Echange et don
VIII: Echange et don
La noblesse et le prolétariat conçoivent les rapports humains sur le modèle du don, mais le don selon le prolétariat est le dépassement du don féodal. La bourgeoisie, ou classe des échanges, est le levier qui pemet le renversement du projet féodal et son dépassement par la longue révolution (1). — L’histoire est la trnasformation permanente de l’aliénation naturelle en aliénation sociale, et contradictoirement le renforcement d’une contestation qui va la dissoudre, en désaliénant. La lutte historique contre l’aliénation naturelle transforme l’aliénation en aliénation sociale, mais le mouvement de désaliénation historique atteint à son tour l’aliénation sociale et en dénonce la magie fondamentale. Cette magie tient à l’appropriation privative. Elle s’exprime par le sacrifice. Le sacrifice est la forme archaÏque de l’échange. L’extrême quantification des échanges réduit l’homme à un pur objet. De ce point zéro peut naître un nouveau type de relations humaines sans échange ni sacrifice (2).
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La bourgeoisie assure un interrègne précaire et peu glorieux entre la hiérarchie sacrée des féodaux et l’ordre anarchique des futures sociétés sans classes. Avec elle, le no man’s land des échanges devient le lieu inhabitable qui sépare le vieux plaisir malsain du don de soi, auquel se livraient les aristocrates, et le plaisir de donner par amour de soi, auquel s’adonnent peu à peu les nouvelles générations de prolétaires.
Le donnant-donnant est la redondance favorite du capitalisme et de ses prolongements antagonistes. L’U.R.S.S. «offre» ses hôpitaux et ses techniciens, comme les U.S.A. «offrent» leurs investissements et leurs bons offices, come les pâtes Moles «offrent» leurs cadeaux-surprises.
Reste que le sens du don a été extirpé de la mentalité, des sentiments, des gestes. On songe à Breton et à ses amis offrant une rose à chaque jolie passante du boulevard Poissonière et suscitant aussitôt la méfiance et l’animosité du public.
Le pourrissement des rapports humains par l’échange et la contrepartie est évidemment lié à l’existence de la bourgeoisie. Que l’échange persiste dans une partie du monde où la société sans classe serait, dit-on réalisé, atteste du moins que l’ombre de la bourgeoisie continue de régner aux pieds du drapeau rouge. D’autant que partout où vit une population industrielle, le plaisir de donner délimite très clairement la frontière entre le monde du calcul et le monde de l’exubérance, de la fête. Sa façon de donner ne laisse pas de trancher avec le don de prestige tel que le pratiquait la noblesse, irrémédiablement prisonnière de la notion de sacrifice. Vraiment, le prolétariat porte le projet de plénitude humaine, de vie totale. Ce projet, l’aristocratie avait réussi seulement à le mener jusqu’à son échec le plus riche. Reconnaissons néanmoins qu’un tel avenir devient accessible au prolétariat par la présence historique de la bourgeoisie, et par son entremise. N’est-ce pas grâce au progrès technique et aux forces productives développées par le capitalisme que le prolétariat se dispose à réaliser, dans le projet scientifiquement élaboré d’une société nouvelle, les rêveries égalitaires, les utopies de toute-puissance, la volonté de vivre sans temps mort? Tout confirme aujourd’hui la mission, ou mieux la chance historique, du prolétariat: il lui appartient de détruire la féodalité en la dépassant. Et il le fera en foulant aux pieds la bourgeoisie vouée à ne représenter, dans le développement de l’homme, qu’une étape transitoire, mais une étape transitoire sans laquelle aucun dépassement du projet féodal ne se pourrait concevoir, une étape essentielle donc, qui créa l’indispensable levier sans lequel le pouvoir unitaire n’eût jamais été jeté à bas ; et surtout n’eût jamais été renversé et corrigé dans le sens de l’homme total. Le pouvoir unitaire était déjà, comme l’invention de Dieu l’atteste, un monde pour l’homme total, pour un homme total marchant sur la tête. Il n’y manquait que le renversement.
Il n’y pas de libération possible en deçà de l’économique ; il n’y a sous le règne de l’économique qu’une hypothétique économie de survie. C’est sous l’aiguillon de ces deux vérités que la bourgeoisie pousse les hommes vers un dépassement de l’économique, vers un au-delà de l’histoire. Avoir mis la technique au service d’une poésie nouvelle n’aura pas été son moindre mérite. Jamais la bourgeoisie n’aura été si grande qu’en disparaissant.
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L’échange est lié à la survie des hordes primitives, au même titre que l’appropriation privative ; tous deux constituent le postulat sur lequel s’est construite l’histoire des hommes jusqu’à nos jours.
En assurant aux premiers hommes une sécurité accrue contre la nature hostile, la formation de réserves de chasse jetait les bases d’une organisation sociale qui n’a cessé de nous emprisonner. (Cf. Raoul et Laura Makarius: Totem et exogamie.) L’unité de l’homme primitif et de la nature est d’essence magique. L’homme ne se sépare vraiment de la nature qu’en la transformant par la technique et, la transformant, il la désacralise. Or l’emploi de la technique est subordonné à une organisation sociale. La société naît avec l’outil. Bien plus, l’organisation est la première technique cohérente de lutte contre la nature. L’organisation sociale — hiérarchisée puisque fondée sur l’appropriation privative — détruit peu à peu le lien magique existant entre l’homme et la nature, mais à son tour elle se charge de magie, elle crée entre elle et les hommes une unité mythique calquée sur leur participation au mystère de la nature. Encadrée par les relations «naturelles» de l’homme préhistorique, elle va dissoudre lentement ce cadre qui la définit et l’emprisonne. L’histoire n’est de ce point de vue que la transformation de l’aliénation naturelle en aliénation sociale: une désaliénation devient aliénation sociale, un mouvement libérateur se freine jusqu’à ce que, le freinage l’emportant, la volonté d’émancipation humaine s’en prenne directement à l’ensemble des mécanismes paralysants, c’est-à-dire à l’organisation sociale fondée sur l’appropriation privative. C’est là le mouvement de désaliénation qui va défaire l’histoire, la réaliser dans les nouveaux modes de vie.
En effet, l’accession de la bourgeoisie au pouvoir annonce la victoire de l’homme sur les forces naturelles. Du même coup, l’organisation sociale hiérarchisée, née des nécessités de lutte contre la faim, la maladie, l’inconfort…, perd sa justification et ne peut qu’endosser la responsabilité du malaise dans les civilisations industrielles. Les hommes attribuent aujourd’hui leur misère non plus à l’hostilité de la nature mais à la tyrannie d’une forme sociale parfaitement inadaptée, parfaitement anachronique. En détruisant le pouvoir magique des féodaux, la bourgeoisie a condamné la magie du pouvoir hiérarchisé. Le prolétariat exécutera la sentence. Ce que la bourgeoisie a commencé par l’histoire va maintenant s’achever contre sa conception étroite de l’histoire. Et ce sera encore une lutte historique, une lutte des classes qui réalisera l’histoire.
Le principe hiérarchique est le principe magique qui a résisté à l’émancipation des hommes et à leurs lutes historiques pour la liberté. Aucune révolution ne sera désormais digne de ce nom si elle n’implique au moins l’élimination radicale de toute hiérarchie.
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Dès l’instant où les membres d’une horde délimitent une réserve de chasse, dès l’instant donc où ils s’en assurent la propriété à titre privé, ils se trouvent confrontés à un type d’hostilité qui n’est plus l’hostilité des bêtes fauves, du climat, des régions inhospitalières, de la maladie, mais celle des groupes humains exclus de la jouissance du terrain de chasse. Le génie de l’homme va lui permettre d’échapper à l’alternative du règne animal: ou écraser le groupe rival ou être écrasé par lui. Le pacte, le contrat, l’échange fonde les chances d’existence des communautés primitives. La survie des clans antérieurs aux sociétés agricoles, et postérieurs aux hordes de la période dite «de la cueillette», passe nécessairement par un triple échange: échange des femmes, échange de nourriture, échange de sang. Participant de la mentalité magique, l’opération suppose un ordonnateur suprême, un maître des échanges, une puissance située au-delà et au-dessous des contractants. La naissance des dieux coïncide avec la naissance gémellaire du mythe sacré et du pouvoir hiérarchisé.
L’échange est loin d’accorder aux deux clans un avantage égal. Ne s’agit-il pas avant tout de s’assurer de la neutralité des exclus sans jamais leur permettre d’accéder à la réserve? La tactique s’afffine au stade des sociétés agricoles. Tenaciers avant d’être esclaves, les exclus entrent dans le groupe des possédants, non comme propriétaires, mais comme leur reflet dégradé (le mythe fameux de la Chute originelle), comme la médiation entre la terre et ses maîtres. Comment s’effectue la soumission des exclus? Par l’emprise cohérente d’un mythe qui dissimule, — non par une volonté délibérée des maîtres, car ce serait leur supposer une rationalité, qui leur était encore étrangère, — la ruse des échanges, le déséquilibre des sacrifices consentis de part et d’autre. Au propriétaire, les exclus sacrifient réellement une fraction importante de leur vie: ils acceptent son autorité et travaillent pour lui. Aux dominés, le maître sacrifie mythiquement son autorité et son pouvoir de propriétaire: il est prêt à payer pour le salut commun de son peuple. Dieu est le garant de l’échange et le gardien du mythe. Il punit les manquements au contrat et récompense en conférant le pouvoir: un pouvoir mythique pour ceux qui se sacrifient réellement, un pouvoir réel pour ceux qui se sacrifient mythiquement. (Les faits historiques et mythologiques attestent que le sacrifice du maître au principe mythique a pu aller jusqu’à la mort.) Payer le prix de l’aliénation qu’il imposait aux autres renforçait par ailleurs le caractère divin du maître. Mais très tôt, semble-t-il, une mise à mort scénique ou par substitution décharge le maître d’une aussi redoutable contrepartie. Le Dieu des chrétiens déléguant son fils sur la terre donne à des générations de dirigeants une copie conforme à laquelle il leur suffira de se référer pour authentifier leur sacrifice.
Le sacrifice est la forme archaïque de l’échange. Il s’agit d’un échange magique, non quantifié, non rationnel. Il domine les rapports humains, y compris les rapports commerciaux, jusqu’à ce que le capitalisme marchand et son argent-mesure-de-toute-chose aient pris une telle extension dans le cadre esclavagiste, féodal, puis bourgeois, que l’économie apparaisse comme une zone particulière, un domaine séparé de la vie. Ce qu’il y avait d’échange dans le don féodal l’emporte dès l’apparition de la monnaie. Le don-sacrifice , le polatch, — ce jeu d’échange et de qui-perd-gagne où l’ampleur du sacrifice accroît le poids du prestige — n’avait guère de place dans une économie de troc rationalisé. Chassé des secteurs dominés par les impératifs économiques, il va se trouver réinvesti dans des valeurs telles que l’hospitalité, l’amitié et l’amour, officiellement condamnés à disparaître à mesure que la dictature de l’échange quantifié (la valeur marchande) colonise la vie quotidienne et la transforme en marché.
Le capitalisme marchand et le capitalisme industriel accélèrent la quantification des échanges. Le don féodal se rationalise sur le modèle rigoureux des échanges commerciaux. Le jeu sur l’échange cesse d’être un jeu, devient calcul. Le ludique présidait à la promesse romaine d’immoler un coq aux dieux en échange d’un heureux voyage. La disparité des matières échangées échappait à la mesure mercantile. On comrend qu’il existe, dans une époque où Fouquet se ruine pour briller davantage aux yeux de ses contemporains et de Louis, le plus illustre d’entre eux, une poésie que ne connaît plus notre temps accoutumé à prendre modèle de rapports humains l’échange de 12,80 francs contre un filet de 750 grammes.
Par voie de conséquence, on en est arrivé à quantifier le sacrifice, à le rationaliser, à le peser, à le coter en bourse. Mais que devient la magie du sacrifice dans le règne des valeurs marchandes? Et que devient la magie du pouvoir, la terreur sacrée qui pousse l’employé modèle à saluer respectueusement son chef de service?
Dans une société où la quantité de gadgets et d’idéologies traduit la quantité de pouvoir consommée, assumée, consumée, les rapports magiques s’évaporent, laissant le pouvoir hiérarchisé au centre de la contestation. La chute du dernier bastion sacré sera la fin d’un monde ou la fin du monde. Il s’agit de l’abattre avant qu’il n’entraîne l’humanité dans sa chute.
Rigoureusement quantifié (par l’argent puis par la quantité de pouvoir, par ce que l’on pourrait appeler des «unités sociométriques de pouvoir»), l’échange salit tous les rapports humains, tous les sentiments, toutes les pensées. Partout où il domine, il ne reste en présence que des choses ; un monde d’homme-objets figés dans les organigrammes du pouvoir cybernéticien en instance de régner ; le monde de la réification. Mais c’est aussi, contradictoirement, la chance d’une restructuration radicale de nos schèmes de vie et de pensée. Un point zéro où tout peut vraiment commencer.
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La mentalité féodale semblait concevoir le don comme une sorte de refus hautain de l’échange, une volonté de nier l’interchangeable. Le refus allait de pair avec le mépris de l’argent et de la commune mesure. Certes, le sacrifice exclut le don pur mais tel fut bien souvent l’empire du jeu, du gratuit, de l’humain, que l’inhumanité, la religion, le sérieux purent passer pour accessoires dans des préoccupations comme la guerre, l’amour, l’amitié, le service d’hospitalité.
Par le don de soi, la noblesse scellait son pouvoir à la totalité des forces cosmiques et prétendait du même coup au contrôle de la totalité sacralisée par le mythe. En échangeant l’être contre l’avoir, le pouvoir bourgeois perd l’unité mythique de l’être et du monde ; la totalité s’émiette. L’échange semi-rationnel de la production égalise implicitement la créativité réduite à la force de travail et un taux de salaire horaire. L’échange semi-rationnel de la consommation égalise implicitement le vécu consommable (la vie réduite à l’activité de consommation) et une somme de pouvoir susceptible d’indexer le consommateur dans l’organigramme hiérarchique. Au sacrifice du maître succède le stade ultime du sacrifice, le sacrifice du spécialiste. Pour consommer, le spécialiste fera consommer selon un programme cybernéticien où l’hyperrationalité des échanges supprimera le sacrifice. Et l’homme du même coup! Si l’échange pur règle un jour les modalités d’existence des citoyens-robots de la démocratie cybernétique, le sacrifice cessera d’exister. Pour obéir, les objets n’ont pas besoin de justification. Le sacrifice est exclu du programme des machines comme de son projet antagoniste, le projet de l’homme total.
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L’effritement des valeurs humaines prises en charge par les mécanismes d’échange entraîne l’effritement de l’échange même. L’insuffisance du don aristocratique engage à fonder de nouveaux rapports humains sur le don pur. Il faut retrouver le plaisir de donner ; donner par excès de richesse ; donner parce que l’on possède en surabondance. Quels beaux potlatchs sans contrepartie la société de bien-être va, bon gré, mal gré, susciter quand l’exubérance des jeunes générations découvrira le don pur! (La passion, de plus en plus répandue chez les jeunes, de voler livres, manteaux, sacs de dames, armes et bijoux pour le seul plaisir des les offrir laisse heureusement présager l’emploi que la volonté de vivre réserve à la société de consommation).
Aux besoins préfabriqués répond le besoin unitaire d’un nouveau style de vie. L’art, cette économie des moments vécus, a été absorbé par le marché des affaires. Les désirs et les rêves travaillent pour le marketing. La vie quotidienne s’émiette en une suite d’instants interchangeables comme les gadgets qui y correspondent (mixer, Hi-Fi, pessaire, euphorimètre, somnifère). Partout des parcelles égales entre elles s’agitent dans la lumière équitablement répartie du pouvoir. Egalité, justice. Echange de néants, de limites et d’interdictions. Il n’y a de succession que de temps morts.
Il faut renouer avec l’imperfection féodale, non pour la parfaire mais la dépasser. Il faut renouer avec l’harmonie de la société unitaire en la libérant du fantôme divin et de la hiérarchie sacrée. La nouvelle innocence n’est pas si loin des ordalies et des jugements de Dieu ; l’inégalité du sang est, plus que l’égalité bourgeoise, proche de l’égalité d’individus libres et irréductibles les uns aux autres. Le style contraint de la noblesse n’est qu’une esquisse grossière du grand style que connaîtront les maîtres sans esclaves. Mais quel monde entre un style de vie et la manière de survie qui ravage tant d’existences contemporaines.