Le mal de survie
XVII: Le mal de survie
La capitalisme a démystifié la survie. Il a rendu insupportable la pauvreté de la vie quotidienne confrontée à l’enrichissement des possibilités techniques. La survie est devenue une économie de la vie. La civilisation de la survie collective multiplie les temps morts de la vie individuelle, si bien que la part de mort risque de l’emporter sur la survie collective elle-même. A moins que la rage de détruire ne se reconvertisse en rage de vivre.
Jusqu’à présent, les hommes n’ont fait que s’adapter à un système de transformation du monde. Il s’agit maintenant d’adapter le système à la transformation du monde.
L’organisation des sociétés humaines a changé le monde, et le monde en changeant a bouleversé l’organisation des sociétés humaines. Mais tandis que l’organisation hiérarchisée s’empare de la nature et se transforme dans la lutte, la part de liberté et de créativité réservée aux individus se trouve absorbée par la nécessité de s’adapter aux normes sociales et à leurs variations ; du moins en l’absence de moments révolutionnaires généralisés.
Le temps de l’individu dans l’histoire est en majeure partie un temps mort. Que ceci nous soit devenu insupportable date d’une prise de conscience assez récente. D’une part, la bourgeoisie prouve par sa révolution que les hommes peuvent accélérer la transformation du monde, qu’ils peuvent individuellement améliorer leur vie, l’amélioration étant ici comprise comme une accession à la classe dominante, à la richesse, au succès capitaliste. D’autre part, elle annule par interférence la liberté des individus, elle accroît les temps morts dans la vie quotidienne (nécessité de produire, de consommer, de calculer), elle s’incline devant les lois hasardeuses du marché, devant les inévitables crises cycliques avec leur lot de guerres et de misère, devant les barrières de bon sens (on ne changera pas l’homme, il y aura toujours des pauvres…). La politique de la bourgeoisie, et des séquelles socialistes, est un politique de coups de frein dans une voiture dont l’accélérateur est bloqué à fond de course. Plus l’accélération augmente, plus les coups de frein sont brusques, dangereux et inopérants. La vitesse du consommable est la vitesse de désagrégation du pouvoir ; et simultanément, l’élaboration imminente d’un monde nouveau, d’une nouvelle dimension, d’un univers parallèle né dans l’effondrement du Vieux Monde.
Le passage du système d’adaptation aristocratique au système d’adaptation «démocratique» élargit brutalement l’écart existant entre la passivité de la soumission individuelle et le dynamisme social qui transforme la nature, entre l’impuissance des hommes et la puissance des techniques nouvelles. L’attitude contemplative sied parfaitement au mythe féodal, à un monde quasi immobile serti par ses Dieux éternels. Mais comment l’esprit de soumission s’accommoderait-il de la vision dynamique des marchands, des manufacturiers, des banquiers, des découvreurs de richesse, de ceux qui connaissent, non la révélation de l’immuable, mais celle du mouvement économique, la soif insatiable de profit, le besoin d’un renouvellement permanent? Pourtant, partout où elle vulgarise et valorise le passager, le transitoire, l’espoir, la bourgeoisie en tant que pouvoir s’efforce d’y emprisonner les hommes réels. Elle substitue à l’immobilisme théologique une métaphysique du mouvement ; l’une et l’autre représentations entravent la réalité mouvante, mais la première avec plus de bonheur et d’harmonie que la seconde ; avec plus de cohérence et plus d’unité. L’idéologie du progrès et du changement mise au service de l’immuable, voilà le paradoxe que rien ne peut désormais, ni dissimuler à la conscience, ni justifier devant elle. On voit, dans cet univers en expansion de la technique et du confort, les êtres se replier sur eux-mêmes, se racornir, vivre petitement, mourir pour des détails. Le cauchemar offre à la promesse d’une liberté totale un mètre cube d’autonomie individuelle, rigoureusement contrôlée par les voisins. Un espace-temps de la mesquinerie et de la pensée basse.
La mort dans un Dieu vivant donnait à la vie quotidienne sous l’Ancien Régime une dimension illusoire qui atteignait la richesse d’une réalité multiple. Disons que jamais on ne s’est mieux réalisé dans l’inauthentique. Mais que dire de la vie sous un Dieu mort, sous le Dieu pourrissant qu’est le pouvoir parcellaire? La bourgeoisie a fait l’économie d’un Dieu en économisant sur la vie des hommes. Elle a aussi fait de l’économique un impératif sacré et de la vie un système économique. C’est ce schéma que les programmateurs du futur s’apprêtent à rationaliser, à planifier, à humaniser, quoi. Et que l’on se rassure, la programmation cybernéticienne aura l’irresponsabilité du cadavre de Dieu.
Kierkegaard exprime bien le mal de survie lorsqu’il écrit «Laissons les autres gémir sur la méchanceté de leur époque. Moi je me plains de sa mesquinerie ; car elle est sans passion… Ma vie se résout en une seule couleur.» La survie est la vie réduite à l’essentiel, à la forme abstraite, au ferment nécessaire pour que l’homme participe à la production et à la consommation. Pour l’esclave romain, le repos et la nourriture. Pour les bénéficiaires des Droits de l’Homme, de quoi se nourrir et se cultiver, assez de conscience pour tenir un rôle, d’initiative pour gagner du pouvoir, de passivité pour en arborer les signes. La liberté de s’adapter d’une façon supérieurement animale.
La survie est une vie au ralenti. Le paraître implique de telles dépenses! Elle a son hygiène intime amplement vulgarisée par l’information: éviter les émotions fortes, surveiller sa tension, manger peu, boire raisonnablement, survivre en bonne santé pour mieux vivre son rôle. «Le surmenage, maladie des dirigeants», titrait Le Monde dans une des ses rubriques. Il faut ménager la survie, car elle est usure ; il faut la vivre peu, car elle est à la mort. On mourait jadis en la mort faite vie, en Dieu. Aujourd’hui le respect de la vie interdit de la toucher, de l’éveiller, de la sortir de sa léthargie. On meurt par inertie, quand la quantité de mort que l’on porte en soi atteint son point de saturation. Quelle académie des sciences révélera le taux de radiations mortelles qui tuent nos gestes quotidiens? A force de s’identifier à ce qui n’est pas soi, à passer d’un rôle à l’autre, d’un pouvoir à l’autre, d’un âge à l’autre, comment n’être pas enfin ce passage éternel qu’est la décomposition?
La présence, au sein de la vie même, d’une mort mystérieuse et tangible, a pu abuser Freud au point de l’inciter à reconnaître une malédiction ontologique, un prétendu instinct de mort. Déjà annoncée par Reich, l’erreur de Freud transparaît aujourd’hui, clarifiée par le phénomène de consommation. Les trois éléments de l’instinct de mort, nirvana, tendance à la répétition, masochisme, ne traduisent rien d’autre que les trois styles d’emprise du pouvoir: la contrainte assumée passivement, la séduction coutumière, la médiation perçue comme une loi inéluctable.
On le sait, la consommation de biens — qui est toujours dans l’état actuel une consommation de pouvoir — porte en elle sa propre destrcution et ses conditions de dépassement. La satisfaction du consommateur ne peut ni ne doit jamais être atteinte ; la logique du consommable exige que soient créés de nouveaux besoins, mais il est aussi vrai que l’accumulation de ces besoins falsifiés accentue le malaise de l’homme maintenu, de plus en plus malaisément, dans son unique état de consommateur. De plus, la richesse en biens de consommation appauvrit le vécu authentique. Elle l’appauvrit doublement ; d’abord en lui donnant sa contrepartie en choses ; ensuite parce qu’il est impossible, même si on le voulait, de s’attacher à ces choses puisqu’il faut les consommer, c’est-à-dire les détruire. De là un manque à vivre sans cesse plus exigeant, une insatisfaction qui se dévore elle-même. Or ce besoin de vivre est ambivalent ; il est un point du renversement de perspective.
Dans l’optique orientée du consommateur, dans la vision conditionnée, le manque à vivre apparaît comme un manque à consommer du pouvoir et à se consumer pour le pouvoir. A l’absence de vraie vie est offert le palliatif d’une mort à tempérament. Un monde qui condamne à mourir exsangue est bien forcé de propager le goût du sang. Où règne le mal de survie, le désir de vivre prend spontanément les armes de la mort: meurtre gratuit, sadisme… Si l’on détruit la passion, elle renaît dans la passion de détruire. Personne, à ces conditions, ne survivra à l’ère de la survie. Et déjà le désespoir actuel atteint un tel degré que beaucoup de gens peuvent reprendre à leur compte le propos d’Antonin Artaud: «Je suis stigmatisé par une mort pressante où la mort véritable est pour moi sans terreur.»
L’hommme de la survie est l’homme du plaisir-angoisse, de l’inachevé, de la mutilation. Où irait-il se retrouver dans cette perte infinie de soi où tout l’engage? Son errance est un labyrinthe privé de centre, un labyrinthe rempli de labyrinthes. Il se traîne dans un monde d’équivalences. Se tuer? Pour se tuer, il faut sentir une résistance, posséder en soi une valeur à détruire. S’il n’y a rien, les gestes de destruction eux-mêmes s’effritent, volent en éclats. On ne jette pas du vide dans le vide. «Si une pierre tombait et me tuait, ce serait un expédient», écrit Kierkegaard. Il n’est aujourd’hui personne, je crois, qui n’ait ressenti l’épouvante d’une telle pensée. C’est l’inertie qui tue le plus sûrement, inertie de ceux qui choisissent le gâtisme à dix-huit ans, se plongent huit heures par jour dans un travail abrutissant, se nourrissent d’idéologies. Sous le pitoyable clinquant du spectacle, il n’y a que des êtres décharnés, souhaitant et redoutant l’expédient de Kierkegaard pour n’avoir plus jamais à souhaiter ce qu’ils redoutent, pour n’avoir plus jamais à redouter ce qu’ils souhaitent.
Parallèlement, la rage de vivre apparaît comme une existence biologique, le revers de la rage de détruire et de se laisser détruire. «Tant que nous ne serons pas parvenus à supprimer aucune des causes du désespoir humain, nous n’aurons pas le droit d’essayer de supprimer les moyens par lesquels l’homme essaie de se débarasser du désespoir.» Le fait est que l’homme dispose à la fois des moyens de supprimer les causes du désespoir et de la force qu’il est capable de déployer pour s’en débarasser. Personne n’a le droit d’ignorer que l’emprise du conditionnement l’accoutume à survivre sur une centième de ses possibilités de vivre. Il y a trop d’unité dans le mal de survie pour que le vécu rende plus compact n’unisse à son tour le plus grand nombre des hommes dans la volonté de vivre. Pour que le refus du désespoir ne devienne la construction d’une vie nouvelle. Pour que l’économie de la vie ne s’ouvre sur la mort de l’économie ; au-delà de la survie.