La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l'art
L’experimentation d’une pratique artistique à contre-courant
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La pratique révolutionnaire de la poésie, c’est entre autres le détournement actif du langage. René Viénet ne manque pas d’idées pour le réaliser efficacement: plusieurs mois avant l’explosion de 1968, il propose (et exécute) l’expérimentation du détournement des romans-photos, des photos dites pornographiques et de toutes les affiches publicitaires (par l’emploi de phylactères subversifs). S’inspirant des guérilleros argentins qui avaient investi le poste de commande d’un journal lumineux (en plein air) pour y lancer leurs propres messages et slogans, Viénet vante la promotion de la guérilla dans les mass media et le piratage de ces derniers de manière générale (tout en se référant plus à la propagande par le fait des anarchistes qu’à la guérilla urbaine clandestine de différents groupuscules sud-américains). Viénet lance également l’idée de mise au point de comics situationnistes (déjà réalisée àStrasbourg), les bandes dessinées étant à ce moment la forme de “littérature” la plus populaire, et relance l’idée de la réalisation de films situationnistes (ou plutôt d’usage situationniste du cinéma). Ce sont ces deux dernières propositions que nous allons maintenant étudier.
Le détournement de comics (petites bandes dessinées américaines, pour la plupart) par les situationnistes commence en 1964 en Espagne, sous forme de tracts clandestins (il s’agit en l’occurrence de photos érotiques détournées par des bulles aux messages défiant à la fois la censure politique du régime franquiste et la censure morale des curés). La même année, le même style de détournement provocateur est utilisé dans des tracts distribués lors de manifestations diverses au Danemark. C’est àStrasbourg, en octobre 1966, que Le retour de la colonne Durruti, comics par détournement d’André Bertrand, met le feu aux poudres dans l’Université juste avant la distribution du pamphlet situationniste De la misère en milieu étudiant…. Aussi radicale que ce dernier, la bande dessinée strasbourgeoise en cite quelques passages et annonce l’extension de la critique de l’Université à la révolte contre la société tout entière. Constituée de détournements divers et variés, cette bande dessinée forme un tout sans qu’aucune image ou presque (en tant que représentation picturale) n’ait de rapport direct l’une avec l’autre: dessin du cheval de Troie, photos issues de la revue Positif, de scènes de vie quotidienne d’enfants, de western, gravures anciennes et peinture de la Renaissance, une photo de brosses à dents et une de Ravachol, toutes ces illustrations ont des “choses à dire.” Le retour de la Colonne Durruti, iconoclaste, offense étudiants et hiérarchie de l’Université de Strasbourg, et pas seulement puisque le tract-B.D. sera distribué par la suite dans plusieurs autres Universités de France.
Si les comics par détournement s’avèrent les plus efficaces et les plus brillants, les situationnistes créent également des comics par réalisation directe, c’est-à -dire que la production d’images n’est plus un détournement mais une création qui accompagne le texte (ainsi en 1967, des textes de Raoul Vaneigem sont illustrés par des dessins d’André Bertrand ou de Gérard Joannes).
En 1968, des dizaines de comics par détournement fleurissent au milieu des tracts politiques, les situationnistes se font connaître et cette pratique du détournement de bandes dessinées est reprise par différents groupes révolutionnaires. Les situationnistes n’hésitent pas à rappeler, dans leurs comics mêmes, que le détournement de bandes dessinées est une nouvelle conception de la praxis révolutionnaire, “une forme prolétarienne de l’expression graphique [qui] réalise le dépassement de l’art bourgeois”[34] prenant parfois les lecteurs à contre-pied en ajoutant (sans pour autant se contredire) que s’ils ne produisent pas eux-mêmes les dessins, c’est qu’ils sont trop feignants…
Un autre domaine est prisé par la pratique du détournement: le cinéma. Dans le “Mode d’emploi du détournement” rédigé par Guy Debord en 1956, on peut lire que le cadre cinématographique est pour lui le domaine par lequel le détournement peut atteindre sa plus grande efficacité et sa plus grande beauté. Le détournement peut être un moyen de revaloriser des films considérés comme des chefs-d’oeuvre, tels la Naissance d’une Nation de Griffith, qui d’une part est exceptionnel du point de vue de la masse des apports nouveaux concernant la construction purement cinématographique, mais qui d’autre part reste un film ouvertement raciste, avec un contenu philosophique totalement déplorable. La solution à ce genre de désagréments est trouvée dans le détournement: modifier à l’extrême la bande-son du film de Griffith dénaturaliserait complètement le propos narratif du film, mais aucunement sa qualité au niveau de la forme. La Naissance d’une Nation devenant une dénonciation sans compromis des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Ku-Klux-Klan, serait un tout autre chef-d’oeuvre… Cette idée, aussi séduisante soit-elle, ne manque pas de rappeler àDebord que “la plupart des films ne méritent que d’être démembrés pour composer d’autres oeuvres”[35]. C’est ce à quoi se sont adonnés les lettristes depuis le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou: démembrement de la narration, déconstruction du principe iconographique du cinéma, détournement de scènes de films célèbres ou de chutes de reportages inutilisés, tout est bon pour dévaloriser l’image au profit du son, du sens auditif. Le Traité de bave et d’éternité d’Isou, réalisé en 1951 et présenté au festival de Cannes devant des spectateurs hostiles, proclame la fin du cinéma avec son principe “discrépant” de la rupture entre le cinéma et la photo. On n’y voit donc pas grand chose d’intéressant, mais on y entend une sévère critique du monde du cinéma et les poèmes lettristes de François Dufrêne faits d’onomatopées (inspirés aussi bien de Kurt Schwitters que d’Antonin Artaud).
Le début de l’année 1952 voit naître L’Anticoncept de Gil J.Wolman, film sans images alternant le noir complet et le blanc lumineux de la projection dans le vide, la projection du film se fait sur une sorte de lune blanche suspendue devant les rideaux qui ne dévoilent pas la toile traditionnelle. Constitué de courtes réflexions sur la vie, l’amour et l’art, on y entend des poésies sonores devenues célèbres et des textes syncopés faussement chantés. Ici encore, le travail est entièrement basé sur les sonorités. La même démarche est empruntée par François Dufrêne dans ses Tambours du jugement premier.
Toujours en 1952, Guy Debord réalise son premier film, dans l’esprit du mouvement lettriste: Hurlements en faveur de Sade. La destruction devait se poursuivre par un chevauchement de l’image et du son, le film donnant l’impression que la narration est poursuivie par des images (souvent fixes), en rapport plus ou moins proche avec le texte, qui s’accumulent. Mais Debord éliminera finalement toute image de son premier film, suivant le principe de Wolman. L’écran uniformément blanc est entrecoupé à treize reprises par le noir total accompagné du silence. Une quatorzième fois, l’écran reste noir pendant 24 minutes, sur quoi le film se termine. Dépassant la conception isouïenne du cinéma discrépant, le film de Debord se distingue par l’usage de phrases détournées de journaux, du Code Civil, ou encore de romans de James Joyce qui sont mélangés au dialogue. La première représentation du film de Debord choque énormément l’assistance pourtant très “avant-gardiste”; interrompue dans ses premières minutes par le public et les responsables du ciné-club, le film est désavoué par plusieurs lettristes qui le trouvent “excessif” (ce qui ne fera qu’accélérer le processus de séparation du mouvement lettriste).
Dans la période d’existence de l’I.S., Debord réalisera deux autres films: Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps en 1959, et Critique de la séparation en 1961. Ces films marquent un retour à l’image et une extension du détournement à plusieurs paramètres cinématographiques. La négation de l’art et de son monde est toujours vive: “l’unique entreprise intéressante, c’est la libération de la vie quotidienne, pas seulement dans les perspectives de l’histoire mais pour nous et tout de suite. Ceci passe par le dépérissement des formes aliénées de communication. Le cinéma est à détruire aussi”[36] entend-t-on dans la première de ces deux utilisations situationnistes du cinéma. Sur le passage de quelques personnes… inaugure l’idée abandonnée au dernier moment par Debord pour son premier film: la destruction du cinéma par un chevauchement de l’image et du son avec un phrasé déchiré à la fois visuel et sonore, où la photo envahit l’expression verbale. Critique de la séparation étend cette destruction par le dialogue parlé-écrit, dont les phrases s’inscrivent sur l’écran dans le but d’influer sur le monologue qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Ces deux films refusent radicalement, en tant que créations, de se déplacer vers le conditionnement du spectateur. Le détournement y est présent partout, dans les discours parlé, écrit, visuel et musical. On retrouve d’ailleurs cette omniprésence du détournement dans les trois autres productions cinématographiques de Debord (La Société du Spectacle en 1973 qui reprend de nombreux passages de son propre ouvrage du même nom, le court-métrage Réfutation de tous les jugements… en 1975 qui cite quelques-unes unes des nombreuses critiques portées sur le film La Société du Spectacle, puis In girum imus nocte et consumimur igni en 1978 dont les références littéraires et artistiques en tant que détournements directs sont pléthore).
C’est à la fin des années 1960, dans l’élan pris par René Viénet que l’utilisation situationniste du cinéma va s’étendre très nettement dans le détournement massif et direct de navets, de films de kung-fu chinois, de comédies érotiques japonaises, etc. Les films orientaux offrant la possibilité de les conserver en intégralité et en version originale, étant donné le nombre infime de francophones parlant le japonais ou le chinois, la recette est simple: sous-titrer ces films avec des dialogues modifiant radicalement leur sens initial, leur attribuant ainsi un contenu subversif et révolutionnaire plus qu’inattendu. Le détournement a, par cette méthode, une triple fonction: destruction-dévalorisation radicale de l’art, propagande révolutionnaire, et réalisation du jeu et de l’esthétique ludique dans le déconditionnement de l’humour.
Le plus célèbre de ces films est un détournement de film de kung-fu chinois qui devient l’affrontement de deux clans: les prolétaires exploités qui ne jurent que par la praxis révolutionnaire situationniste contre les bureaucrates chinois aux ordres de Mao qui font régner la terreur. Détourné en 1973 par Gérard Cohen et Doo Kwang Gee, ce film, La dialectique peut-elle casser des briques? n’est pourtant qu’un exemple parmi de nombreux détournements émeutiers de films orientaux, dont René Viénet est l’initiateur. On ne compte plus les détournements subversifs de ce dernier, parmi lesquels on peut citer L’aubergine est farcie et Une soutane n’a pas de braguette, toujours sous le coup de la censure de l’Etat français, ainsi que Mao par lui-même, Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires (titre-référence àSade, bien sûr), Du sang chez les taoïstes ou encore Dialogue entre un maton CFDT et un gardien de prison affilié au syndicat CGT du personnel pénitentiaire.
Par ces utilisations déplacées et déformantes d’une grande partie de la production artistique aliénée, les situationnistes démontrent que “le détournement est le seul usage révolutionnaire des valeurs spirituelles et matérielles distribuées par la société de consommation”[37]. Activé par une sorte de rêverie subjective qui s’approprie le monde, le détournement se manifeste au sens large comme une énorme remise en jeu (pas seulement d’un film, d’un journal ou d’une pratique artistique, mais d’une “philosophie” et d’un système devenus obsolètes).
Dans son livre La Société du Spectacle, Debord note un premier détournement de langage chez Feuerbach puis chez Marx dans le renversement du sujet par le prédicat, style insurrectionnel très utilisé par les situationnistes (Marx tirait, par exemple, la misère de la philosophie, de la philosophie de la misère; les situationnistes, eux, veulent participer à la fin du monde du spectacle et non au spectacle de la fin du monde…). Si Lautréamont disait que le plagiat était nécessaire, force est de constater que le pouvoir établi, où qu’il soit, a pratiqué abondamment le détournement par simple citation et récupération d’idées qui sont ainsi figées dans l’idéologie dominante. L’exemple le plus parfait est la récupération du “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!” de Marx par les idéologies stalinienne et maoïste; citée en guise d’autorité théorique, la phrase de Marx est falsifiée du seul fait qu’elle est devenue citation. On ne peut parler ici de “détournement” au sens situationniste du terme, l’I.S. considérant le détournement comme le langage fluide de l’anti-idéologie, langage qui affirme qu’aucun signe poétique n’est jamais accaparé définitivement par l’idéologie. La phrase “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!” avait pour but une société sans classes, contre la bureaucratie stalinienne et l’idéologie du travail, elle peut se détourner en “Prolétaires de tous les pays, reposez-vous!.” Tactique du renversement de perspective, le détournement bouleverse le cadre immuable du vieux monde (bouleversement dans lequel la poésie faite par tous prend son véritable sens) et s’affirme comme le contraire de la citation et de la récupération idéologique, dans la critique présente contre toute vérité éternelle.
E — De la révolution de l’art à l’art de la révolution
Dans la perspective du dépassement de l’art, l’I.S. élabore une position critique, théorique et pratique, qui montre que la suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables de ce dépassement. Sa recherche d’un art intégral mène l’I.S. à une poésie de la vie quotidienne, une poésie sans poèmes qui devient vite le noyau central de la critique situationniste. Mais cette nécessité d’un bouleversement de la vie quotidienne, à entreprendre hic et nunc, ne satisfait pas complètement les situationnistes, qui amplifient dès lors leur critique vers l’analyse et la contestation du système capitaliste moderne dans sa totalité.
En effet, si l’art et la philosophie constituent des questionnements qui peuvent aboutir à une remise en question du quotidien, celui-ci ne peut être modifié de manière satisfaisante sans un bouleversement complet du vieux-monde. C’est le passage, pour l’I.S., de la révolution de l’art vers l’art de la révolution.
C’est la constatation lucide d’une liberté quasi-inexistante, voire difficile à imaginer dans l’oppression existante, qui va pousser l’I.S. à apporter la contestation dans chaque discipline. Empreinte de dadaïsme, de surréalisme et de lettrisme, la critique situationniste n’a jamais caché non plus ses penchants vers ce qu’il y a de plus radical chez Marx et dans l’anarchisme; dans sa critique de la société spectaculaire-marchande, l’I.S. peut reprendre la phrase d’André Breton: “au-dessus de l’art, de la poésie, qu’on le veuille ou non, bat aussi un drapeau tour à tour rouge et noir”[38].
Notes
[34] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (Paris, Gallimard, 1968), p.178
[35] Les Lèvres nues #8, mai 1956, in Documents relatifs à la fondation de l'Internationale situationniste, 1948-1957, op. cit., p.307
[36] Guy Debord, Oeuvres cinématographiques, 1952-1978, op. cit., p.35
[37] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre…, op. cit., p.332
[38] André Breton, Arcane 17 (Paris, éd. J-J. Pauvert, 1971), p.19