Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire

II: Genèse de l’humanité

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Du travail intellectuel au gai savoir

La pensée séparée n’a jamais produit que l’intelligence de la vie qui se nie.

Des triomphes conjugués de la physique, de la chimie, de la médecine, des mathématiques, de l’astronautique, de la biologie, de l’architecture, de la psychologie, de la sociologie, il est sorti moins de bonheur que d’oppression et d’argent. Les sciences ont propagé le bien-être aux quatre coins du monde dans la limite de l’offre et de la demande, ramenant l’activité humaine à une activité de marché.

Ils nous la baillent belle d’incriminer le progrès et le revers de sa médaille, ceux qui s’enorgueillissent d’exploiter et de violer la nature jusqu’à l’atome, ceux qui tirent d’un noyau de vie une énergie de mort fort utile pour éclairer les chaumières et guérir le cancer qu’essaime la pollution nucléaire. Quelle faveur espérer d’un progrès que détermine un processus marchand fondé sur le pillage du vivant?

Une science de l’exploitation de l’homme et de la nature

Comment se satisfaire d’une paix qui n’éloigne la guerre qu’à la condition de mieux satisfaire aux intérêts mercantiles? Comment se contenter d’un savoir pacifique que le reniflement du profit fait pirouetter en direction contraire? Surtout, comment tolérer que la créativité invente au fil du plaisir et soit tranchée au couperet du rentable? Des ampoules électriques inusables aux énergies gratuites, tant de brevets rachetés à l’inventeur pour être détruits ne sont que partie visible d’une terreur entretenue sur un savoir non pas secret mais inhérent à la réalité secrète des désirs. Faut-il que la création qui cherche ses poètes ne découvre que les calculettes du prix coù»tant?

La réalité falsifiée

L’économie a ordonné l’univers selon sa perspective, elle a imposé sons sens particulier à l’oeil, à la pensée, aux gestes, à la parole, aux sensations, mais son pouvoir n’est pas si absolu qu’il nous empêche de percevoir la part de nature inviolée et soustraite à son regard de Méduse.

Une réalité a été donnée comme la seule qui soit, et pourtant elle est seulement, dans sa rudimentaire dualité matérielle et spirituelle, la réalité que fabrique, jusque dans les conditionnements mécaniques du corps, le travail d’exploitation de la nature. Il a fallu que son inhumanité tranche aujourd’hui de façon scandaleuse avec les prétentions humanistes qu’elle produit pour que les gens se détournent enfin d’un savoir abstrait et commencent à débattre de leurs désirs. J’ai trop à faire de la terre et de ma vie, heure par heure, pour me préoccuper encore des spéculations qui mènent le monde où je ne souhaite pas qu’il aille. La véritable science à créer est celle de la jouissance de soi hic, nunc et semper.

Le mur du savoir séparé, ou le désespoir des sciences

Le savoir s’est trouvé séparé de la vie comme le producteur de ses désirs, l’esprit du corps et le travail intellectuel du travail manuel. La pensée n’a eu à connaître que la pensée et l’homme abstrait, forme vide où l’individu concret n’entre qu’en se vidant.

La pensée de l’ère économique tourne en rond depuis dix millénaires, murée dans le cercle dont elle entoure la réalité des désirs et de la gratuité naturelle.

Une pensée qui exclut et nie la vie n’avance qu’en se niant et en s’excluant. La bibliothèque universelle des idées a fondé sa diversité sur une banalité constante où l’ancien se travestit en moderne et l’esprit critique en nouveau conformisme.

L’assaut mené contre la théologie par la philosophie, sa servante rebelle, traduit la prééminence de l’économie terrestre sur sa représentation céleste, comme le déclin du sacré et la victoire des valeurs désacralisées racontent la fin de la structure agraire et la conquête du monde par la modernité marchande. Rien ne change vraiment que la forme d’une invariable oppression.

Chaque fois que l’intellectualité a éclairé le projet d’une émancipation humaine, elle l’a obscurci aussitôt en prenant le parti de l’esprit sur le chaos de la matière, entendez sur les impulsions du corps. Dès le départ, les entreprises de démystification ont achoppé sur le désenchantement; elles pressentaient qu’elles abattaient un mensonge pour en bâtir un autre.

Le drame de la pensée séparée, c’est qu’elle n’est rien sans le corps et qu’elle le traite comme s’il n’était rien qui vaille à son sens. On sait où la religion a longtemps pris le dernier mot à la philosophie qui la supplantait: à l’endroit même où les idées s’avouaient impuissantes à changer la vie; là, elle rameutait la peur et la consolation de mourir comme une ultime vérité.

Le sentiment d’une vie à créer est demeuré aussi étranger à la philosophie, aux idéologies et aux sciences qu’aux théologies. On comprend pourquoi l’intelligence a si souvent brillé dans le constat d’échec: le penseur exorcisait, en expliquant les êtres et les choses, sa vie désespérément inexplorée parce que irréductible au concept. La fable des dieux, du ciel et du pur esprit ont fait l’objet d’études plus scrupuleuses que l’existence des hommes nés de la terre. Il n’y a pas de mystère de la vie mais bien un mystère entretenu sur le travail qui la nie et la refoule dans une nuit où les pulsions s’érigent en monstres redoutables.

Sans doute faut-il se réjouir aujourd’hui d’une connaissance plus soucieuse de la nature et du corps, mais tant de savoir a beau être utile à la vie, il n’en est pas moins inutilisé dans l’approche individuelle d’une destinée à créer, il demeure entre les mains des gens plus soucieux de prestige et d’affairisme que passionnés par l’alchimie de la libido originelle, par la transmutation des besoins humains.

Il est heureux que la faillite du pouvoir entraîne une démocratisation du savoir. Assurément, la culture se débite en tranches et selon ces ventes promotionnelles où l’on dit fort justement d’une idée en vogue qu’elle fait «recette». Or ce qui se paie n’entre que pour bien peu dans les moments de bonheur que l’on se crée.

En revanche, quelle richesse dans le capharnaüm des sciences, dans les entrepôts de la pensée séparée; quelle passionnante curiosité il y aura un jour à s’emparer du bric-à-brac accumulé pour l’englober et l’utiliser dans l’approche des plaisirs.

L’inflation du savoir abstrait renvoie dos à dos le savant, qui sait tout du monde et rien de lui-même, et l’ignorant qui, ayant tout à apprendre de ses désirs, ne s’instruit qu’en les réprimant.

L’allergie à un certain savoir

On a vu, dans les années 80, de nouvelles générations tirer une manière de gloire de l’ignorance et de l’inculture, à la grande réprobation d’intellectuels taillés dans le roc de l’érudition journalistique. N’était-ce pas pour elles une fin de non-recevoir opposée à un savoir dépouillé de sa valeur d’usage et servant de monnaie d’échange dans d’oiseuses transactions d’autorité et de profits? D’autant que, s’il était odieux d’avoir à s’instruire pour gagner de l’argent et des honneurs, le ridicule s’ajoutait au mépris dès l’instant que la récompense même n’était plus ni garantie ni estimée.

Si déplorable que fût le parti pris de l’ignorance, il a, en l’occurrence, clarifié le refus d’une connaissance imposée de l’extérieur, distribuée avec commisération au nom de pontifes souverains, Marx, Freud et tutti quanti. C’était aussi, à n’en pas douter, un rejet des critères économiques hiérarchisant les connaissances selon les demandes du marché d’embauche et, partant, de l’attitude servile où la créativité s’avilit quand elle obtempère au travail.

Chacun perçoit mieux maintenant à quel point les connaissances sont embrigadées dans un système d’intégration sociale où tout s’entreprend par devoir et non par plaisir. Si les écoliers endurent tant de peine à apprendre et qu’il y faut le fouet, l’imprécation, la prière et la séduction, c’est qu’il n’y a rien de commun entre les exigences du travail et l’effort que suscite le jeu d’une curiosité éveillée et émerveillée. Tant que la science fondera son apprentissage sur la morale lucrative du travail et non sur la jouissance où la création prend sa source, l’enfant qui édifie en terre, pierres, planches, cartons et rêves de somptueux palais ne bâtira jamais, avec les matériaux les plus riches de l’âge adulte, que des villes et habitats en forme de casernes, d’usines, de mouroirs. Ce n’est pas une des moindres aberrations de l’éducation que d’imposer un savoir abstrait aux enfants qui sont les êtres les plus précisément proches de la vie. S’étonnera-t-on que l’école, censée en faire des hommes, produise des avortons précocement vieillis, aussi versés dans les sciences qu’ignorant de ce qu’ils veulent et désirent vraiment?

Ramener le savoir à la vie

L’expansion marchande n’a cessé de mener plus loin les routes du savoir et pourtant des hardiesses scientifiques ont ceci de commun avec le bon sens qu’elles dépassent rarement le rebord du comptoir. La connaissance a restitué l’unité de l’univers, découvrant des pays lointains, dévoilant le macrocosme et le microcosme. Mais c’est une unité qui participe du mensonge religieux mariant de force la terre au ciel et se substituant à l’accord fondamental de la vie et de la nature.

Il a suffi que la marché international sa rabatte sur l’hédonisme pour qu’apparaisse à quel point la science se moque du désir quand il échappe à l’emballage où les impératifs de consommation le plient et le replient.

Et puis, ce glissement progressif du sensible au mental, du vécu à sa représentation, il a bien fallu qu’un grand geste le balaie, que, se moquant des discours, l’on en vienne à la naïve curiosité de l’enfant, qui veut toucher du doigt ce qu’il souhaite connaître.

Nous n’avons que faire d’une connaissance qui demeure étrangère à la valse de nos regrets et de nos bonheurs. Il y a trop de plaisir à découvrir le monde en se découvrant soi-même pour se contenter de lire et de relire sans fin le bilan d’un univers où seuls les chiffres changent et réduisent tout à leur mesure. Il est bien temps d’introduire dans l’arsenal des sciences les magiciennes de l’enfance et du rêve, afin que tant de richesse inventive ne se paie pas de notre indigence. Une seule exploration aura le privilège d’ouvrir sur l’infini du vivant les portes d’un horizon mort, c’est l’aventure dans la galaxie des désirs.

Les vérités scientifiques du pouvoir

Une vérité scientifique qui ne s’inscrit pas dans un progrès incontestable de l’humain n’exprime qu’une vérité inhumaine et mérite d’être traitée sans égard.

Songez qu’il n’est pas une infamie que la connaissance et les sciences n’aient cautionnée à un moment ou à un autre de leur autorité. La propriété privée, la patrie, la concurrence, la loi du plus fort, Dieu, l’inégalité, le racisme, l’infériorité de la femme, l’excellence de l’énergie nucléaire ont suscité l’émerveillement de la découverte et se sont parés des lauriers de la vérité. Personne ne s’est étonné que les preuves qui leur garantissaient un statut de fait établi relevassent de raisons d’autant plus péremptoires que les impératifs économiques de l’heure en confirmaient le bien-fondé.

Le sens d’une observation, d’une expérience, d’une théorie préexiste dans le comportement de l’observateur, de l’expérimentateur, du théoricien. Que la science participe de l’exploitation de la nature à des fins lucratives — qu’elle soit ni plus ni moins un travail — explique assez pourquoi nombre de vérités scientifiques procèdent d’un implicite mépris de la vie en tant que jouissance et création.

Un tel mépris a varié selon les hommes et les époques mais il est peu d’exemples de savants dont la morgue, la raideur, l’ascétisme, le manque de générosité, l’ignorance de l’amour n’aient ensemencé les inventions et découvertes de quelque germe ignoble.

La vanité raciste des linguistes et des biologistes du XIX° siècle bâtit sur des assises jugées excellentes la vérité d’une inégalité des races. La perspicacité policière en progrès et le souci d’isoler les éléments dangereux du magma social jettent les fondements de la sociologie, de la psychiatrie, voire de la psychanalyse. La médecine multiplie ses succès en assimilant le corps à une machine complexe dont elle veut percer les secrets dans le même temps que les secrets de la terre sont livrés aux derricks et aux cotations boursières; si bien que, cautionnant la dénaturation qui produit le cancer, elle produit aussi pour le guérir une lucrative industrie pharmaceutique. Il n’est pas jusqu’aux vérités réputées éternelles qui ne soient en quelque sorte «fabriquées» selon un sens et une vocation spirituelle; ainsi la gravitation universelle perpétuant l’idée d’une horloge divine, d’une perfection mécanique; ainsi le big bang reniflant l’hypothèse de Dieu, ce vieux pet sous la couverture; ainsi les acquis de la génétique, manipulés par des gens dont on aimerait connaître le comportement quotidien et la place qu’y occupe l’amour de la vie.

Comment une vérité arrachée par la souffrance ne serait-elle pas le reflet d’une réalité qui s’impose au prix de la douleur et du déchirement? Une science qui a besoin, pour progresser, de sacrifier un homme, une bête, une forêt, un paysage, un équilibre écologique est une science de mort. Un chercheur qui privilégie sa fonction et son rôle aux dépens de sa vie — comme on voit de ces «patrons» pleins d’amertume et de mépris défendre becs et ongles le territoire mesquin de leur spécialité — ne découvre jamais que des futurs cimetières.

Le gai savoir est le libre usage des connaissances par la volonté de vivre.

Le gai savoir

Le marché de la culture a accumulé une somme considérable de connaissances dont nous ne savons que faire parce que nous sommes le plus souvent dans l’ignorance de nos désirs. Il est vrai qu’un savoir qui se vend et exige que l’on séloigne de soi pour l’acheter ne me concerne pas vraiment. Un marché change ses cours mais n’offre jamais de quoi changer la vie. Pourtant, tout est làà saisir d’une science qui nous demeure par essence étrangère parce qu’elle procède d’une pensée séparée et familière puisque le désir en peut détourner l’usage en sa faveur. Rien n’est à effacer de la mémoire, si ce n’est l’empreinte de la mort, qui est celle de la séparation.

Il n’est aucune érudition, aucune connaissance exacte, aucune spéculation, aucune rêverie qui ne soit à l’instar de ces géométries fantastiques dont l’application pratique et insoupçonnée se découvre un beau jour: elles attendent de prendre corps dans la diversité des destinées individuelles.

A mesure que prévaut le sentiment d’une gratuité naturelle, le souci d’acquérir du savoir dans les domaines où la curiosité s’éveille sous l’aiguillon du désir fraie un chemin aux charmes affectueux de l’apprentissage et de l’enseignement. Il ne s’agit que de s’instruire par indiscrétion, non plus par contrainte.

Il est dans la nature de l’enfant de fureter partout, de se montrer curieux de tout. Et quelles réponses apporte-t-on à ces questions? On les rebute, on lui impose silence pour ne pas lui opposer une ignorance embarrassée, quitte plus tard à lui asséner par rabâchage scolaire des solutions d’ordinateur, dont il a perdu l’utilité.

Parce qu’il participe d’une quête passionnelle — de cette quête du Graal qu’est la jouissance et la création de soi -, le gai savoir veut tout connaître et tout comprendre de l’omniprésence du vivant, à commencer par le labyrinthe des désirs, dont chacun est le parcours et le centre.

On sait à quelles réponses navrantes conduit le plus souvent la question posée à brûle-pourpoint: quels voeux souhaiteriez-vous voir satisfaits pour votre plus grand bonheur? Question qui à vrai dire s’adresse à l’intellect et rappelle fâcheusement la menace dissuasive adressée à l’enfant à l’instant même où il expérimente précisément ses désirs: «Sais-tu vraiment ce que tu veux?» Non, il ne le sait pas, il s’applique à l’apprendre mais tout l’en dissuade et, plus tard il n’aura que le choix de faire alterner un jour sur deux le pile et face d’un même renoncement: avoir beaucoup d’argent, jouir de la paix de l’âme. Mais être bien dans son corps et dans le monde?

Maintenant que l’enfant échappe peu à peu à la castration économique, sans doute verra-t-on quelque jour l’apprentissage se fonder originellement sur cette confiance qu’assure le sentiment d’être aimé pour soi et non pour ses mérites. Aucune leçon ne s’imprime dans la tête si elle n’appartient pas d’abord au désir et si elle n’y retourne pas pour le parfaire. Comprendre, c’est prendre sur soi d’accroître son plaisir et le plaisir de ses semblables, entendez de ceux qui comprennent dans le même sens. La connaissance ne relève ni de maîtres ni de disciples, elle appartient à la passion d’aimer, qui découvre et recrée l’unité de l’intelligence et du sentir.