où chaque destinée s’étire, se tisse et se rompt selon l’ennuyeux va-et-vient des affaires courantes. Y a-t-il trépas plus banalement ressenti qu’en ce claquement de porte sur les doigts d’un désir qui tentait de sortir pour battre un peu la campagne à son gré? A s’étaler dans l’ennui, la camarde a perdu de sa coutumière fulgurance, son horreur s’éteint le plus souvent dans une grande lassitude. Elle est l’amertume sur les lèvres du plaisir, la sueur d’une activité fébrile et vaine, le coup de froid des amours qui se défont par défaut d’attention.
C’est un air connu que la passion qui ne va pas à l’amour va à la mort. Comment prendre le temps d’aimer quand le temps appartient au stress, au rythme de la machine qui casse le rythme biologique, noue les muscles, coince les émotions et brise le coeur? Se résigner au travail, c’est se résigner à mourir dans la familiarité morbide d’une agonie quotidienne, c’est s’appliquer cette peine qu’ont supprimée de leur code les nations de moindre barbarie.
Nous sommes encore de ces générations qui se débattent contre la mort, faute de se battre pour vivre chaque jour comme si chaque jour fût une vie entière. Or se dresser contre elle, c’est la dresser contre soi et en dernière analyse prendre, contre la volonté de vivre naturellement présente, le parti de la dénaturation et de l’anéantissement.
Hic, nunc et semper
Le retour à la nature ne signifie pas la régression à l’état animal. Les hommes n’ont à mourir ni de la mécanisation du corps ni de son abandon aux rigueurs et aux dangers de son environnement.
Je ne vois d’autre antidote à la mort dénaturée que l’humanisation de la vie quotidienne.
Aborder chaque jour comme s’il allait contenir la totalité de l’existence, intensément ou médiocrement vécue, me paraît une disposition dans laquelle la destinée individuelle prend, en connaissance de cause, le pari le plus sûr de se réaliser.
L’important n’est pas, quoi que l’on pense, la réussite ou l’échec d’atteindre un but mais presque l’oubli de la cible dans la vibration du geste et de la flèche; une obstination à recréer chaque matin la naissance du temps, à bondir du plaisir cueilli au plaisir à semer, avec tant de sincérité dans l’allégresse ou la mélancolie qu’on est encore à s’émerveiller quand vient le soir, ou le sommeil de la mort.
Le propos, on l’aura compris, n’est pas de vivre mieux que les autres mais de vivre simplement dans l’alchimie de ses désirs. La jouissance n’a pas de gage à offrir à l’esprit de concurrence et d’émulation, à peine de se renier. Elle va son chemin comme si elle était seule au monde, et que le monde soit à elle seule la convainc d’une force qui porte en soi la plus authentique des révolutions.
Ce qu’il entre d’énergie dans l’attrait des jouissances appartient à la création, non au travail; à la relation affective, non plus au rapport marchand; à la civilisation faite pour l’homme et non à la civilisation qui l’économise.
A chacun sa poésie, qu’elle se prenne à la brume sur les bois, aux caresses de l’amour, à la première gorgée de café, à la beauté d’un art, aux hasards du jeu, à l’éveil des consciences, aux joies de la danse, de la rencontre, de l’amitié, à trois notes sur un air de rêverie, à tout et à rien, pourvu que le corps se sente en harmonie avec ce qui vit, qu’il s’imprègne de cette plénitude que seule accorde de la gratuité des plaisirs.
En tout moment offert au vivant, il y a l’éternité de la vie. C’est ainsi qu’à travers Hypérion, Non piu di fiori. Le temps des cerises et le parfum d’un tilleul renaît sans cesse, comme à jamais arraché à la mort, celui qui jadis l’a écrit, composé, planté, avec la grâce de l’offrande à soi, qui est l’offrande à tous.