La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l'art
L’experimentation d’une pratique artistique à contre-courant
Page 2
C 1 — Psychogéographie et urbanisme unitaire
Dès 1954, des membres de l’Internationale lettriste et du M.I.B.I. se trouvent des points communs dans leur vision d’un urbanisme nouveau. Notamment à travers deux moyens: la psychogéographie, “étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus”[13], et l’urbanisme unitaire, “théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement”[14].
La psychogéographie se présente comme une réflexion critique proche de la sociologie et de la psychologie, c’est elle qui peut permettre l’aboutissement à un urbanisme unitaire. Proposé en 1953 par un kabyle illettré pour désigner l’observation de certains processus du hasard et du prévisible dans les rues, le mot “psychogéographie” naît un été durant lequel les jeunes lettristes inaugurent leurs questionnements quant à l’ensemble des phénomènes qui commencent à les inspirer. Questionnements qui mènent Debord à”constater” en 1955 que le quartier qui s’étend, àParis, de la place de la Contrescarpe à la rue de l’Arbalète, est propice à l’athéisme, l’oubli et la désorientation des réflexes habituels… Ce quartier, au coeur du Vème arrondissement, sera le principal vivier des émeutes de mai 1968.
Depuis le Paris d’Haussmann, personne ne se faisait d’illusions au sujet des grands boulevards et du souci autoritaire de disposer d’espaces libres permettant la circulation rapide de troupes et l’emploi de l’artillerie contre les insurrections éventuelles (d’où l’intérêt des petites rues du Vème arrondissement pour les révoltés de mai 1968). Après l’analyse de la quantité croissante de voitures et de propagande publicitaire dans Paris, Debord poussera son expérience, durant la période transitoire du M.I.B.I. vers l’I.S., en illustrant une hypothèse de plaques tournantes psychogéographiques sur le centre de Paris, en découpant un plan de Paris et en rapprochant les quartiers par des flèches représentant les pentes qui relient spontanément les différentes unités d’ambiance (après une étude des tendances d’orientation à travers ces quartiers).
La psychogéographie est considérée très tôt comme un jeu, les situationnistes refusant le côté contraignant et rébarbatif des institutions sociologiques, psychologiques ou géographiques: la perspective psychogéographique est celle du déconditionnement et de la désaliénation, pas celle de l’étude universitaire et/ou spécialisée.
Dans un essai de description psychogéographique des Halles (publié dans internationale situationniste #2, avant la démolition de ce quartier de Paris), Abdelhafid Khatib expose quelques-uns uns des moyens de recherche psychogéographique, parmi lesquels, mis à part les possibilités de lecture de vues aériennes et de plans, et l’étude de statistiques, de graphiques ou d’enquêtes sociologiques, on trouve la dérive expérimentale, dont on parle depuis le début des années 1950 et l’expérience lettriste. Cette pratique de la liberté de circulation sans destination précise joue un rôle important dans le développement de l’urbanisme unitaire.
A la fin du texte de Khatib, le projet lointain de transformer ce lieu de consommation, qu’étaient déjà les Halles, en parc d’attractions pour l’éducation ludique des travailleurs est évoqué, il n’en a rien été, le lieu a changé mais en se transformant en énorme galerie marchande, le secteur tertiaire devenant de plus en plus vaste. Ce haut lieu de l’aliénation spectaculaire reste à détruire.
Avant d’attirer l’attention sur l’aspect constructif qu’offre la psychogéographie, les situationnistes ont rapidement exposé leur sentiment d’urgence sur la nécessité de déblayer le terrain… Par exemple, Guy Debord se déclare partisan de la destruction totale des édifices religieux de toutes confessions, souhaite qu’il n’en reste aucune trace et qu’on utilise l’espace à des fins “athées.” Les situationnistes s’accordent bien évidemment à repousser toute objection esthétique, y compris pour les prétendus chefs-d’oeuvre que peuvent être les cathédrales de Chartres, de Reims ou de Rouen (qui représentent des croyances et des événements historiques sordides, ainsi qu’un présent encore sous le signe du pouvoir et de “l’éternité”). “La beauté, quand elle n’est pas une promesse [authentique] de bonheur, doit être détruite”[15]. Dans la lignée de l’Internationale lettriste, que souhaiter d’autre que la suppression des cimetières et l’abolition des musées?
Le bouleversement psychogéographique, c’est aussi le changement des noms de rue, notamment celui du local de l’I.S., rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, qui devient rue de la Montagne-Geneviève (il en est de même pour tous les boulevards, avenues, rues, etc., affublés du vocable “Saint”).
La perspective de faire du milieu urbain un terrain de jeu véritable, comme dans l’essai de Khatib sur les Halles, se retrouve dans un projet de mars 1959 de démolition de la Bourse d’Amsterdam pour utiliser le terrain à des fins ludiques pour la population du quartier. Cet état d’esprit se retrouve à la fois dans les projets de l’urbanisme unitaire et dans la dérive. Etendant ce concept psychogéographique dans le chapitre sur “l’aménagement du territoire” de La Société du Spectacle, Guy Debord écrira en 1967: “La révolution prolétarienne est cette critique de la géographie humaine à travers laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les événements correspondant à l’appropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans cet espace mouvant du jeu (…), l’autonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un rattachement exclusif au sol, et par-là ramener la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens”[16]. Si les apports instructifs de la psycho-géographie sont nécessaires à la formation d’un urbanisme unitaire, c’est dans ce dernier, plus créatif et novateur, que l’esthétique ludique de l’I.S. peut se développer.
C’est en 1953 qu’Ivan Chtcheglov, lettriste interné dans une clinique psychiatrique peu après la formation de l’I.S., a jeté les bases théoriques d’un urbanisme nouveau dans un texte à fortes connotations poétiques (repris intégralement dans internationale situationniste #1). Développer un urbanisme nouveau, construire des situations par besoin de création absolue, activer la dérive continue, Chtcheglov évoque les futures préoccupations situationnistes en fustigeant une civilisation qui lui rendra bien ses sentiments: “Entre l’amour et le vide-ordures automatique, la jeunesse de tous les pays a fait son choix et préfère le vide-ordures. Un revirement complet de l’esprit est devenu indispensable, par la mise en lumière de désirs oubliés et la création de désirs entièrement nouveaux. Et par une propagande intensive en faveur de ces désirs”[17].
Fin 1958, le programme minimum de l’I.S. inclut l’expérience de décors complets devant s’étendre à un urbanisme unitaire non-séparable de la recherche de nouveaux comportements en relation avec ces décors. La solution aux problèmes d’habitation, de circulation, de récréation, inhérents à l’urbanisme, ne peut être envisagée qu’en rapport avec des perspectives sociales, psychologiques et artistiques concourant à une même question de synthèse: celle du style de vie. Les moyens entrepris par la pratique de l’urbanisme unitaire sont donc en rapport direct avec la fin recherchée: absence d’autorité (pouvoir imposé à autrui) et de toute considération esthétique (au sens usuel), développement d’une créativité collective et d’un esprit de création indépendant de toute norme.
Cette dynamique expérimentale sera développée par l’I.S. jusqu’en 1962, date jusqu’à laquelle l’urbanisme unitaire est considéré comme le pivot de la théorisation du dépassement de l’art: c’est au niveau de l’urbanisme que doit se réaliser l’art intégral. L’urbanisme unitaire ne se voulant pas doctrine de l’urbanisme mais critique de l’urbanisme, les situationnistes insistent à son propos sur le fait de ne pas séparer le théorique du pratique: cela permet de faire avancer la “construction” avec la pensée théorique, et surtout, de ne pas séparer l’emploi ludique direct de la ville, collectivement ressenti, de l’urbanisme comme construction.
En 1959, Constant se lance dans la confection des premières maquettes pour un urbanisme unitaire. Il expose une trentaine de “constructions spatiales” en mai au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Ces constructions sont le fruit d’un développement expérimental prolongé sur plusieurs années, et ne font qu’ouvrir la voie vers la pratique de l’urbanisme unitaire. L’intérêt essentiel de l’exposition est de marquer le passage, à l’intérieur de la production artistique moderne, de l’objet-marchandise se suffisant à lui-même et dont la fonction est d’être uniquement contemplé, à l’objet-projet valorisé par l’action qu’il appelle à mener, action concernant la totalité de la vie et visant réellement l’art intégral. Pourtant, le contexte du musée et l’absence de réalisation concrètes, urbaines et extérieures, laissent un goù»t de frustration vis-à -vis de l’ambition que représente l’urbanisme unitaire (d’autant plus qu’à l’origine, une micro-dérive devait être organisée dans une partie du musée qui aurait été transformée en labyrinthe pour l’occasion, celle-ci ayant été annulée pour cause de désaccords avec la direction du musée). Constant persévère: “La création n’existe que dans nos perspectives”[18]. Pour lui, trois tâches sont à entreprendre dès à présent: 1) — La création d’ambiances favorables à la propagande de l’urbanisme unitaire, 2) — La réalisation d’un travail collectif, en formant des équipes et en proposant des projets réels, 3) — La création collective et la mise en oeuvre de ces projets, en considérant au mieux les contraintes d’organisation qu’ils présentent. Malgré son acharnement à faire de l’urbanisme unitaire l’élément central de l’I.S., Constant quitte l’I.S. face à son propre manque d’inspiration. Mais l’urbanisme unitaire reste un des points d’accroche de l’I.S., notamment grâce à son expression dans la dérive. On l’envisage dès lors en fusion avec une praxis révolutionnaire généralisée, contre la spécialisation de l’urbanisme d’Etat et contre le fait que la société bureaucratique de consommation s’impose partout par la planification urbaine et la décomposition de l’esthétique, par l’organisation de la circulation, par le conditionnement et l’isolement de la population. L’urbanisme unitaire se politise. Kotanyi et Vaneigem prennent le relais de Constant: “La principale réussite de l’actuelle planification des villes est de faire oublier la possibilité de ce que nous appelons l’urbanisme unitaire, c’est-à -dire la critique vivante, alimentée par toutes les tensions de la vie quotidienne, de cette manipulation des villes et de leurs habitants”[19]. Dans le même texte, l’évolution de l’I.S. est vue toutefois d’un oeil positif: “La destruction situationniste du conditionnement actuel est déjà , en même temps, la construction des situations. C’est la libération des énergies inépuisables contenues dans la vie quotidienne pétrifiée”[20].
En 1961, les situationnistes étudient la construction d’une ville expérimentale qui se présenterait comme une ville thérapeutique de jeu, ils en déduisent que l’urbanisme unitaire vise à libérer et à généraliser un instinct de construction qui est refoulé chez chacun d’entre nous. Mais les moyens de réalisation d’une telle ville expérimentale sont inexistants, le projet est trop vaste. Etant donné que l’urbanisme institutionnel a l’art de rassurer et d’aliéner les esprits, l’urbanisme unitaire se dirige vers un moyen simple de désaliénation éphémère auquel il a toujours été fidèle: la dérive.
C 2 — La dérive ou la poésie de l’instant présent
La dérive est un “mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine: [la] technique du passage hâtif à travers des ambiances variées”[21]. Elle désigne la durée d’un exercice continu de cette expérience pratiquée depuis 1953. La dérive a cet avantage de pouvoir se pratiquer hic et nunc, comme une simple promenade qui n’aurait pas de but ni de destination précise. Le principe étant de se laisser guider par son instinct, ses envies de découvertes psychogéographiques, au hasard de son déroulement. Elle peut s’effectuer seul ou à plusieurs, l’idéal est d’être à deux ou trois pour que chacun puisse avoir sa part active de décision et d’autonomie dans la dérive. “L’expérience situationniste étant en même temps moyen d’étude et jeu du milieu urbain, elle est sur le chemin de l’urbanisme unitaire”[22]. Comme l’écrit Chtcheglov en 1953 dans son “Formulaire pour un urbanisme nouveau,” dans la réalisation complète de l’urbanisme unitaire, l’activité principale de la population doit être la dérive continue, le déplacement s’effectuant pour le plaisir et non plus par besoins utilitaires, sans destination précise et non plus par la course aux étapes préétablies (travail, courses ménagères, loisirs hebdomadaires, domicile, etc.). Le hasard et le temps de l’errance à profiter du paysage urbain constituent les points d’intérêt principaux dans le rôle joué par la dérive pour la psychogéographie et la recherche d’un comportement ludique constructif.
Les grandes villes, par la multitude de leurs petites rues, sont favorables à la dérive. Paris est Le lieu d’expérimentation de la dérive dès 1953, quand Guy Debord, Michèle Bernstein, Jean-Michel Mension et d’autres traînent dans la gare de Lyon pendant une grève de cheminots; dans le hall de la gare, ils interpellent les voyageurs en l’attente de train, avec des réflexions contre le travail, puis en sortent sous la pression hostile de leurs auditeurs. Par la suite, ils font de l’auto-stop (la grève des chemins de fer, c’est bien connu, rendant les automobilistes plus aimables vis-à -vis des piétons désemparés…) et se dirigent au hasard des conducteurs bienfaisants qui ne font que suivre la routine de leur labeur. Arrivés en destination inconnue, ces jeunes lettristes poussaient leur oubli, leur évasion, dans l’alcool des bars locaux, pour se perdre définitivement et décider plus tard de retourner àParis. Ce scénario se renouvelait régulièrement mais la dérive s’étend au fil des années, se précise théoriquement et se pratique différemment, de manière moins chaotique. Elle permet la connaissance et l’appréciation de différents quartiers de Paris, l’oubli et la réalisation éphémères de soi (dans la liberté du hasard subjectif), et l’on sait les conséquences positives que cela a pu apporter durant les événements de mai 1968.
La dérive, intégrée dans la vie quotidienne, sans limitation de temps ni d’espace, exprime ainsi la poésie du moment présent, dans une certaine mesure hors des contraintes sociales et de l’aliénation du “train-train quotidien.”
Notes
[13] Internationale situationniste #1, op. cit., p.13
[15] Potlatch #23, 13 octobre 1955, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.205
[16] Guy Debord, La Société du Spectacle, op. cit., p.172
[17] Internationale situationniste #1, op. cit., p.18
[18] Internationale situationniste #3, op. cit., p.26
[19] Internationale situationniste #6, op. cit., p.17