Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire

II: Genèse de l’humanité

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La fin du juge et du coupable (suite)

Eloge de l’humanisme

Les humanistes se font un devoir d’ignorer l’échange fondamental, qui est le principe même de la dénaturation: la transformation impérative de la force de vie en force de travail. En revanche, ils sont intarissables sur le confort et les aménagements que le négoce et sa philosophie introduisent, au fil des siècles, dans l’inhumain sacrifice de l’homme à l’économie.

Pénétrés des lumières que porte aux quatre coins du monde la marchandise universelle, ils célèbrent partout la grandeur et l’excellence de l’homme qui travaille à la parfaire. En un sens, qui est le leur, ils n’ont pas tort.

Indéniablement, l’idée d’un profit équitable pour tous a consolidé l’acquis des droits démocratiques, imposé sa loi à la loi du plus fort, atténué les injustices et les insatisfactions, ramené la paix dans la tourmente sociale des intérêts divergents. Qui songerait à se plaindre des libertés à l’ombre desquelles il est permis, sans trop de craintes, d’aimer, de boire, de manger, de parler, de penser, de s’exprimer, de se déplacer, de respirer? Ne sais-je pas assez que sans elles je n’écrirais pas sans risquer la censure et l’autodafé?

Je ne les raille pas dans ce que leurs limites autorisent, je refuse seulement leurs frontières, qui ne sont pas celles de l’humain mais du lucratif. Je leur reproche de n’être ni données, ni gagnées, quoi qu’il paraisse, mais de naître, de s’agencer, de s’imposer dans le processus de réalisation de l’économie. J’en veux à ces libertés-là de n’outrepasser jamais la libre circulation des biens, de se borner au droit de vendre, d’acheter, de servir selon l’offre et la demande. Avouer que de telles bontés se paient, c’est reconnaître à quel point elles se nient.

Il y a de l’imposture à réprouver la politique du bouc émissaire, en vigueur dans les comportements autoritaires et bureaucratiques, la xénophobie, le racisme, les sectarismes, quand on dédaigne de briser l’emprise économique qui brise le désir à sa racine.

Tant que ne se guérira pas cette blessure de l’être qui est la blessure de la jouissance écorchée, le grand exorcisme de la mort fera rejaillir sur les autres les larmes et le sang versés par chacun. Gardez-vous d’oublier qu’il existe, dans le palais des fêtes où la convivialité marchande célèbre les Droits de l’homme, une cave qui, à tout instant, peut servir de chambre à gaz.

La mort est la vraie justice égalitaire, comme la marchandise est la fin de l’homme qui la produit. Ce qui vit échappe au juste et à l’injuste parce qu’il échappe à l’économie.

Le combat contre l’injustice

La lutte contre les injustices a cessé de dissimuler ce qu’elle a toujours été: la conquête par les hommes d’une marchandise qui les conquiert et remplace par une forme humaine — par une abstraction — la réalité vivante qu’elle épuise.

Descendre dans la rue avec les armes de la revendication? Pourquoi faire? Pour réclamer des droits qui me seront accordés au prix de nouveaux renoncements, m’enrichiront à mes dépens et me feront une vie plus pauvre?

Les gens se sont battus pendant des siècles pour l’égalité et ils prennent aujourd’hui conscience que la seule égalité effective est le devoir imposé à tous de se sacrifier pour travailler, et de travailler pour rien ou si peu, puisque l’avoir périclite, que le pouvoir ridiculise et que la survie s’ennuie.

Je ne me sens concerné que par la création d’un monde où il n’y a plus à payer.

Le travail et la mort

Ils se consolaient jadis des tourments de l’injustice en invoquant pour tous, riches et pauvres, grands et petits, fortunés et infortunés, puissants et misérables, la commune obligation de mourir. Dans le trépas s’accomplissait le rêve d’une justice égalitaire.

Maintenant que le travail est éprouvé comme une quotidienne et universelle perte de vie, il semble n’exister entre l’égalité devant la mort et l’égale obligation de sacrifier chaque jour que la différence entre paiement comptant et paiement différé. Les temps sont si propices à l’euphémisme que le sursis s’appelle ici facilité.

Leur justice relève de l’euthanasie, l’équitable répartition des droits et des devoirs agissant comme une dose létale injectée petit à petit. Et quelle consolation, pour ainsi dire «cosmique», dans le sentiment que la marchandise, cette chose morte vampirisant le vivant, étreint et éteint simultanément l’ensemble des espèces et la terre qui les nourrissait!

L’auto-punition

Se retrouver seul avec l’ombre d’une mort qui ne procède plus ni de Dieu, ni des Parques, ni même d’une loi naturelle mais d’un réflexe, conditionné par la nécessité économique, présente par bien des aspects un caractère heureux, une aubaine à saisir.

N’est-il pas permis, en effet, de démêler d’entre les gestes accomplis ceux qui mortifient l’existence par routine et ceux qui s’emploient à la raviver? Mais quelle obstination il y faut! Et combien auront la sincérité de s’avouer qu’ils exécutent le plus souvent sur eux-mêmes le jugement qui prescrit de mourir à soi-même, et auquel invite à souscrire un si dérisoire affairement parmi la vanité des êtres et des choses.

Tel qui milite contre la torture et la peine de mort s’avise un matin qu’il n’a jamais cessé de se navrer et de se tourmenter sur l’échafaud de sa culpabilité. Tel autre en appelle à la suppression des prisons, qui n’en finit pas de se verrouiller dans les bas-fonds de sa carapace caractérielle.

L’économie réalise si bien son essence, depuis qu’elle l’a ramenée de la transcendance céleste à l’immanence terrestre, qu’elle se concrétise dans l’existence économisée de chaque individu particulier. La conscience s’en éclaire, les choix se précisent. Il faut ou, se sentant juge, coupable, bourreau, programmer secrètement, et comme le prononcé d’une peine, l’infarctus, le cancer, la thrombose ou l’accident, ou bien s’emparer de chaque plaisir pour s’arroger une innocence qui n’a de compte à rendre à rien ni à personne.

Toute justice est coupable

Les hommes de l’économie n’ont d’autre recours qu’en cette justice immanente qui se prépare à les économiser dans la fin dernière d’une terre accédant à l’état de pure marchandise. Vous les reconnaîtrez aisément.

La peur et l’oppression les a si bien agenouillés qu’ils ne savent se dresser que pour mettre les autres à genoux, leur imputer leurs malheurs, les punir de la punition qu’ils s’infligent à longueur de journée. La vocation du sacrifice se nourrit du sacrifice d’autrui.

Ils expient, donc ils jugent. Leur jugement veut que s’abatte sur le monde entier l’agonie qu’ils s’imposent. C’est pourquoi ils ricanent quand la mort sort de sa manche les dés pipés de Tchernobyl et du sida. Tous les cris d’alarme leur sont bons, qui ajoutent d’aigrelettes sonorités aux rumeurs du jugement dernier. S’ils dénoncent la pollution de l’air, c’est encore pour ventiler l’atmosphère de culpabilité dans laquelle ils végètent.

Sous l’indifférence de l’homme d’affaires ou les indignations de l’insurgé suinte la même odeur d’existence méprisée, de vie défunte. Le parti de la mort a le plus grand respect pour le malheur, car il n’est rien de mieux, pour s’attirer de plus grandes infortunes, que de se résigner à en supporter de petites. Il n’arrive fatalement que des fatalités auxquelles nous nous sommes prédisposés.

Contre l’anti-terrorisme

Dans la toute-puissance de leur inhumanité, les Etats du passé ont engendré des héros qui, osant se dresser seuls contre le Léviathan, s’auréolaient, comme d’une lumière noire, de l’éclat d’une humanité opprimée.

Coeurderoy, Ravachol, Henry, Vaillant, Caserio, Bonnot, Soudy, Raymond-la-Science, Libertad, Mecislas Charrier, Pauwels, Marius Jacob (qui n’a jamais tué), Sabate, Capdevila et tant d’autres, je me suis dépouillé de l’admiration que je vous portais et mon affection s’en est accrue, car je perçois combien il en allait alors de la simple sauvegarde d’une vie de repousser dans l’autre sens le couteau que l’on vous mettait sur la gorge.

Il n’est plus vrai, aujourd’hui, dans le déclin précipité de toute forme d’autorité, que le poids de la servitude et de l’avilissement prête aux sursauts de la vie les armes de la mort. En revanche, je vois à quel point le réflexe suicidaire et le devoir de périr pour quelque cause confèrent de nouveaux crédits à un Etat de plus en plus discrédité, et redorent le blason délavé du pouvoir. Il suffirait du reste d’examiner à quel point le terrorisme a recueilli du bout du fusil la débilité des dernières idéologies pour reconnaître à quoi l’on a faire. Sexisme, racisme, marxisme, sectarisme, nationalisme, mysticisme, autoritarisme, affairisme offrent un assez bon reflet de ce qui reste en scène dans le théâtre politique, il suffit d’en siffler l’air aux badauds pour que les cabotins de l’ordre retrouvent un semblant de conviction.

L’Etat européen a déjà la disgrâce d’avoir sur les bras une armée que l’absence de guerre et d’émeute condamne au chômage, que ferait-il de sa justice, de sa magistrature, de sa police, de sa bureaucratie s’il perdait le terrorisme politique et le forfait de droit commun?

La répression s’est toujours nourrie de l’inclination commune à se réprimer, qui fait la force des gouvernements. Et voilà qu’à l’instant où la cote de la culpabilité est en baisse, des activistes suicidaires sortent de sa léthargie un système de jugement dernier où l’on se tue en tuant les autres. Cui prodest?

Jeter à bas ce qui s’effondre de soi, c’est offrir à sa propre agonie un lit au milieu des ruines. Que les morts fraient avec les morts dans le même culte de la charogne, dans ce refus de la vie qui est l’esprit de toutes les religions.

La nouvelle innocence abolit la culpabilité par la souveraineté du vivant.

La vie avant toutes choses

Si le vieux cri de «Mort aux exploiteurs!» ne retentit plus parmi les cités, c’est qu’il fait place à un autre cri, venu de l’enfance et d’une passion plus sereine: «La vie avant toutes choses!» Qu’il se propage, non dans les têtes mais dans les coeurs, et ne vous inquiétez plus de l’apathie où s’enlisent les archaïsmes de la soumision et de l’insoumission.

La joie d’appartenir à l’incessant renouvellement de la nature est le meilleur antidote aux contraintes quotidiennes de l’exploitation et de la dénaturation. C’est le moment de l’innocence où l’enfant se révèle à soi-même, avant que l’éducation fasse payer le plaisir de naître par l’obligation de travailler. Là gît le secret dénouant la chaîne de remords, de sacrifices, de maladies, de frustrations et d’agressivités que forge anneau par anneau le libre-échange des culpabilités.

La clémence

A quel mobile obéissait-il le geste de clémence que les hagiographies attribuent à l’un ou l’autre potentat, monarque, général ou homme d’Etat? A l’escompte d’un profit spirituel, à un bénéfice moral qui est, dans leur système de plus-value, ce que le pouvoir est à l’argent. N’est-il pas arrivé, pourtant, qu’il se glissât sous la froideur du calcul une vraie générosité, un élan d’authentique gratuité, comme si le souffle de l’humain n’attendait qu’une fissure dans la carapace autoritaire pour reprendre son inspiration?

Or la fissure s’est accentuée avec le démantèlement de l’autorité. Le prix du pardon a baissé avec le prix de l’offense. De sorte que les effusions de la générosité naturelle se trouvent de plus en plus fréquemment quittes des comptabilités de l’ascendance. Que l’on soucie moins d’être payé en retour signifie aussi que l’idée de récompense et de châtiment s’efface peu à peu devant les exubérances de la tendresse, de l’affection, de l’amour.

Apprendre à tenir de soi seul la grâce d’aimer et d’être aimable dispense d’attendre aucune grâce de rien ni de personne.

Contre le châtiment

Le châtiment ne dissuade pas du crime, il le stimule. Il fonde une surenchère compétitive où le coupable rend sur les autres une justice que les autres rendront sur lui. Le criminel n’agit-il pas comme un juge implaccable? Il condamne, punit, grâcie ou exécute sa victime sans déroger à la loi d’une justice universelle. Son forfait le salarie et il sait qu’il en acquittera l’impôt s’il est arrêté.

Telle est la logique imparable des échanges, elle se reproduit sans fin. Néanmoins, ce n’est pas une loi humaine, c’est seulement la loi d’une économie où tout se paie.

Condamner la violence, le viol, l’attentat et en appeler à une légalité qui tue, emprisonne, viole et tourmente, c’est entrer dans l’inhumanité d’un marché nommé justice, c’est se résigner, avec un secret sentiment de vengeance, à se comporter en juge et en criminel.

Si contraint que je puisse me trouver de travailler pour survivre et, dans la même occurrence, de réagir violemment pour me défendre — car il ne s’agit pas de tolérer quelque menace que ce soit -, on ne me fera aquiescer ni à la vertu du travail ni au bien-fondé du talion. Une civilisation qui a la prétention de créer son humanité se renie si elle ne met tout en oeuvre pour briser le cycle du crime et du châtiment, pour en finir avec la justice.

J’ai beau être entraîné, à certaines heures du jour et de la nuit, dans un jeu dont les règles appartiennent à l’universalité mercantile, je n’ai pas choisi d’y entrer, je ne me soucie pas d’y perdre ou d’y gagner, il ne me convient que d’en sortir. Il se moque bien de juger et d’être jugé celui qui, cueillant le hasard des plaisirs, évite les chemins battus de l’autopunition et de ses exorcismes.

La culpabilité nourrit la violence

Qu’il n’y ait plus de coupables mais seulement des erreurs, car il n’est pas d’erreur qui ne contienne en soi sa correction. Même le plus irréparable des actes criminels, l’assassinat, a plus de chances de s’effacer des moeurs par une attitude qui privilégie la vie, à commencer par celle du meurtrier, qu’en perpétuant l’ombre poisseuse du châtiment, du rachat, de l’expiation.

Mettez autant d’énergie àéloigner les sentiments de culpabilité que vous en déployez pour les entretenir, et vous ferez reculer la violence brutale ou sournoise de la mort plus sûrement qu’en la réprimant. Cette violence-là n’est que l’inversion de la volonté de vivre, elle ne participe pas de la nature humaine mais de sa dénaturation, elle n’entre pas dans la création de l’homme par l’homme mais dans le système d’exploitation généralisée qu’impose la suprématie du travail sur la jouissance.

Abolir les prisons

Le règne odieux des prisons ne finira pas sans que chacun apprenne à ne plus s’emprisonner dans un comportement économisé par les réflexes de profit et d’échange.

Moins l’animalité s’encagera dans les raideurs du caractère, s’enrageant de perpétuelles frustrations, mieux elle ouvrira les portes de la jouissance à de progressifs affinements, et plus apparaîtra à tous l’horreur d’enclore dans des cachots des condamnés qui y croupissent non pour leurs méfaits mais parce qu’ils exorcisent les démons qu’embastillent en eux les honnêtes gens.

Quant aux progrès que l’humanisme appelle de ses voeux, ils ont de quoi faire frémir. Si les prisons disparaissent alors que la jouissance n’est pas restaurée dans ses droits, elles céderont seulement la place à des institutions psychiatriques aérées, en accord avec les thérapeutiques qui anesthésient chez les condamnés au travail quotidien la violence des frustrations.

Le temps n’est-il pas venu de se mettre si bien dans l’amour de soi que, arrivant à se souhaiter du fond du coeur beaucoup de bonheur, on s’attache aux autres par le bonheur même qui leur échoit, on les aime par la faveur d’aimer qu’ils se dispensent?

Je ne supporte pas d’être abordé par le rôle, la fonction, le caractère, l’instantané qui me fixe et m’emprisonne dans ce qui n’est pas moi. Quelle rencontre espérer en un lieu où l’obligation d’être en représentation empêche que je sois jamais?

Seule m’importe la présence du vivant, où convergent toutes les libertés qu’aucun jugement n’a le pouvoir de mettre en état d’arrestation.

Dénouer les liens

Les questions sans réponse sont le plus souvent des noeuds que le temps arrive le mieux à dénouer, parce que, emmêlé dans les torsions d’un monde à l’envers, elles se remettent à l’endroit lorsque vient le moment où le vivant se rajuste.

Comme l’insoluble obéit à une logique qui n’a d’ultime solution qu’en la mort, il existe à toute interrogation une résonance inouïe qu’apporte le sentiment de joie et de bonheur. En ce sens, rien n’est moins futile que la tendresse d’un regard, le goù»t du café matinal, un trio de Boccherini, une aria de Mozart, un rayon de soleil parmi les frondaisons, l’effleurement d’une main aimée, l’odor amoris plus éloquente que les mots d’amour. C’est là que reprennent force tant de désirs découragés par les circonstances hostiles à leur accomplissement, c’est là que, s’exhortant à ne pas céder au renoncement et à désirer sans fin, ils libèrent des contorsions de l’amertume et de l’insatisfaction les questions que chaque jour pose dans l’inextricable doute de soi.

Le plaisir brise le temps linéaire où la vie s’écoule au rythme de l’économie, selon la chaîne des échanges, au fil des paiements étalés de la justice immanente. Ce qui est dû par contrainte et nécessité, il n’y a que la gratuité des jouissances pour le comprendre et, inséparablement, le transformer.

Le plaisir est à la source d’une inébranlable confiance en soi, le contraire de la foi en un Dieu ou une Cause, c’est-à-dire en l’économie menant le monde. Un désir exaucé en engendre dix autres avec la promesse d’un même bonheur. C’est pourquoi l’homme heureux ne découvre en lui aucune raison de souhaiter la mort ou le châtiment de quiconque.

Contre le respect dû à la vie

Voulez-vous perpétuer le mépris de la vie? Imposez son respect! Le vieil impératif «Tu ne tueras point» n’est-il pas la pierre commémorative de tous les charniers?

Chaque fois que l’adulte s’érige en guide autoritaire de l’enfant, il ne lui communique que son incompréhension. Je n’en veux pour preuve que cette cruauté si longtemps imputée à l’enfance comme un trait de nature et qui n’a jamais été que l’effet d’une éducation.

Taxer de sadisme le comportement de l’enfant de deux ans qui écrase volontairement une colonne de fourmis relève des aberrations de cette pensée si bien séparée du vivant qu’elle voit l’empreinte de la mort à l’endroit même où la vie cherche à tâtons sa voie incertaine.

En écrasant les bêtes qui vont et viennent, le petit s’initie en fait au mystère du mouvement et de l’immobilité. Sous son pied, la ligne en déplacement s’arrête, se fige en une série de pointillés. La même approche ludique de la connaissance l’incite à saisir le chat par la queue, à arracher les feuilles d’une plante. A quoi rime donc le concert de réprimandes, de reproches, d’indignations attristées? Il a pour effet de changer une expérience à laquelle il ne manquait que du discernement en un état de malaise où la culpabilité se glisse avec les secrètes sollicitations de l’interdit.

Le plaisir de la découverte innocente pétrifie soudain l’enfant sous le regard d’une réprobation médusante. Voilà qu’on cesse de l’aimer à l’instant où de nouvelles notions avaient besoin de l’amour pour être interprétées et entrer dans un savoir plus vaste. La répression soudaine enclenche un réflexe de transgression, le plaisir s’englue dans l’angoisse, une pierre s’ajoute à la citadelle névrotique des années à venir où les jouissances s’emprisonneront pour se tourmenter, se détruire et se satisfaire négativement. Le sadisme ordinaire commence là.

La logique mercantile de la concurrence suppose toujours de l’intelligence à ce qui, prenant le contre-pied d’une bêtise bien établie, n’est, dans sa modernité, que la même bêtise a contrario. Que l’attitude autoritaire et répressive des adultes fasse des enfants dissimulés et sournois a de la sorte mis à la mode pour un temps la théorie du «laisser faire» que la piédiatrie américaine vulgarisa avec succès. Comme si accorder à l’enfant la liberté de se défouler en tourmentant les bêtes n’impliquait pas qu’il subît dans le même temps l’effet des culpabilités et des frustrations parentales. Il est vrai qu’une franche et nécesaire cruauté servait bien les desseins d’une génération occupée à expérimenter l’incidence du napalm sur la progression des fourmis vietnamiennes. Chaque fois que la nature est appelée à la rescousse pour justifier un comportement social, il est curieux que l’exemple végétal ou animal illustre toujours l’appropriation, la loi du plus fort, l’affrontement concurrentiel, toutes choses fort utiles à l’économie.

Si l’expérience des êtres et des choses comporte un risque de cruauté, n’est-ce pas le propre d’une éducation humaine d’y parer? Pour démontrer l’existence d’une gravitation universelle, il n’est pas indispensable de précipiter un homme par la fenêtre d’un cinquième étage; ni de recourir à une mise à mort pour expliquer le mouvement et l’immobilité.

De même que la chasse photographique dispense de tuer et accroît le plaisir de parcourir les bois, de se poster à l’affût, de saisir un instant de vie, de même une conscience du vivant se propage peu à peu et tisse un subtil réseau de connivence entre la jouissance de soi et la plante, le cristal, la bête, la ligne d’un paysage, la forme d’un nuage, l’objet né du génie artisanal.

L’enfant qui jette par terre une coupe en baccarat éprouve à la fois les limites d’un matériau et de la garantie affective. La réprobation brutale ajoutée au constant de fragilité du verre ouvre moins les portes de la connaissance que celles de l’angoisse et de l’envie morbide de détruire pour attirer l’attention.

En revanche, le sentiment, aisément perceptible par l’enfant, qu’il y a maladresse et non pas faute engendre au fil d’une sympathie rassurante une compréhension qui est la compréhension humaine par excellence: la qualité du verre, sa forme, sa lumière, la vie secrète qu’y ravive le plaisir de s’en servir concrétisent une présence qui est l’ubiquité du vivant, une ubiquité jadis usurpée par les dieux, le ciel, l’esprit, l’intellect.