Le refus en porte à faux
XVIII: Le refus en porte à faux
Il existe un moment de dépassement, un moment historiquement défini par la force et la faiblesse du pouvoir ; par le morcellement de l’individu jusqu’à l’atome subjectif ; par la familiarité de la vie quotidienne avec ce qui la détruit. Le dépassement sera général, unitaire et subjectif-construit (1). — Abandonnant leur radicalité, les éléments initialement révolutionnaires se condamnent au réformisme. Aujourd’hui l’abandon quasi général de l’esprit révolutionnaire définit les réformes de survie. — Une organisation révolutionnaire nouvelle doit isoler les noyaux de dépassement dans les grands mouvements du passé, elle doit reprendre et réaliser notamment: le projet de la liberté individuelle perverti par le libéralisme ; le projet de la liberté collective, perverti par le socialisme ; le projet de retrouver la nature, perverti par le fascisme ; le projet de l’homme total, perverti par les idéologies marxistes, ce projet qui anime, sous le langage théologique du temps, les grandes hérésies du Moyen Age et leur rage anticléricale si opportunément exhumée par notre siècle, où les clercs s’appellent «spécialistes» (2). — L’homme du ressentiment est le parfait survivant, l’homme privé de la conscience du dépassement possible, l’homme de la décomposition (3). — Quand l’homme du ressentiment prend conscience de la décomposition spectaculaire, il devient nihiliste. Le nihilisme actif est prérévolutionnaire. Il n’y a pas de conscience du dépassement nécessaire sans conscience de la décomposition. — Les blousons noirs sont les héritiers légitimes de Dada (4).
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La question du dépassement. — Le refus est multiple, le dépassement est un. Confrontée à l’insatisfaction contemporaine et par celle appelée à témoigner, l’histoire humaine se confond avec l’histoire d’un refus radical toujours porteur du dépassement, toujours porté vers sa propre négation ; un refus dont les aspects multiples ne dissimulent jamais ce qu’il y a d’essentiellement commun entre la dictature d’un Dieu, d’un roi, d’un chef, d’une classe, d’une organisation. Quel imbécile a parlé d’une ontologie de révolte? En transformant l’aliénation naturelle en aliénation sociale, le mouvement historique enseigne aux hommes la liberté dans l’esclavage, il leur apprend simultanément la révolte et la soumission. La révolte a moins besoin de métaphysique que les métaphysiciens de révolte. L’existence, attestée depuis des millénaires, d’un pouvoir hiérarchisé, suffit parfaitement à expliquer la permanence d’une contestation, et de la répression qui la brise.
Le renversement de la féodalité et la réalisation du maître sans esclave forment un seul et même projet. L’échec partiel de ce projet, lors de la révolution française, n’a cessé de le rendre plus familier et plus désirable à mesure que d’autres révolutions avortées — à titres divers, la Commune et la révolution bolchévique — le précisaient et en différaient l’accomplissement.
Les philosophies de l’histoire ont, toutes, partie liée avec cet échec. C’est pourquoi la conscience de l’histoire est aujourd’hui indissociable de la conscience du dépassement nécessaire.
Le point de dépassement est de mieux en mieux repérable sur l’écran social. Pourquoi? La question du dépassement est une question tactique. Dans ses grandes lignes, elle se présente comme suit:1. — Ce qui ne tue pas le pouvoir le rend plus fort, mais ce que le pouvoir ne tue pas l’affaiblit à son tour.- Plus les impératifs de consommation englobent les impératifs de production, plus le gouvernement par contrainte cède le pas au gouvernement par séduction.- Démocratiquement réparti, le privilège de consommer étend au plus grand nombre des hommes le privilège d’autorité (à des degrés divers, s’entend).- Les hommes s’affaiblissent, leur refus s’anémie, dès qu’ils cèdent aujourd’hui à la séduction de l’Autorité. Le pouvoir se renforce donc mais, réduit par ailleurs à l’état de consommable, il se consume, il s’use, il devient vulnérable par nécessité.
Le point de dépassement est un moment dans cette dialectique de la force et de la faiblesse. S’il appartient sans doute à la critique radicale de le localiser et de le renforcer tactiquement, en échange, les faits sont là partout pour susciter la critique radicale. Le dépassement chevauche la contradiction qui hante le monde actuel, défraie l’information quotidienne et caractérise la plupart des comportements:1° le refus débile, c’est-à-dire le réformisme ;2° le refus extravagant, c’est-à-dire le nihilisme (dont il faut distinguer la forme passive de la forme active)
2. — En s’émiettant, le pouvoir hiérarchisé gagne en ubiquité et perd sa fascination. Moins de gens vivent en marge de la société, en trimardeurs, et moins de gens se montrent respectueux d’un patron, d’un prince, d’un dirigeant, d’un rôle ; plus de gens survivent dans la société et plus de gens vouent l’organisation sociale à l’exécration. Chacun est, dans sa vie quotidienne, au centre du conflit. De là une double conséquence:1° Victime de l’atomisation sociale, l’individu est aussi victime du pouvoir parcellaire. Mise en évidence et menacée, la subjectivité devient la revendication essentielle. Désormais, pour élaborer une collectivité harmonieuse, la théorie révolutionnaire devra se fonder non plus sur la base du communautaire mais sur la subjectivité, sur les cas spécifiques, sur le vécu particulier.2° Morcelé à l’extrême, le refus recrée contradictoirement les conditions d’un refus global. Comment va se créer la nouvelle collectivité révolutionnaire? Par une explosion en chaîne, de subjectivité à subjectivité. La construction d’une communauté d’individus à part entière amorcera le renversement de perspective sans lequel il n’est pas de dépassement possible.
3. - Enfin, la notion même du renversement de perspective se vulgarise. Chacun côtoie de trop près sa propre négation. Le vivant se rebelle. L’enchantement des lointains disparaît quand l’oeil approche trop ; la perspective aussi. En emprisonnant les hommes dans son décor de choses, en s’introduisant maladroitement en eux, le pouvoir répand le trouble et le malaise. Le regard et la pensée s’embrouillent, les valeurs s’estompent, les formes se diluent, les anamorphoses inquiètent, comme lorsqu’on se tient le nez collé à un tableau. Le changement de perspective picturale — Ucello, Kandisky — est d’ailleurs contemporain d’un changement de perspective sociale. Le rythme de consommation précipite l’esprit dans cet interrègne où proche et lointain coïncident. C’est avec l’appui des faits eux-mêmes que la plupart des hommes vont bientôt expérimenter cet état de liberté auquel aspiraient, mais sans les moyens de le réaliser, les hérétiques de Souabe en 1270: «S’étant élevé au-dessus de Dieu et ayant atteint le degré de la perfection divine, ils avaient abandonné Dieu ; il n’était pas rare, assure Cohn, qu’un adepte, homme ou femme, affirmât n’avoir plus du tout besoin de Dieu» (Les fanatiques de l’Apocalypse).
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Abandon de la misère et misère de l’abandon. — Il n’y a guère de mouvement révolutionnaire qui ne porte en soi la volonté d’un changement total, il n’y en a guère à ce jour qui n’ait fait sa victoire d’un changement de détail. Dès que le peuple en armes renonce à sa propre volonté pour suivre celle de ses conseillers, il perd l’emploi de sa liberté et couronne, sous le titre ambigu de dirigeants révolutionnaires, ses oppresseurs de demain. Telle est en quelque sorte la «ruse» du pouvoir parcellaire: il engendre des révolutions parcellaires, dissociées du renversement de perspective, coupées de la totalité ; détachées paradoxalement du prolétariat qui les fait. Comment voudrait-on que la totalité des libertés revendiquées s’accommode des quelques parcelles de libertés conquises sans faire aussitôt les frais d’un régime totalitaire? On a cru y voir une malédiction: la révolution dévorant ses enfants: comme si la défaite de Makhno, l’écrasement de Cronstad, l’assassinat de Durruti n’étaient impliqués déjà par la structure des noyaux bolchéviks initiaux, peut-être même par les attitudes autoritaires de Marx dans la Ire Internationale. Nécessité historique et raison d’Etat ne sont que nécessité et raison de dirigeants appelés à cautionner leur abandon du projet révolutionnaire, leur abandon de la radicalité.
L’abandon, c’est le non-dépassement. Et la contestation parcellaire, le refus partiel, la revendication en miettes, est précisément ce qui interdit le dépassement. La pire inhumanité n’est jamais qu’une volonté d’émancipation cédant aux compromis et se fossilisant sous la couche de ses renoncements successifs. Libéralisme, socialisme, bolchévisme se construisent de nouvelles prisons sous l’enseigne de la liberté. La gauche lutte pour un confort accru dans l’aliénation, mais elle a l’indigente habileté de le faire au nom des barricades, au nom du drapeau rouge et des plus beaux moments révolutionnaires. Fossilisée et déterrée comme appât, la radicalité originelle est trahie doublement, abandonnée deux fois. Prêtres-ouvriers, curés-blousons noirs, généraux communistes, princes rouges, dirigeants «révolutionnaires», l’élégance radicale se porte bien, elle s’harmonise au goût d’une société qui sait vendre un rouge à lèvres sous le slogan «Révolution en rouge, révolution avec Redflex». La manoeuvre n’est pas sans risque. A se caricaturer sans fin selon les normes de la publicité, la volonté la plus authentiquement révolutionnaire en vient à se raviser par contrecoup, à se purifier. Les allusions ne sont jamais perdues!
La nouvelle vague insurrectionnelle rallie aujourd’hui des jeunes gens qui se sont tenus à l’écart de la politique spécialisée, qu’elle soit de gauche ou de droite, ou qui y sont passés rapidement, le temps d’une erreur de jugement ou d’une ignorance excusables. Dans le raz de marée nihiliste, tous les fleuves se confondent. L’au-delà de cette confusion importe seul. La révolution de la vie quotidienne sera la révolution de ceux qui, retrouvant avec plus ou moins d’aisance les germes de réalisation totale conservés, contrariés, dissimulés dans les idéologies de tout genre, auront aussitôt cessé d’être mystifiés et mystificateurs.
Même s’il a jamais existé un esprit de révolte au sein du christianisme, je dénie le droit et la capacité de le comprendre à un homme qui continue de s’affubler du nom de chrétien. Il n’y a plus aujourd’hui d’hérétiques. Le langage théologique dans lequel s’exprimèrent tant d’admirables soulèvements fut la marque d’une époque, le seul langage possible, sans plus. Il faut désormais traduire. Et la traduction va de soi. Compte tenu de mon temps, et de l’aide objective qu’il m’apporte, qu’ai-je dit de plus au XX° siècle que ces Frères du Libre Esprit déclarant au XIII°: «On peut être à ce point uni à Dieu que, quoi qu’on fasse, on ne puisse pécher. J’appartiens à la liberté de la Nature et je satisfais tous les désirs de ma nature. L’homme libre a parfaitement raison de faire tout ce qui lui procure du plaisir. Que le monde entier soit détruit et périsse totalement plutôt qu’un homme libre s’abstienne de faire une seule action que sa nature le pousse à accomplir»? Et comment ne pas saluer Johann Hartmann: «L’homme véritablement libre est roi et seigneur de toutes les créatures. Toutes choses lui appartiennent, et il a le droit de se servir de toutes celles qui lui plaisent. Si quelqu’un l’en empêche, l’homme libre a le droit de le tuer et de prendre ses biens»? Ou encore ce Jean de Brünn qui décidant: «Toutes les choses que Dieu a créées sont communes à tous. Ce que l’oeil voit et convoite, que la main s’en saisisse», se justifiait ainsi d’avoir pratiqué la ruse, le brigandage et le vol à main armée? Ou les Pifles d’Arnold, purs à ce point que quoi qu’ils fissent, ils ne pouvaient pécher (1157)? Ces diamants du christianisme ont toujours brillé d’un éclat trop vif aux yeux chassieux des chrétiens. Quand l’anarchiste Pauwels dépose, le 15 mars 1894, une bombe à l’église de la Madelaine, quand le jeune Robert Burger égorge un prêtre le 11 août 1963, c’est la grande tradition hérétique qui se perpétue pauvrement mais dignement dans leur geste. Le curé Meslier et le curé Jacques Roux, fomentant jacqueries et émeutes, ont montré, à mon sens, la dernière reconversion possible du prêtre sincèrement attaché aux fondements révolutionnaires de la religion. Mais c’est ce que n’ont pas compris les sectateurs de cet oecuménisme contemporain qui va de Rome à Moscou et de la canaille cybernéticienne aux créatures de l’Opus Dei. A l’image de ce nouveau clergé, on devine sans peine ce que sera le dépassement des hérésies.
Personne ne conteste au libéralisme la gloire d’avoir répandu les ferments de liberté aux quatre coins du monde. En un sens la liberté de presse, de pensée, de création a du moins l’avantage de dénoncer la duperie du libéralisme ; et n’est-ce pas au fond sa plus belle oraison funèbre? Car le système est habile, qui emprisonne la liberté au nom de la liberté. L’autonomie des individus se détruit par interférence, la liberté de l’un commence où finit la liberté de l’autre. Ceux qui refusent le principe sont détruits par le fer, ceux qui l’acceptent sont détruits par la justice. Personne n’a les mains sales: on pousse sur un bouton, le couperet de la police et de l’intervention étatique tombe, et c’est bien regrettable. L’Etat est la mauvaise conscience du libéral, l’instrument d’une répression nécessaire qu’au fond du coeur il désavoue. Pour les affaires courantes, la liberté du capitaliste se charge de rappeler ses limites à la liberté du travailleur. C’est ici que le bon socialiste entre en scène et dénonce l’hypocrisie.
Qu’est-ce que le socialisme? Une façon de sortir le libéralisme de sa contradiction, c’est-à-dire de la sauvegarde et de la destrcution simultanées de la liberté individuelle. Empêcher les individus de se nier par interférence, la résolution est louable, mais le socialisme aboutit à une autre solution. Il supprime les interférences sans libérer l’individu ; bien plus, il fond la volonté individuelle dans la médiocrité collective. Seul, il est vrai, le secteur économique fait l’objet de sa réforme, et l’arrivisme, le libéralisme de la vie quotidienne s’accomode assez d’une planification bureaucratique, contrôlant l’ensemble des activités, promotion du militant, rivalités de dirigeants… On empêche l’interférence dans un domaine, on détruit la concurrence économique et la libre entreprise mais la course à la consommation de pouvoir reste la seule forme de liberté autorisée. L’amusante querelle que celle où s’opposent les tenants d’une liberté autolimitative, les libéraux de la production et les libéraux de la consommation!
L’ambiguïté du socialisme, la radicalité et son abandon, apparaît parfaitement dans ces deux interventions rapportées l’une et l’autre dans le compte rendu des débats de la Ire Internationale. En 1867, Chémalé rappelle que «le produit s’échange contre un produit d’égale valeur, ou bien il y a tromperie, escroquerie, vol». Il s’agit donc, selon Chémalé de rationaliser l’échange, de le rendre équitable. Le socialisme corrige le capitalisme, le rend humain, le planifie, le vide de sa substance (le profit) ; et qui profite de la fin du capitalisme? Cependant, contemporain de ce socialisme, il en existe un autre. Au congrès de Genève de la même Association internationale des Travailleurs, en 1866, Varlin, le futur communard, déclare: «Tant qu’une entrave empêchera l’emploi de soi-même, la liberté n’existera pas.» Qui oserait entreprendre aujourd’hui de libérer la liberté contenue dans le socialisme sans luttre de toutes ses forces contre le socialisme?
Faut-il épiloguer encore sur l’abandon, par toutes les variétés de marxisme actuel, du projet de Marx? En U.R.S.S., en Chine, à Cuba, qu’y a-t-il de commun avec la construction de l’homme total? Parce que la misère où se nourrissait la volonté révolutionnaire d’un dépassement et d’un changement radical s’est atténuée, une nouvelle misère est venue, faite de renoncements et de compromissions. Abandon de la misère et misère de l’abandon. N’est-ce pas le sentiment d’avoir laissé son projet initial se fragmenter et se réaliser par morceau qui justifie la boutade désabusée de Marx: «Moi, je ne suis pas marxiste»?
Et même le fascisme immonde est une volonté de vivre niée, retournée, la chair d’un ongle incarné. Une volonté de vivre devenue volonté de puissance, une volonté de puissance devenue volonté d’obéissance passive, une volonté d’obéissance passive devenue volonté de mort ; car céder d’un pouce sur le qualitatif, c’est céder sur la totalité du qualitatif.
Brûler le fascisme, soit, mais que la même flamme embrase les idéologies, toutes les idéologies sans exception, et leurs valets.
Partout la force poétique est, par la force des choses, abandonnée ou poussée à l’abandon. L’homme isolé abandonne sa volonté individuelle, sa subjectivité, pour briser l’isolement: il y gagne l’illusion communautaire et un goût plus aigu de la mort. L’abandon est le premier pas vers la récupération par les mécanismes du pouvoir.
Pas une technique, pas une pensée dont le premier mouvement n’obéisse à une volonté de vivre ; pas une technique, pas une pensée oficiellement accréditée qui n’incite à mourir. Les traces de l’abandon sont les signes d’une histoire encore mal connue des hommes. Les étudier, c’est déjà forger les armes du dépassement total. Où se trouve le noyau radical, le qualitatif? Telle est la question qui doit dissoudre les habitudes de pensée et de vie ; telle est la question qui entre dans la stratégie du dépassement, dans la construction de nouveaux réseaux de radicalité. Ceci vaut pour la philosophie: l’ontologie trahit l’abandon de l’être en devenir. Pour la psychanalyse: technique de libération, elle «libère» surtout du besoin d’attaquer l’organisation sociale. Pour les rêves et les désirs volés, violés, falsifiés par le conditionnement. Pour la radicalité des actes spontanés d’un homme, et que contredit la plupart du temps ce qu’il pense de lui-même et du monde. Pour le jeu: distribué en catégories de jeux licites — de la roulette à la guerre, en passant par le lynch — il tient quitte de jouer authentiquement sur les momenst de la vie quotidienne. Pour l’amour, inséparable de la révolution et si pauvrement dépris du plaisir de donner…
Otez le qualitatif, il reste le désespoir ; toutes les formes de désespoir disponibles pour une organisation de la mort des hommes, pour le pouvoir hiérarchisé: réformisme, fascisme, apolitisme crétin, médiocratie, activisme et passivité, boyscoutisme et masturbation idéologique. Un ami de Joyce racontait: «Je ne me souviens pas qu’une seule fois en toutes ces années, Joyce ait dit un mot des événements publics, proféré le nom de Poincaré, de Roosevelt, de Valera, de Staline, émis une allusion à Genève ou à Locarno, à l’Abyssinie, à l’Espagne, à la Chine, au Japon, à l’affaire Prince, à Violette Nozière…» A vrai dire, que pouvait-il ajouter à Ulysses, à Finnegans Wake? Après le Das Kapital de la créativité individuelle, il importait que les Leopold Bloom du monde entier s’unissent pour se défaire de leur pauvre survie, et pour introduire dans la réalité vécue de leur existence la richesse et la variété de leur «monologue intérieur». Joyce ne faisait pas le coup de feu avec Durruti, il ne s’était trouvé ni au côté des Asturiens, ni au côté des ouvriers viennois ; du moins avait-il la décence de ne pas commenter des informations, à l’anonymat desquelles il abandonnait Ulysses — ce monument de culture, comme a dit un critique — en s’abandonnant, lui Joyce, l’homme de la subjectivité totale. Sur la veulerie de l’homme de lettres, c’est Ulysses qui témoigne. Et contre la veulerie de l’abandon, c’est toujours le moment radical «oublié» qui témoigne. Ainsi révolutions et contre-révolutions se succèdent en l’espace de vingt-quatre heures, en l’espace d’un jour, fût-il le plus dénué d’événements. La conscience du geste radical et de son abandon s’affine et s’étend sans cesse. Comment en irait-il autrement? La survie est aujourd’hui le non-dépassement devenu invivable.
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L’homme du ressentiment. — Plus le pouvoir se dispense en fragments consommables, plus se restreint le lieu de la survie ; jusqu’à ce monde de reptation où le plaisir, l’effort de libération et l’agonie s’expriment par le même soubresaut. La pensée basse et la vue courte ont depuis longtemps marqué l’appartenance de la bourgeoisie à une civilisation de troglodytes en progrès, à une civilisation de la survie qui découvre aujourd’hui sa finalité dans le confort des abris antiatomiques. Sa grandeur fut une grandeur empruntée, conquise moins sur l’ennemi qu’à son contact ; une ombre de la vertu féodale, de Dieu, de la Nature… Sitôt ces obstacles ôtés à son emprise immédiate, la bourgeoisie s’est trouvée réduite à se contester sur des détails ; à se porter des coups qui ne mettent pas son existence en péril. Flaubert, raillant le bourgeois, en appelle aux armes contre la Commune.
La noblesse rendait la bourgeoisie agressive, le prolétariat l’accule sur des positions de défense. Qu’est-ce que le prolétariat pour elle? Même pas un adversaire, une mauvaise conscience tout au plus, et qu’elle s’efforce de dissimuler. Repliée sur elle-même, offrant le moins de surface vulnérable, proclamant la seule légitimité des réformes, elle a fait de l’envie cauteleuse et du ressentiement l’étoffe habituelle de ses révolutions parcellaires.
J’ai déjà dit qu’à mon sens aucune insurrection n’était parcellaire dans sa volonté initiale, qu’elle le devenait sitôt qu’à la poésie des agitateurs et meneurs de jeu se substituait l’autorité de dirigeants. L’homme du ressentiment est la version officielle du révolutionnaire: un homme privé de la conscience du dépassement possible ; un homme à qui échappe la nécessité d’un renversement de perspective et qui, rongé par l’envie, la haine et le désespoir, s’acharne à détruire par l’envie, la haine et le désespoir un monde si bien fait pour le brimer. Un homme isolé. Un réformiste coincé entre le refus global du pouvoir et son acceptation absolue. Refusant la hiérarchie par dépit de ne s’y trouver installé, un tel homme est tout préparé pour servir dans sa révolte les desseins de ses maîtres improvisés. Le pouvoir n’a pas de meilleur soutien que l’arrivisme déçu ; c’est pourquoi il s’emploie à consoler les vaincus de la course aux honneurs, il leur donne ses privilégiés à haïr.
En deçà du renversement de perspective, donc, la haine du pouvoir est encore une façon de lui reconnaître la primauté. Celui qui passe sous une échelle afin de prouver son mépris des superstitions leur fait trop d’honneurs en leur subordonnant sa liberté d’action. La haine obsessionnelle et la soif insatiable des charges autoritaires usent et appauvrissent sinon pareillement — car il y a plus d’humanité à lutter contre le pouvoir qu’à s’y prostituer — du moins dans une égale mesure. Il y a un monde entre lutter pour vivre et lutter pour ne pas mourir. Les révoltes de survie s’étalonnent sur les normes de la mort. C’est pourquoi elles exigent avant tout l’abnégation des militants, leurs renoncements a priori au vouloir-vivre pour lequel il n’est personne qui ne lutte en fait.
Le révolté sans autre horizon que le mur des contraintes risque de s’y briser la tête ou de le défendre un jour avec une bêtise opiniâtre. Car s’appréhender dans la perspective des contraintes, c’est toujours regarder dans le sens voulu par le pouvoir, qu’on le repousse ou qu’on accepte. Voici l’homme au point zéro, couvert de vermine, comme dit Rozanov. Limité de toutes parts, il se ferme à toute intrusion, il veille sur soi, jalousement, sans s’apercevoir qu’il est devenu stérile ; un cimetière en quelque sorte. Il introvertit sa propre existence. Il fait sienne l’impuissance du pouvoir pour lutter contre lui. Il pousse le fair play jusque là. A ce prix, il lui coûte plus d’être pur, de jouer la pureté. Commes les gens les plus voués aux compromissions se font toujours une gloire incommensurable d’être restés intègres sur un ou deux points précis! Le refus d’un grade à l’armée, la distribution de tracts dans une grève, une altercation avec les flics… s’harmonisent toujours avec le militantisme le plus obtus dans les partis communistes et leurs séquelles.
Ou encore, l’homme au point zéro se découvre un monde à conquérir, il a besoin d’un espace vital, d’une ruine plus vaste qui l’englobe. Le refus du pouvoir se confond vite avec le refus de ce dont le pouvoir s’approprie, le propre moi du révolté par exemple. A se définir de façon antagoniste aux contraintes et aux mensonges, il arrive que les contraintes et le mensonge entrent dans l’esprit comme une part caricaturale de révolte, et la plupart du temps, l’ironie n’est plus là pour aérer un peu. Aucun lien n’est plus difficile à rompre que celui où l’individu se détient lui-même par l’obscurcissement du refus. S’il se sert de la force de la liberté au profit de la non-liberté, il accroît par l’effort conjugué la force de la non-liberté, qui le rend esclave. Or il se peut que rien ne ressemble plus à la non-liberté que l’effort vers la liberté, mais la non-liberté a ceci de particulier, une fois achetée, elle n’a plus de valeur bien qu’on la paie aussi cher que la liberté.
Le resserrement des murs rend l’atmosphère irrespirable ; et plus les gens s’efforcent de respirer dans ces conditions, plus l’air est irrespirable. L’ambiguïté des signes de vie et de liberté, passant du positif au négatif selon les nécessaires déterminations de l’oppression globale, généralise la confusion où l’on défait d’une main ce que l’on fait de l’autre. L’incapacité de se saisir soi-même incite à saisir les autres au départ de leurs représentations négatives, de leurs rôles ; à les jauger comme des objets. Les vieilles filles, les bureaucrates, et tous ceux qui ont réussi leur survie ne connaissent sentimentalement d’autres raisons d’exister. Faut-il le dire, le pouvoir fonde sur ce malaise partagé ses meilleurs espoirs de récupération. Et plus la confusion mentale est grande, plus la récupération est aisée.
La myopie et le voyeurisme définissent inséparablement l’adaptation d’un homme à la mesquinerie sociale de notre époque. Contempler le monde par le trou de la serrure! A défaut des premiers rôles, il réclame les premières loges au spectacle. Il a besoin d’évidences minuscules à se mettre sous la dent ; que les politiciens sont des salauds, que de Gaulle est un grand homme et la Chine la patrie des travailleurs. Il veut un adversaire vivant à déchirer, des mains de dignitaires à révérer ; pas un système. Comme on comprend le succès de représentations aussi grossières que le Juif ignoble, le nègre voleur, les deux cents familles. L’ennemi avait un visage et du même coup les traits de la foule se modelaient sur le visage, admirable celui-ci, du défenseur, du chef, du leader.
L’homme du ressentiment est disponible mais l’emploi de cette disponibilité, passe obligatoirement par une prise de conscience larvée: l’homme du ressentiment devient nihiliste. S’il ne tue pas les organisateurs de son ennui, les gens qui lui apparaissent comme tels en gros plan, dirigeants, spécialistes, propagateurs d’idéologies… il tuera au nom d’une autorité, au nom d’une raison d’Etat, au nom de la consommation idéologique. Et si l’état des choses n’incite pas à la violence et à l’explosion brutale, il continuera dans la crispation monotone du mécontentement à se démener parmi les rôles, à répandre son conformisme en dents de scie, applaudissant indifféremment à la révolte et à la répression, sensible à la seule et incurable confusion.
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Le nihiliste. — Qu’est-ce que le nihilisme? Rozanov répond parfaitement à la question quand il écrit: «La représentation est terminée. Le public se lève. Il est temps d’enfiler son manteau et de rentrer à la maison. On se retourne: plus de manteau ni de maison.»
Dès qu’un système mythique entre en contradiction avec la réalité économico-sociale, un espace vide s’ouvre entre la façon de vivre des gens et l’explication dominante du monde, soudain inadéquate, loin en retrait. Un tourbillon se creuse, les valeurs traditionnelles s’y engouffrent et se brisent. Privée de ses prétextes et de ses justifications, dépouillée de toute illusion, la faiblesse des hommes apparaît nue, désarmée. Mais comme le mythe, qui protège et dissimule une telle faiblesse, est aussi cause de cette impuissance, son éclatement ouvre une voie nouvelle aux possibles. Sa disparition laisse le champ libre à la créativité et à l’énergie, longtemps détournées de l’authenticité vécue par la transcendance et par l’abstraction. Entre la fin de la philosophie antique et l’érection du mythe chrétien, la période d’interrègne connaît une floraison extraordinaire de pensées et d’actions toutes plus riches les unes que les autres. Récupérant les unes, étouffant les autres, c’est sur leur cadavre que Rome posera sa pierre. Et plus tard, au XVI° siècle, l’effondrement du mythe chrétien déclenchera de même une frénésie d’expérimentations et de recherches. Mais l’analogie diffère cette fois sur un point: après 1789, la reconstitution d’un mythe est devenue rigoureusement impossible.
Si le christianisme désamorça le nihilisme de certaines sectes gnostiques et s’en fit un revêtement de protection, le nihilisme né de la révolution bourgeoise est, lui, un nihilisme de fait. Irrécupérable. La réalité de l’échange, comme je l’ai montré, domine toute tentative de dissimulation, tous les artifices de l’illusion. Jusqu’à son abolition, le spectacle ne sera jamais que le spectacle du nihilisme. La vanité du monde dont le Pascal des Pensées souhaitait propager la conscience pour la plus grande gloire de Dieu, la voici propagée par la réalité historique ; et en l’absence de Dieu, précisément victime de l’éclatement du mythe. Le nihilisme a tout vaincu, y compris Dieu.
Depuis un siècle et demi, la part la plus lucide de l’art et de la vie est le fruit d’investigations libres dans le champ des valeurs abolies. La raison passionnelle de Sade, le sarcasme de Kierkegaard, l’ironie vacillante de Nietzsche, la violence de Maldoror, la froideur mallarméenne, l’Umour de Jarry, le négativisme de Dada, voilà les forces qui se sont déployées sans limites pour introduire dans la conscience des hommes un peu de la moisissure des valeurs pourrissantes. Et, avec elle, l’espoir d’un dépassement total, d’un renversement de perspective.
Paradoxe.1° Aux grands propagateurs du nihilisme, il a manqué une arme essentielle: le sens de la réalité historique, le sens de cette réalité qui était celle de la décomposition, de l’effritement du parcellaire.2° La conscience aiguë du mouvement dissolvant de l’histoire à l’époque bourgeoise a toujours fait cruellement défaut aux meilleurs praticiens de l’histoire. Marx renonce à analyser le Romantisme et le phénomène artistique en général. Lénine ignore presque systématiquement l’importance de la vie quotidienne, les futuristes, Maïakovsky et les dadaïstes.
La conscience de la montée nihiliste et la conscience du devenir historique paraissent étrangement décalées. Dans l’intervalle laissé par ce décalage défile la foule des liquidateurs passifs, aplanissant du poids de sa bêtise les valeurs mêmes au nom desquelles elle manifeste. Bureaucrates, communistes, brutes fascistes, idéologues, politiciens véreux, écrivains sous-joyciens, penseurs néo-dadaïstes, prêtres du parcellaire, tous travaillent pour le grand Rien au nom de l’ordre familial, administratif, moral, national, cybernétique révolutionnaire (!). Tant que l’histoire n’avait pas marché assez loin, peut-être le nihilisme ne pouvait-il prendre l’allure d’une vérité générale, d’une banalité de base. Aujourd’hui, l’histoire a marché. Le nihilisme est lui-même sa propre matière, la voie du feu vers la cendre. La réification imprime le vide dans la réalité quotidienne. Nourrissant sous la vieille étiquette du moderne la fabrication intensive de valeurs consommables et «futurisées», le passé des valeurs anciennes aujourd’hui ruinées nous rejette inévitablement vers un présent à construire, c’est-à-dire vers le dépassement du nihilisme. Dans la conscience désespérée de la jeune génération, le mouvement dissolvant et le mouvement réalisant de l’histoire se réconcilient lentement. Le nihilisme et le dépassement se rejoignent, c’est pourquoi le dépassement sera total. C’est là sans aucun doute la seule richesse de la société de l’abondance.
Quand l’homme du ressentiment prend conscience de l’irrécouvrable manque à gagner de la survie, il devient nihiliste. Il saisit l’impossibilité de vivre à un degré mortel pour la survie elle-même. L’angoisse nihiliste est invivable ; le vide absolu désintègre. Le tourbillon passé-futur met le présent au point zéro. C’est de ce point mort que partent les deux voies du nihilisme, ce que j’apellerai nihilisme passif et nihilisme actif.
La passivité nihiliste unit sous le signe de la compromission et de l’indifférence la conscience des valeurs abolies et le choix délibéré, souvent intéressé, de l’une ou l’autre de ces valeurs démonétisées que l’on se propose de défendre envers et contre tout, «gratuitement», pour l’Art. Rien n’est vrai, donc quelques gestes sont honorables. Maurassiens farfelus, pataphysiciens, nationalistes, esthètes de l’acte gratuit, mouchards, O.A.S., pop-artistes, ce joli monde applique à sa façon le credo quia absurdum: on n’y croit pas, on le fait quand même, on finit par y prendre goût. Le nihilisme passif est un bond vers le conformisme.
D’ailleurs le nihilisme n’est jamais qu’un passage, un lieu d’ambiguïté, une oscillation dont l’un des pôles mène à la soumission servile et l’autre à l’insurrection permanente. Entre les deux, c’est le no man’s land, le terrain vague du suicidé ou du tueur solitaire, de ce criminel dont Bettina dit fort justement qu’il est le crime de l’Etat. Jack l’Eventreur est de toute éternité insaisissable. Insaisissable par les mécanismes du pouvoir hiérarchisé, insaisissable par la volonté révolutionnaire. Un en-soi en quelque sorte! Il gravite autour d’un point zéro où la destruction, cessant de prolonger la destrcution opéré par le pouvoir, la prévient plutôt, la devance, l’accélère et fait, par trop de précipitation, voler en éclats la machine de La Colonie pénitentiaire. L’être maldororien porte la fonction dissolvante de l’organisation sociale à son paroxysme ; jusqu’à l’autodestruction. L’absolu refus du social par l’individu réplique ici à l’absolu refus de l’individu par le social. N’est-ce pas là le moment fixe, le point d’équilibre du renversement de perspective, l’endroit précis où le mouvement n’existe pas, ni la dialectique, ni le temps? Midi et éternité du grand refus. En deçà, les progroms ; au-delà, la nouvelle innocence. Le sang des Juifs ou le sang des flics.
Le nihilisme actif joint à la conscience de la désagrégation le désir d’en dénoncer les causes en précipitant le mouvement. Le désordre fomenté n’est que le reflet du désordre régnant sur le monde. Le nihilisme actif est prérévolutionnaire ; le nihilisme passif, contre-révolutionnaire. Et il arrive souvent que le commun des hommes se sente entraîné vers l’une et l’autre attitude par une perpétuelle oscillation, par une valse-hésitation à la fois dramatique et bouffone. Comme ce soldat Rouge, — dont parle je ne sais quel auteur soviétique, Victor Chlovsky peut-être, — qui ne chargeait jamais sans crier «Vive le Tsar!». Mais il faut bien que les circonstances cautionnent tôt ou tard, fermant soudain la barrière tandis que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre.
C’est toujours sur le contrepied du monde officiel que l’on apprend à danser pour soi. Encore faut-il aller jusqu’au bout de ses exigences, ne pas abandonner sa radicalité au premier tournant. Le renouvellement essouflé des motivations auquel se condamne la course au consommable tire habilement profit de l’insolite, du bizarre, du choquant. L’humour noir et l’atroce entrent dans la salade publicitaire. Une certaine façon de danser dans le non-conformisme participe elle aussi des valeurs dominantes. La conscience du pourrissement des valeurs trouve sa place dans la stratégie de la vente. La décomposition est une valeur marchande. La nullité bruyamment affirmée s’achète ; qu’il s’agisse d’idées ou d’objets. Quant à la salière Kennedy, avec les trous percés aux points d’impact des balles meurtrières, elle démontrerait, s’il était nécessaire, avec quelle facilité une plaisanterie qui aurait en son temps fait la joie d’Emile Ponget et de son Père Peinard nourrit aujourd’hui la rentabilité.
Le mouvement Dada a poussé la conscience du pourrissement à son plus haut degré. Dada contenait vraiment les germes du dépassement du nihilisme, mais il les a laissés pourrir à leur tour. Toute l’équivoque surréaliste vient d’une juste critique émise inopportunément. Qu’est-ce à dire? Ceci: le surréalisme critique à bon droit le dépassement raté par Dada mais lorsqu’il entreprend, lui, de dépasser Dada, il le fait sans repartir du nihilisme originel, sans prendre appui sur Dada-anti-Dada, sans l’accrocher à l’histoire. Et comme l’histoire a été le cauchemar dont ne s’éveillèrent jamais les surréalistes, désarmés devant le parti communistes, pris de court par la guerre d’Espagne, grognant toujours mais suivant la gauche en chiens fidèles!
Un certain romantisme avait déjà prouvé, sans que Marx ni Engels ne songent à s’en inquiéter, que l’art, c’est-à-dire le pouls de la culture et de la société, révèle en premier l’état de décomposition des valeurs. Un siècle plus tard, tandis que Lénine jugeait la question frivole, les dadaïstes voyaient dans l’abcès artistique le symptôme d’un cancer généralisé, d’une maladie de la sociététe entière. Le déplaisant dans l’art ne reflète que l’art du déplaisir institué partout comme la loi du pouvoir. Voilà ce que les dadaïstes de 1916 avaient établi clairement. L’au-delà d’une telle analyse renvoyait directement à la luttte armée. Les larves néo-dadaïstes du Pop Art qui prolifèrent aujourd’hui sur le fumier de la consommation ont trouvé mieux à faire.
Travaillant, avec en somme plus de conséquence que Freud, à se guérir et à guérir leurs contemporains du déplaisir à vivre, les dadaïstes ont édifié le premier laboratoire d’assainissement de la vie quotidienne. Le geste allait bien au-delà de la pensée. «Ce qui comptait, a dit le peintre Grosz, c’était travailler pour ainsi dire dans l’obscurité la plus profonde. Nous ne savions pas ce que nous faisions.» Le groupe Dada était l’entonnoir où s’engouffraient les innombrables banalités, la notable quantité d’importance nulle du monde. Par l’autre bout, tout sortait transformé, original, neuf. Les êtres et les objets restaient les mêmes, et cependant, tout changeait de sens et de signe. Le renversement de perspective s’amorçait dans la magie du vécu retrouvé. Le détournement, qui est la tactique du renversement, bouleversait le cadre immuable du vieux monde. La poésie faite par tous prenait dans ce bouleversement son véritable sens, bien éloigné de l’esprit littéraire auquel les surréalistes finirent par succomber piteusement.
La faiblesse initiale de Dada, il convient de la chercher dans son incroyable humilité. Pitre sérieux comme un pape, le Tzara qui, chaque matin, dit-on, répétait la phrase de Descartes «Je ne veux même pas savoir qu’il y eut des hommes avant moi», ce Tzara est bien celui qui, dédaignant des hommes comme Ravachol, Bonnot et les compagnons de Makhno, rejoindrait plus tard le troupeau de Staline. Si le mouvement Dada s’est disloqué devant l’impossible dépassement, c’est qu’il lui manqua l’instinct de rechercher dans l’histoire les diverses expériences de dépassement possible, les moments où les masses en révolte prennent leur destinée en main
Le premier abandon est toujours terrible. Du surréalisme au néo-dadaïsme, l’erreur initiale se multiplie et se répercute sans fin. Le surréalisme en appelle au passé, mais de quelle façon? Sa volonté de corriger rend l’erreur plus troublante encore quand, faisant choix d’individualités parfaitement admirables (Sade, Fourier, Lautréamont…), il en écrit tant et si bien qu’il obtient pour ses protégés une mention honorable dans le panthéon des programmes scolaires. Une promotion littéraire, pareille à la promotion que les néo-dadaïstes décrochent pour leurs ancêtres dans l’actuel spectacle de la décomposition.
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S’il existe aujourd’hui un phénomème international assez semblable au mouvement Dada, il faut le reconnaître dans les plus belles manifestations de blousons noirs. Même mépris de l’art et des valeurs bourgeoises, même refus des idéologies, même volonté de vivre. Même ignorance de l’histoire, même révolte rudimentaire, même absence de tactique
Au nihiliste, il manque la conscience du nihilisme des autres ; et le nihilisme des autres s’inscrit désormais dans la réalité historique contemporaine ; il manque au nihilisme la conscience possible du dépassement possible. Cependant, cette survie où l’on parle tant de progrès parce que l’on désespère de progresser est aussi le fruit de l’histoire, elle procède de tous les abandons de l’humain qui jalonnent les siècles. J’ose dire que l’histoire de la survie est le mouvement historique qui va défaire l’histoire. Car la conscience claire de la survie et de ses conditions insupportables fusionne avec la conscience des abandons successifs, et conséquemment avec le vrai désir de reprendre le mouvement de dépassement partout dans l’espace et le temps, où il a été prématurément interrompu. Le dépassement, c’est-à-dire la révolution de la vie quotidienne, va consister à reprendre les noyaux de radicalité abandonnés et à les valoriser avec la violence inouïe du ressentiment. L’explosion en chaîne de la créativité clandestine doit renverser la perspective du pouvoir. Les nihilistes sont, en dernier ressort, nos seuls alliés. Ils vivent dans le désespoir du non-dépassement? Une théorie cohérente peut, leur démontrant la fausseté de leur vue, mettre au service de leur volonté de vivre le potentiel énergétique de leurs rancoeurs accumulées. Avec ces deux notions fondamentales — l’abandon du radical et la conscience historique de la décomposition — il n’est personne qui ne puisse mener à bien le combat pour la vie quotidienne et la transformation radicale du monde. Nihilistes, aurait dit Sade, encore un effort si vous voulez être révolutionnaires!