L’ère du bonheur

VII: L’ère du bonheur

Le Welfare State contemporain corespond anachroniquement aux garanties de survie exigées par les déshérités de l’ancienne société de production (1). — La richesse de survie implique la paupérisation de la vie (2). — Le pouvoir d’achat est la licence d’acheter du pouvoir, de devenir objet dans l’ordre des choses. Opprimés et oppresseurs tendent à tomber, mais à des vitesses inégales, sous une même dictature du consommable (3).

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Le visage du bonheur a cessé d’apparaître en filigrane dans les oeuvres de l’art et de la littérature depuis qu’il s’est multiplié à perte de vue le long des murs et des palissades, offrant à chaque passant particulier l’image universelle où il est invité à se reconnaître.

  • Avec Volkswagen, plus de problèmes!
  • Vivez sans souci avec Balamur!
  • Cet homme de goût est aussi un sage. Il choisit Mercedes Benz.

Le bonheur n’est pas un mythe, réjouissez-vous, Adam Smith et Bentham Jérémie! «Plus nous produirons, mieux nous vivrons», écrit l’humaniste Fourastié, tandis qu’un autre génie, le général Eisenhower, répond comme en écho: «Pour sauver l’économie, il faut acheter, acheter n’importe quoi.» Production et consommation sont les mamelles de la société moderne. Allaitée de pareille façon, l’humanité croît en force et beauté: élévation du niveau de vie, facilités sans nombre, divertissements variés, culture pour tous, confort de rêve. A l’horizon du rapport Khrouchtchev, l’aube radieuse et communiste se lève enfin, inaugurant son règne par deux décrets révolutionnaires: la suppression des impôts et les transports gratuits. Oui, l’âge d’or est en vue, à un jet de salive.

Dans ce bouleversement, un grand disparu: le prolétariat. S’est-il évanoui? A-t-il pris le maquis? Le relègue-t-on dans un musée? Sociologi disputant. Dans les pays hautement industrialisés, le prolétaire a cessé d’exister, assurent certains. L’accumulation de réfrigérateurs, de T.V., de Dauphine, d’H.L.M., de théâtres populaires l’atteste. D’autres, par contre, s’indignent, dénoncent le tour de passe-passe, le doigt braqué sur une frange de travailleurs dont les bas salaires et les conditions misérables évoquent indéniablement le XIX° siècle. «Secteurs retardataires, rétorquent les premiers, poches en voie de résorption ; nierez-vous que le sens de l’évolution économique aille vers la Suède, vers la Tchécoslovaquie, vers le Welfare State, et non vers l’Inde.

Le rideau noir se lève: la chasse aux affamés et au dernier prolétaire est ouverte. C’est à qui lui vendra sa voiture et son mixer, son bar et sa bibliothèque. C’est à qui l’identifiera au personnage souriant d’une affiche bien rassurante: «Heureux qui fume une Lucky Strike.»

Et heureuse, heureuse humanité qui va, dans un futur rapproché, réceptionner les colis dont les insurgés du XIX° siècle ont arraché, au prix des luttes que l’on sait, les ordres de la livraison. Les révoltés de Lyon et de Fourmies ont bien de la chance à titre posthume. Des millions d’êtres humains fusillés, torturés, emprisonnés, affamés, abrutis, ridiculisés savamment ont du moins, dans la paix des charniers et des fosses communes, la garantie historique d’être morts pour qu’isolés dans des appartements à air conditionné leurs descendants apprennent à répéter, sur la foi des émissions télévisées quotidiennement, qu’ils sont heureux et libres. «Les communards se sont fait tuer jusqu’au dernier pour que toi aussi tu puisses acheter une chaîne stéréophonique Philips haute fidélité.» Un bel avenir qui aurait fait la joie du passé, on n’en doute pas.

Le présent seul n’y trouve pas son compte. Ingrate et inculte, la jeune génération veut tout ignorer de ce glorieux passé offert en prime à tout consommateur d’idéologie trotskisto-réformiste. Elle prétend que revendiquer, c’est revendiquer pour l’immédiat. Elle rappelle que la raison des luttes passées est ancrée dans le présent des hommes qui les ont menées et que ce présent-là, en dépit des conditions historiques différentes, est aussi le sien. En bref, il y aurait, à la croire, un projet constant qui animerait les courants révolutionnaires radicaux: le projet de l’homme total, une volonté de vivre totalement à laquelle Marx le premier aurait su donner une tactique de réalisation scientifique. Mais ce sont là d’abominables théories que les Eglises chrétiennes et staliniennes n’ont jamais manquer de flétrir avec assiduité. Augmentation de salaires, de réfrigérateurs, de saints sacrements et de T.N.P., voilà qui devrait rassasier la fringale révolutionaire actuelle.

Sommes-nous condamnés à l’état de bien-être? Les esprits pondérés ne manqueront pas de regretter la forme sous laquelle est menée la contestation d’un programme qui, de Khrouchtchev au docteur Schweitzer, du pape à Fidel Castro, d’Aragon à feu Kennedy, fait l’unanimité.

En décembre 1956, un millier de jeunes gens se déchaînent dans les rues de Stockholm, incendiant les voitures, brisant les enseignes lumineues, lacérant les panneaux publicitaires, saccageant les grands magasins. A Merlebach, lors d’une grève déclenchée pour décider le patronat à remonter les corps de sept mineurs tués par un éboulement, les ouvriers s’en prennent aux voitures en stationnement devant les bâtiments. En janvier 1961, les grévistes de Liège mettent à sac la gare des Guillemins et détruisent les installations du journal La Meuse. Sur les côtes belges et anglaises, et à l’issue d’une opération concertée, quelques centaines de blousons noirs dévastent les installations balnéaires, en mars 1964. A Amsterdam (1966), les ouvriers tiennent la rue pendant plusieurs jours. Pas un mois ne s’écoule sans qu’une grève sauvage n’éclate, dressant les travailleurs à la fois contre les patrons et les dirigeants syndicaux. Welfare State. Le quartier de Watts a répondu.

Un ouvrier d’Espérance-Longdoz résumait comme suit son désaccord avec les Fourastié, Berger, Armand, Moles et autres chiens de garde du futur: «Depuis 1936, je me suis battu pour des revendications de salaire ; mon père, avant moi, s’est battu pour des revendications de salaires. J’ai la T.V., un réfrigérateur, une Volkswagen. Au total, je n’ai jamais cessé d’avoir une vie de con.»

En paroles ou en gestes, la nouvelle poésie s’accomode mal du Welfare State.

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  • Les plus beaux modèles de radio à la portée de tous (1).
  • Vous aussi entrez dans la grande famille des DAFistes (2).
  • Carven vous offre la qualité. Choisissez librement dans la gamme de ses produits (3).

Dans le royaume de la consommation, le citoyen est roi. Une royauté démocratique: égalité devant la consommation (1), fraternité dans la consommation (2), liberté selon la consommation (3). Le dictature du consommable a parfait l’effacement des barrières de sang, de lignage ou de race ; il conviendrait de s’en réjouir sans réserve si elle n’avait interdit par la logique des choses toute différenciation qualitative, pour ne plus tolérer entre les valeurs et les hommes que des différences de quantité.

Entre ceux qui possèdent beaucoup et ceux qui ne possèdent peu, mais toujours davantage, la distance n’a pas changé, mais les degrés intermédiaires se sont multipliés, rapprochant en quelque sorte les extrêmes, dirigeants et dirigés, d’un même centre de médiocrité. Etre riche se réduit aujourd’hui à un grand nombre d’objets pauvres.

Les biens de consommation tendent à n’avoir plus de valeur d’usage. Leur nature est d’être consommable à tout prix. (On connaît la vogue récente aux U.S.A. du nothing box, un objet parfaitement impropre à quelque utilisation que ce soit.) Et comme l’expliquait très sincèrement le général Dwight Eisenhower, l’économie actuelle ne peut se sauver qu’en transformant l’homme en consommateur, en l’identifiant à la plus grande quantité possible de valeurs consommables, c’est dire de non-valeurs ou de valeurs vides, fictives, abstraites. Après avoir été le «capital le plus précieux», selon l’heureuse expression de Staline, l’homme doit devenir le bien de consommation le plus apprécié. L’image, le stéréotype de la vedette, du pauvre, du communiste, du meurtrier par amour, de l’honnête citoyen, du révolté, du bourgeois, va substituer à l’homme un système de catégories mécanographiquement rangées selon la logique irréfutable de la robotisation. Déjà la notion de teen-ager tend à conformer l’acheteur au produit acheté, à réduire sa variété à une gamme variée, mais limitée d’objets à vendre (disque, guitare, blue-jeans…). On n’a plus l’âge du coeur ou de la peau, mais l’âge de ce que l’on achète. Le temps de production qui était, disait-on, de l’argent, va devenir, en se mesurant au rythme de succession des produits achetés, usés, jetés, un temps de consommation et de consomption, un temps de vieillissement précoce, qui est l’éternelle jeunesse des arbres et des pierres.

Le concept de paupérisation trouve aujourd’hui son éclatante démonstration non, comme le pensait Marx, dans le cadre des biens nécessaires à la survie, puisque ceux-ci, loin de se raréfier, n’ont cessé d’augmenter, mais bien dans la survie elle-même, toujours antagoniste à la vraie vie. Le confort, dont on espérait un enrichissement de la vie déjà vécue richement par l’aristocratie féodale, n’aura été que l’enfant de la productivité capitaliste, un enfant prématurément destiné à vieillir sitôt que le circuit de la distribution l’aura métamorphosé en simple objet de consommation passive. Travailler pour survivre, survivre en consommant et pour consommer, le cycle infernal est bouclé. Survivre est, sous le règne de l’économisme, à la fois nécessaire et suffisant. C’est la vérité première qui fonde l’ère bourgeoise. Et il est vrai qu’une étape historique fondée sur une vérité aussi antihumaine ne peut constituer qu’une étape de transition, un passage entre la vie obscurément vécue des maîtres féodaux et la vie rationnellement et passionnellement construite des maîtres sans esclaves. Il reste une trentaine d’années pour empêcher que l’ère transitoire des esclaves sans maîtres ne dure deux siècles.

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La révolution bourgeoise prend, au regard de la vie quotidienne, des allures de contre-révolution. Rarement, sur le marché des valeurs humaines, dans la conception de l’existence, pareille dévaluation fut à ce point ressentie. La promesse, — jetée comme un défi à l’univers, — d’instaurer le règne de la liberté et du bien-être, rendait plus sensible encore la médiocrité d’une vie que l’aristocratie avait su enrichir de passions et d’aventures et qui, enfin accessible à tous, n’était plus guère qu’un palais loti en chambres de bonnes.

On allait désormais vivre moins de haine que de mépris, moins d’amour que d’attachement, moins de ridicule que de stupidité, moins de passions que de sentiments, moins de désirs que d’envie, moins de raison que de calcul et moins de goût de vivre que d’empressement à survivre. La morale du profit, parfaitement méprisable, remplaçait la morale de l’honneur, parfaitement haïssable ; au mystérieux pouvoir du sang, parfaitement ridicule, succédait le pouvoir de l’argent, parfaitement ubuesque. Les héritiers de la nuit du 4 août élevaient à la dignité de blason le compte en banque et le chiffre d’affaires, comptabilisant le mystère.

Où réside le mystère de l’argent? Evidemment, en ce qu’il représente une somme d’êtres et de choses appropriables. Le blason nobiliaire exprime le choix de Dieu et le pouvoir réel exercé par l’élu ; l’argent est seulement le signe de ce qui peut être acquis, il est une traite sur le pouvoir, un choix possible. Le Dieu des féodaux, base apparente de l’ordre social, en est véritablement le prétexte et le couronnement luxueux. L’argent, ce dieu sans odeur des bourgeois, est lui aussi une médiation ; un contrat social. C’est un dieu maniable non plus par prières ou serments, mais par science et techniques spécialisées. Son mystère n’est plus dans une totalité obscure, impénétrable mais dans une somme de certitudes partielles en nombre infini ; plus dans une qualité de maître, mais dans la qualité d’êtres et de choses vénales (ce que 10 millions de francs mettent, par exemple, à la portée de son possesseur).

Dans l’économie dominée par les impératifs de production du capitalisme de libre-échange, la richesse confère à elle seule la puissance et les honneurs. Maîtresse des instruments de production et de la force de travail, elle assure conjointement, par le développement des forces productives et des biens de consommation, la richesse de son choix virtuel parmi la ligne infinie du progrès. Toutefois, à mesure que ce capitalisme se transforme en son contraire, l’économie planifiée de type étatique, le prestige du capitaliste jetant sur le marché le poids de sa fortune tend à disparaître et, avec lui, la caricature du marchand de chair humaine, cigare au bec et ventre redondant. Le manager tire aujourd’hui son pouvoir de ses facultés d’organisateur ; et les machines ordonatrices sont déjà présentes pour lui donner, à sa dérision, un modèle qu’il n’atteindra jamais. Mais l’argent qu’il possède en propre, en fera-t-il étalage, prendra-t-il plaisir à lui faire signifier la richesse de ses choix virtuels ; construire un Xanadou, entretenir un harem, cultiver des filles-fleurs? Hélas, où la richesse est sollicitée, pressée par les impératifs de consommation, comment conserverait-on sa valeur représentative? Sous la dictature du consommable, l’argent va fondre comme neige au soleil. Son importance va décroître au profit d’objets plus représentatifs plus tangibles, mieux adaptés au spectacle du Welfare State. Son emploi n’est-il pas déjà contingenté par le marché des produits de consommation qui deviennent, enrobés d’idéologie, les vrais signes du pouvoir? Sa dernière justification résidera avant peu dans la quantité d’objets et de gadgets qu’il permettra d’acquérir et d’user à un rythme accéléré ; dans leur quantité et dans leur succession exclusivement, puisque aussi bien la distribution de masse et la standardisation leur ôtent automatiquement l’attrait de la rareté et de la qualité. La faculté de consommer beaucoup et à une cadence rapide, en changeant de voiture, d’alcool, de maison, de radio, de fille, indique désormais sur l’échelle hiérarchique le degré de pouvoir auquel chacun peut prétendre. De la supériorité du sang au pouvoir de l’argent, de la supériorité de l’argent au pouvoir du gadget, la civilisation chrétienne et socialiste atteint son stade ultime: une civilisation du prosaïsme et du détail vulgaire. Un nid pour les petits hommes dont parlait Nietzsche.

Le pouvoir d’achat est la licence d’acheter du pouvoir. L’ancien prolétariat vendait sa force de travail pour subsister ; son maigre temps de loisir, il le vivait tant bien que mal en discussion, querelles, jeux de bistrot et de l’amour, trimard, fêtes et émeutes. Le nouveau prolétariat vend sa force de travail pour consommer. Quand il ne cherche pas dans le travail forcé une promotion hiérarchique, le travailleur est invité à s’acheter des objets (voiture, cravate, culture…) qui l’indexeront sur l’échelle sociale. Voici le temps où l’idéologie de la consommation devient consommation d’idéologie. Que personne ne sous-estime les échanges Est-Ouest! D’un côté, l’hommo consomator achète un litre de wisky et reçoit en prime le mensonge qui l’accompagne. De l’autre, l’homme communiste achète de l’idéologie et reçoit en prime un litre de vodka. Paradoxalement, les régimes soviétisés et les régimes capitalistes empruntent une voie commune, les premiers grâce à leur économie de production, les seconds par leur économie de consommation.

En U.R.S.S., le sur-travail des travailleurs n’enrichit pas directement, à proprement parler, le camarade directeur du trust. Il lui confère simplement un pouvoir renforcé d’organisateur et de bureaucrate. Sa plus-value est une plus-value de pouvoir. (Mais cette plus-value de type nouveau ne cesse pas pour autant d’obéir à la baisse tendancielle du taux de profit. Les lois de Marx pour la vie économique démontrent aujourd’hui leur véracité dans l’économie de la vie). Il la gagne, non au départ d’un capital-argent, mais sur une accumulation primitive de capital-confiance qu’une docile absorption de matière idéologique lui a value. La voiture et la datcha ajoutées de surcroît en récompense des services rendus à la patrie, au prolétariat, au rendement, à la Cause, laissent bien prévoir une organisation sociale où l’argent disparaîtrait, faisant place à des distinctions honorifiques, à des grades, à un mandarinat du biceps et de la pensée spécialisée. (Que l’on songe aux droits accordés aux émules de Stakhanov, aux «héros de l’espace», aux gratteurs de cordes et de bilans.)

En pays capitalistes, le profit matériel du patron, dans la production comme dans la consommation, se distingue encore du profit idéologique que le patron n’est plus seul, cette fois, à tirer de l’organisation de la consommation. C’est bien ce qui empêche encore de ne voir entre le manager et l’ouvrier qu’une différence entre la Ford renouvelée chaque année et la Dauphine entretenue amoureusement pendant cinq ans. Mais reconnaissons que la planification, vers laquelle tout concourt confusément aujourd’hui, tend à quantifier les différences sociales selon les possibilités de consommer et de faire consommer. Les degrés devenant plus nombreux et plus petits, l’écart entre les riches et les pauvres diminue de fait, amalgamant l’humanité dans les seules variations de pauvreté. Le point culminant serait la société cybernéticienne composée de spécialistes hiérarchisés selon leur aptitude à consommer et à faire consommer les doses de pouvoir nécessaires au fonctionnement d’une gigantesque machine sociale dont ils seraient à la fois le programme et la réponse. Une société d’exploiteurs-exploités dans une inégalité d’esclavage.

Reste le «tiers monde». Restent les formes anciennes d’oppression. Que le serf des latifundia soit le contemporain du nouveau prolétariat me paraît composer à la perfection le mélange explosif d’où naîtra la révolution totale. Qui oserait supposer que l’Indien des Andes déposera les armes après avoir obtenu la réforme agraire er la cuisine équipée, alors que les travailleurs les mieux payés d’Europe exigent un changement radical de leur mode de vie? Oui, la révolte dans l’état de bien-être fixe désormais le degré d’exigences minimales pour toutes les révolutions du monde. A ceux qui l’oublieront, ne sera que plus dure la phrase de Saint_Just: «Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que creuser un tombeau.»