L’espace-temps du vécu et la correction du passé

XXII: L’espace-temps du vécu et la correction du passé

La dialectique du pourrissement et du dépassement est la dialectique de l’espace-temps dissocié et de l’espace-temps unitaire (1). — Le nouveau prolétariat porte en soi la réalisation de l’enfance, son espace-temps (2). — L’histoire des séparations se résout lentement dans la fin de l’histoire «historisante» (3). — Temps cyclique et temps linéaire. — L’espace-temps vécu est l’espace-temps de la transformation, et l’espace-temps du rôle, celui de l’adaptation. — Quelle est la fonction du passé et de sa projection dans le futur? Interdire le présent. L’idéologie historique est l’écran qui se dresse entre la volonté de réalisation individuelle et la volonté de construire l’histoire ; elle les empêche de fraterniser et de se confondre (4). — Le présent est l’espace-temps à construire ; il implique la correction du passé (5).

1

A mesure que les spécialistes organisent la survie de l’espèce et laissent à de savants schémas le soin de programmer l’histoire, la volonté de changer de vie en changeant le monde s’accroît partout dans le peuple. Si bien que chaque être particulier se voit confronté, au même titre que l’humanité tout entière, à une désespoir unanime au-delà duquel il n’y a que l’anéantissement ou le dépassement. Voici l’époque où l’évolution historique et l’histoire d’un individu tendent à se confondre parce qu’elles vont vers un commun aboutissement: l’état de chose et son refus. Et l’on dirait que l’histoire de l’espèce et les myriades d’histoires individuelles se rassemblent pour mourir ensemble ou pour ensemble recommencer TOUT. Le passé reflue vers nous avec ses germes de mort et ses ferments de vie. Et notre enfance est aussi au rendez-vous, menacée du mal de Loth.

Du péril suspendu au-dessus de l’enfance viendra, je veux le croire, le sursaut de révolte contre l’effroyable vieillissement auquel condamne la consommation forcée d’idéologies et de gadgets. Il me plaît de souligner l’analogie de rêves et de désirs qui présentent indiscutablement la volonté féodale et la volonté subjective des enfants. En réalisant l’enfance, n’allons-nous pas réaliser le projet des maîtres anciens, nous les adultes de l’âge technocratique, riches de ce qui manque aux enfants, forts de ce qui fit défaut aux plus grands conquérants? N’allons-nous pas identifier l’histoire et la destinée individuelle mieux que n’osèrent l’imaginer les fantaisies les plus débridées de Tamerlan et d’Héliogabale?

Le primat de la vie sur la survie est le mouvement historique qui défera l’histoire. Construire la vie quotidienne, réaliser l’histoire, ces deux mots d’ordre, désormais, n’en font qu’un. Que sera la construction conjuguée de la vie et de la société nouvelle, que sera la révolution de la vie quotidienne? Rien d’autre que le dépassement remplaçant le dépérissement, à mesure que la conscience du dépérissement effectif nourrit la conscience du dépassement nécessaire.

Si loin qu’ils remontent dans l’histoire, les essais de dépassement entrent dans l’actuelle poésie du renversement de perspective. Ils y entrent immédiatement, franchissant les barrières du temps et de l’espace, les brisant même. A coup sûr, la fin des séparations commence par la fin d’une séparation, celle de l’espace et du temps. Et de ce qui précède, il ressort que la reconstitution de cette unité primordiale passe par l’analyse critique de l’espace-temps des enfants, de l’espace-temps des sociétés unitaires, et de l’espace-temps des sociétés parcellaire porteuses de la décomposition et du dépassement enfin possible.

2

Si nul n’y prend garde, le mal de survie fera bientôt d’un jeune homme un vieillard faustien encombré de regrets, aspirant à une jeunesse qu’il a traversée sans la reconnaître. Le teen-ager porte les premières rides du consommateur. Peu de choses le séparent du sexagénaire ; il consomme plus et plus vite, gagnant une vieillesse précoce au rythme de ses compromis avec l’inauthentique. S’il tarde à se ressaisir, le passé se refermera derrière lui ; il ne reviendra plus sur ce qui a été fait, même pas pour le refaire. Beaucoup de choses le séparent des enfants auxquels hier encore il se mêlait. Il est entré dans la trivialité du marché, acceptant d’échanger contre sa représentation dans la société du spectacle la poésie, la liberté, la richesse subjective de l’enfance. Et cependant, s’il se reprend, s’il sort du cauchemar, quel ennemi vont devoir affronter les forces de l’ordre? On le verra défendre les droits de son enfance avec les armes les plus redoutables de la technocratie sénile. On sait par quels prodiges les jeunes Simbas de la révolution lumumbiste s’illustrèrent, malgré leur équipement dérisoire ; que ne faut-il donc attendre d’une jeune génération pareillement colérée, mais armée avec plus de conséquence, et lâchée sur un théâtre d’opérations qui recouvre tous les aspects de la vie quotidienne?

Car tous les aspects de la vie quotidienne sont en quelque sorte vécus d’une vie gestative dans l’enfance. L’accumulation d’événements vécus en peu de jours, en peu d’heures, empêche le temps de s’écouler. Deux mois de vacances sont une éternité. Deux mois pour le vieillard tiennent en une poignée de minutes. Les journées de l’enfant échappent au temps des adultes, elles sont du temps gonflé par la subjectivité, par la passion, par le rêve habité de réel. Au-dehors, les éducateurs veillent, ils attendent, montre en main, que l’enfant entre dans la ronde des heures. Ils ont le temps. Et d’abord, l’enfant ressent comme une intrusion étrangère l’imposition par les adultes de leur temps à eux ; puis il finit par y succomber, il consent à vieillir. Ignorant tout des méthodes de conditionnement, il se laisse prendre au piège, comme un jeune animal. Quand, détenteur des armes de la critique, il voudra les braquer contre le temps, les années l’auront emporté loin de la cible. Il aura l’enfance au coeur comme une plaie ouverte.

Nous voici hantés par l’enfance tandis que, scientifiquement, l’organisation sociale la détruit. Les psychosociologues sont aux aguets, les prospecteurs de marché s’écrient déjà: «Regardez tous ces gentils petits dollars» (cité par Vance Packard). Un nouveau système décimal.

Dans les rues, des enfants jouent. L’un d’eux soudain se détache du groupe, s’avance vers moi, portant les plus beaux rêves de ma mémoire. Il m’enseigne — car mon ignorance sur ce point fut seule cause de ma perte — ce qui détruit la notion d’âge: la possibilité de vivre beaucoup d’événements ; non pas de les voir défiler, mais de les vivre, de les recréer sans fin. Et maintenant, à ce stade où tout m’échappe, où tout m’est révélé, comment ne surgirait-il pas sous tant de faux désirs une sorte d’instinct sauvage de totalité, une puérilité rendue redoutable par les leçons de l’histoire et de la lutte des classes? La réalisation de l’enfance dans le monde adulte, comment le nouveau prolétariat n’en serait-il pas le plus pur détenteur?

Nous sommes les découvreurs d’un monde neuf et cependant connu, auquel manque l’unité du temps et de l’espace ; un monde encore imprégné de séparations, encore morcelé. La semi-barbarie de notre corps, de nos besoins, de notre spontanéité (cette enfance enrichie de la conscience) nous procure des accès secrets qu’ont toujours ignorés les siècles aristocratiques, et que la bourgeoisie n’a jamais soupçonnés. Ils nous font pénétrer au labyrinthe des civilisations inachevées, et de tous les dépassements foetalisés que l’histoire a conçus en se cachant. Nos désirs d’enfance retrouvés retrouvent l’enfance de nos désirs. Des profondeurs sauvages d’un passé, qui nous est tout proche et comme encore inaccompli, se dégage une nouvelle géographie des passions.

3

Mobile dans l’immobile, le temps des sociétés unitaires est cyclique. Les êtres et les choses suivent leur cours en se déplaçant le long d’une circonférence dont le centre est Dieu. Ce Dieu-pivot, immuable bien que nulle part et partout, mesure la durée d’un pouvoir éternel. Il est sa propre norme et la norme de ce qui, gravitant à égale distance de lui, se déroule et revient sans s’écouler définitivement, sans se dénouer en fait jamais. «La treizième revient, c’est encore la première.»

L’espace des sociétés unitaires s’organise en fonction du temps. Comme il n’y a d’autre temps que celui de Dieu, il semble n’exister d’autre espace que l’espace contrôlé par Dieu. Cet espace s’étend du centre à la circonférence, du ciel à la terre, de l’Un au multiple. A première vue, le temps ne fait rien à l’affaire, il n’éloigne ni ne rapproche de Dieu. Par contre, l’espace est le chemin vers Dieu: la voie ascendante de l’élévation spirituelle et de la promotion hiérarchique. Le temps appartient en propre à Dieu, mais l’espace accordé aux hommes garde un caractère spécifiquement humain, irréductible. En effet, l’homme peut monter ou descendre, s’élever socialement ou déchoir, assurer son salut ou risquer la damnation. L’espace, c’est la présence de l’homme, le lieu de sa relative liberté, tandis que le temps l’emprisonne dans sa circonférence. Et qu’est-ce que le Jugement dernier, sinon Dieu ramenant le temps vers lui, le centre aspirant la circonférence et ramassant en son point immatériel la totalité de l’espace imparti à ses créatures. Annihiler la matière humaine (son occupation de l’espace), c’est bien là le projet d’un maître impuissant à posséder tout à fait son esclave, donc incapable de ne pas se laisser partiellement posséder par lui.

La durée tient l’espace en laisse ; elle nous entraîne vers la mort, elle ronge l’espace de notre vie. Toutefois, la distinction n’apparaît pas si clairement au cours de l’histoire. Au même titre que les sociétés bourgeoises, les sociétés féodales sont, elles aussi, des sociétés de séparations, puisque la séparation tient à l’appropriation privative, mais elles possèdent sur les premières l’avantage d’une force de dissimulation étonnante.

La puissance du mythe réunit les éléments séparés, elle fait vivre unitairement, sur le mode de l’inauthentique, certes, mais dans un monde où l’inauthentique est Un et admis unanimement par une communauté cohérente (tribu, clan, royaume). Dieu est l’image, le symbole du dépassement de l’espace et du temps dissociés. Tous ceux qui «vivent» en Dieu participent de ce dépassement. La plupart y participent médiatement, c’est-à-dire qu’ils se conforment, dans l’espace de leur vie quotidienne, aux organisateurs de l’espace dûment hiérarchisé, du simple mortel à Dieu, aux prêtres, aux chefs. Pour prix de leur soumission, ils reçoivent l’offre d’une durée éternelle, la promesse d’une durée sans espace, l’assurance d’une pure temporalité en Dieu.

D’autres font peu de cas d’un tel échange. Ils ont rêvé d’atteindre au présent éternel que confère la maîtrise absolue sur le monde. On ne laisse pas d’être frappé par l’analogie entre l’espace-temps ponctuel des enfants et la volonté d’unité des grands mystiques. Ainsi Grégoire de Palamas (1341) peut-il décrire l’Illumination comme une sorte de conscience immatérielle de l’unité: «La lumière existe en dehors de l’espace et du temps. […] Celui qui participe de l’énergie divine devient lui-même en quelque sorte Lumière ; il est uni à la Lumière et, avec la Lumière, il voit en pleine conscience tout ce qui reste caché à ceux qui n’ont pas eu cette grâce.»

Cet espoir confus, qui ne pouvait être qu’indécis, voire indicible, l’ère transitoire bourgeoise l’a vulgarisé et précisé. Elle l’a concrétisé en donnant le coup de grâce à l’aristocratie et à sa spiritualité, elle l’a rendu possible en poussant à l’extrême sa propre décomposition. L’histoire des séparations se résout lentement dans la fin des séparations. L’illusion unitaire féodale s’incarne peu à peu dans l’unité libertaire de la vie à construire, dans un au-delà de la survie matériellement garantie.

4

Einstein spéculant sur l’espace et le temps rappelle à sa façon que Dieu est mort. Sitôt que le mythe cesse de l’englober, la dissociation de l’espace et du temps jette la conscience dans un malaise qui fait les beaux jours du Romantisme (attrait des pays lointains, regret du temps qui fuit…).

Selon l’esprit bourgeois, qu’est-ce que le temps? Le temps de Dieu? Non plus, mais le temps du pouvoir., le temps du pouvoir parcellaire. Un temps en miettes dont l’unité de mesure est l’instant — cet instant qui essaie de se souvenir du temps cyclique. Non plus une circonférence mais une ligne droite finie et infinie ; non plus un synchronisme réglant chaque homme sur l’heure de Dieu mais une succession d’états où chacun se poursuit sans se rattraper, comme si la malédiction du Devenir le vouait à ne jamais se saisir que de dos, la face humaine restant inconnue, inaccessible, éternellement future ; non plus un espace circulaire embrassé par l’oeil central du Tout-Puissant, mais une série de petits points autonomes en apparence, et en réalité s’intégrant, selon un certain rythme de succession, à la ligne qu’ils tracent chaque fois que l’un s’ajoute à l’autre.

Dans le sablier du Moyen Age, le temps s’écoule mais c’est le même sable qui passe et repasse d’un globe à l’autre. Sur le cadran circulaire des montres, le temps s’égrène, ne revient jamais. Ironie des formes: l’esprit nouveau emprunte la sienne à une réalité morte, et c’est la mort du temps, la mort de son temps que la bourgeoisie habillait ainsi, du bracelet-montre à la pacotille de ses rêveries humanistes, d’une apparence cyclique.

Mais rien n’y fait, voici le temps des horlogers. L’impératif économique convertit chaque homme en chronmètre vivant, signe distinctif au poignet. Voici le temps du travail, du progrès, du rendement, le temps de production, de consommation, de planning ; le temps du spectacle, le temps d’un baiser, le temps d’un cliché, un temps pour chaque chose (time is money). Le temps-marchandise. Le temps de la survie.

L’espace est un point dans la ligne du temps, dans la machine qui transforme le futur en passé. Le temps contrôle l’espace vécu mais il contrôle par l’extérieur, en le faisant passer, en le rendant transitoire. Pourtant, l’espace de la vie individuelle n’est pas un espace pur, et le temps qui l’entraîne n’est pas davantage une pure temporalité. Il vaut la peine d’examiner la question de plus près.

Chaque point qui termine la ligne du temps est unique, particulier, et cependant, que s’y ajoute le point suivant, le voilà noyé dans la ligne uniforme, digéré par un passé qui en a vu d’autres. Impossible de le distinguer. Chaque point fait donc progresser la ligne qui le fait disparaître.

C’est sur ce modèle, en détruisant et en remplaçant, que le pouvoir assure sa durée mais, simultanément, les hommes incités à consommer le pouvoir le détruisent et le renouvellent en durant. Si le pouvoir détruit tout, il se détruit ; s’il ne détruit rien, il est détruit. Il n’a de durée qu’entre les deux pôles de cette contradiction que la dictature du consommable rend de jour en jour plus aiguë. Et sa durée est subordonnée à la simple durée des hommes, c’est-à-dire à la permanence de leur survie. C’est pourquoi le problème de l’espace-temps dissocié se pose aujourd’hui en termes révolutionnaires.

L’espace vécu a beau être un univers de rêves, de désirs, de créativité prodigieuse, il n’est, dans l’ordre de la durée, qu’un point succédant à un autre point ; il s’écoule selon un sens précis, celui de sa destruction. Il paraît, s’accroît, disparaît dans la ligne anonyme du passé où son cadavre offre matière aux sautes de mémoire et aux historiens.

L’avantage du point d’espace vécu, c’est d’échapper en partie au système de conditionnement généralisé ; son inconvénient, de n’être rien par soi-même. L’espace de la vie quotidienne détourne un peu de temps à son profit, il l’emprisonne et le fait sien. En contrepartie, le temps de l’écoulement pénètre dans l’espace vécu et introvertit le sentiment de passage, de destruction, de mort. Je m’explique.

L’espace ponctuel de la vie quotidienne dérobe une parcelle de temps «extérieur», grâce auquel il se crée un petit espace-temps unitaire: c’est l’espace-temps des moments, de la créativité, du plaisir, de l’orgasme. Le lieu d’une telle alchimie est minuscule mais l’intensité vécue est telle qu’elle exerce sur la plupart des gens une fascination sans égale. Vu par les yeux du pouvoir, observé de l’extérieur, le moment passionné n’est qu’un point dérisoire, un instant draîné du futur au passé. Du présent comme présence subjective immédiate, la ligne du temps objectif ne sait rien et ne veut rien savoir. Et à son tour, la vie subjective resserrée en l’espace d’un point — ma joie, mon plaisir, mes rêveries — voudrait ne rien savoir du temps de l’écoulement, du temps linéaire, du temps des choses. Elle désire, au contraire, tout apprendre sur son présent, puisque après tout, elle n’est qu’un présent.

Au temps qui l’entraîne, l’espace vécu enlève donc une parcelle dont il fait son présent, dont il tente de faire son présent, car le présent est toujours à construire. C’est l’espace-temps unitaire de l’amour, de la poésie, du plaisir, de la communication… C’est le vécu sans temps morts. D’autre part, le temps linéaire, le temps objectif, le temps de l’écoulement pénètre à son tour dans l’espace imparti à la vie quotidienne. Il s’y introduit comme temps négatif, comme temps mort, comme reflet du temps de destruction. C’est le temps du rôle, le temps qui à l’intérieur même de la vie incite à se désincarner, à répudier l’espace authentiquement vécu, à le restreindre et à lui préférer le paraître, la fonction spectaculaire. L’espace-temps créé par ce mariage hybride n’est autre que l’espace-temps de la survie.

Qu’est-ce que la vie privée? L’amalgame, en un instant, en un point entraîné vers sa destruction le long de la ligne de survie, d’un espace-temps réel (le moment) et d’un espace-temps falsifié (le rôle). Bien entendu, la structure de la vie privée n’obéit pas à une telle dichotomie. Il existe une interaction permanente. Ainsi les interdits qui cernent le vécu de toutes parts, et le refoulent dans un espace trop exigu, l’incitent à se changer en rôle, à entrer comme marchandise dans le temps de l’écoulement, à devenir du pur répétitif et à créer, comme temps accéléré, l’espace fictif du paraître. Tandis que simultanément, le malaise né de l’inauthentique, espace faussement vécu, renvoie à la recherche d’un temps réel, du temps de la subjectivité, du présent. De sorte que la vie privée est dialectiquement: un espace réel vécu + un temps fictif spectaculaire + un espace fictif spectaculaire + un temps réel vécu.

Plus le temps fictif compose avec l’espace fictif qu’il crée, plus on s’achemine vers l’état de chose, vers la pure valeur d’échange. Plus l’espace du vécu authentique compose avec le temps réellement vécu, plus la maîtise de l’homme s’affermit. L’espace-temps unitairement vécu est le premier foyer de guérilla, l’étincelle du qualitatif dans la nuit qui dissimule encore la révolution de la vie quotidienne.

Non seulement, donc, le temps objectif s’acharne à détruire l’espace ponctuel en le précipitant dans le passé, mais encore il le ronge intérieurement en y introduisant ce rythme accéléré qui crée l’épaisseur du rôle (l’espace fictif du rôle résulte en effet de la répétition rapide d’une attitude, comme la répétition d’une image filmique donne l’apparence de vie). Le rôle installe dans la conscience subjective le temps de l’écoulement, du vieillissement, de la mort. Voilà le «pli auquel on a contraint la conscience» dont parle Antonin Artaud. Dominée extérieurement par le temps linéaire et intérieurement par le temps du rôle, la subjectivité n’a plus qu’à devenir une chose, una marchandise précieuse. Le processus s’accélère d’ailleurs historiquement. En effet, le rôle est désormais une consommation de temps dans une société où le temps reconnu est le temps de la consommation. Et une fois de plus, l’unité de l’oppression fait l’unité de la contestation. Qu’est-ce que la mort aujourd’hui? L’absence de subjectivité et l’absence de présent.

La volonté de vivre réagit toujours unitairement. La plupart des individus se livrent, au profit de l’espace vécu, à un véritable détournement du temps. Si leurs efforts pour renforcer l’intensité du vécu, pour accroître l’espace-temps de l’authentique ne se perdaient dans la confusion et ne se fragmentaient dans l’isolement, qui sait si le temps objectif, le temps de la mort, ne se briserait pas? Le moment révolutionnaire n’est-il pas une éternelle jeunesse?

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Le projet d’enrichir l’espace-temps du vécu passe par l’analyse de ce qui l’appauvrit. Le temps linéaire n’a d’emprise sur les hommes que dans la mesure où il leur interdit de transformer le monde, dans la mesure où il les contraint donc à s’adapter. Pour le pouvoir, l’ennemi numéro UN, c’est la créativité individuelle s’irradiant librement. Et la force de la créativité est dans l’unitaire. Comment le pouvoir s’efforce-t-il de briser l’unité de l’espace-temps vécu? En transformant le vécu en marchandise, en le jetant sur le marché du spectacle au gré de l’offre et de la demande des rôles et des stéréotypes. C’est ce que j’ai étudié dans les pages consacrées au rôle (paragraphe XV). En recourant à une forme particulière d’identification: l’attraction conjuguée du passé et du futur, qui annihile le présent. Enfin, en essayant de récupérer dans une idéologie de l’histoire la volonté de construire l’espace-temps unitaire du vécu (autrement dit, de construire des situations à vivre). J’examinerai ces deux derniers points.

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Sous l’angle du pouvoir, il n’y a pas de moments vécus (le vécu n’a pas de nom), mais seulement des instants qui se succèdent, tous égaux dans la ligne du passé. Tout un système de conditionnement vulgarise cette façon de voir, toute une persuasion clandestine l’introjecte. Le résultat est là. Où est-il, ce présent dont on parle? Dans quel coin perdu de l’existence quotidienne?

Tout est mémoire et anticipation. Le fantôme du rendez-vous à venir rejoint pour me hanter la fantôme du rendez-vous passé. Chaque seconde m’entraîne de l’instant qui fut à l’instant qui sera. Chaque seconde m’abstrait de moi-même ; il n’y a jamais de maintenant. Une agitation creuse met son point d’efficacité à rendre chacun passager, à faire passer le temps, comme on dit si joliment, et même à faire passer le temps dans l’homme de part en part. Quand Schopenhauer écrit: «Avant Kant, nous étions dans le temps ; depuis Kant, c’est le temps qui est en nous», il traduit bien l’irrigation de la conscience par le temps du vieillissement et de la décrépitude. Mais il n’entre pas dans l’esprit de Schopenhauer que l’écartèlement de l’homme, sur le chevalet d’un temps réduit à la divergence apparente d’un futur et d’un passé, soit la raison qui le pousse, en tant que philosophe, à édifier sa mystique du désespoir.

Et quel n’est pas le désespoir et le vertige d’un être distendu entre deux instants qu’il poursuit en zizags, sans jamais les atteindre, sans jamais se saisir. Encore, s’il sagissait de l’attente passionnée: vous voici sous le charme d’un moment passé, un moment d’amour, par exemple, et la femme aimée va paraître, vous la devinez, vous pressentez ses caresses… L’attente passionnée est, en somme, l’ombre de la situation à construire. Mais la plupart du temps, il faut bien l’avouer, la ronde du souvenir et de l’anticipation empêche l’attente et le sentiment du présent, elle précipite la course folle des temps morts et des instants vides.

Dans la lutte du pouvoir, il n’y a de futur que de passé réitéré. Une dose d’inauthentique connu est propulsée par ce que l’on appelle l’imagination prospective dans un temps qu’elle remplit à l’avance de sa parfaite vacuité. Les seuls souvenirs sont ceux des rôles qu’on a tenus, le seul futur un éternel remake. La mémoire des hommes ne doit qu’obéir à la volonté du pouvoir de s’affirmer dans le temps comme une constante mémorisation de sa présence. Un nihil novi sub sole, vulgairement traduit par «il faut toujours des dirigeants».

L’avenir proposé sous l’étiquette de «temps autre» répond dignement à l’espace autre où l’on m’invite à m’épancher. Changer de temps, changer de peau, changer d’heure, changer de rôle ; seule l’aliénation ne change pas. Chaque fois que je est un autre, il va et vient du passé au futur. Les rôles n’ont jamais de présent. Comment voudrait-on que les rôles se portent bien? Si je rate mon présent, — ici étant toujours ailleurs, — pourrais-je me trouver environné de passé et de futur agréable?

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L’identification au passé-futur trouve son couronnement dans le coup de l’idéologie historique, qui fait avancer sur la tête la volonté individuelle et collective de dominer l’histoire.

Le temps est une forme de perception de l’esprit, non pas évidemment une invention de l’homme mais un rapport dialectique avec la réalité extérieure, une relation tributaire par conséquent de l’aliénation et de la lutte des hommes dans et contre cette aliénation.

Absolument soumis à l’adaptation, l’animal ne possède pas la conscience du temps. L’homme, lui, refuse l’adaptation, il prétend transformer le monde. Chaque fois qu’il échoue dans sa volonté de démiurge, il connaît l’angoisse de s’adapter, l’angoisse de se sentir réduit à la passivité de l’animal. La conscience de l’adaptation nécessaire est la conscience du temps qui s’écoule. C’est pourquoi le temps est lié à l’angoisse humaine. Et plus la nécessité de s’adapter aux circonstances l’emporte sur le désir et la possibilté de les changer, plus la conscience du temps prend l’homme à la gorge. Le mal de survie est-il rien d’autre que la conscience aiguë de l’écoulement dans le temps et dans l’espace de l’autre, la conscience de l’aliénation? Refuser la conscience du vieillisement et les conditions objectives du vieillissement de la conscience implique une exigence plus grande à vouloir faire l’histoire, avec plus de conséquence et selon les voeux de la subjectivité de tous.

La seule raison d’une idéologie historique est d’empêcher les hommes de faire l’histoire. Comment distraire les hommes de leur présent, sinon en les attirant dans les zones d’écoulement du temps? Ce rôle incombe à l’historien. L’historien organise le passé, il le fragmente selon la ligne officielle du temps, puis il range les événements dans les catégories ad hoc. Ces catégories, d’un emploi aisé, mettent l’événement en quarantaine. De solides paranthèses l’isolent, le contiennent, l’empêchent de prendre vie, de ressusciter, de déferler à nouveau dans les rues de notre quotidienneté. L’événement est congelé. Défense de le rejoindre, de le refaire, de le parfaire, de le mener vers son dépassement. Il est là, suspendu de toute éternité pour l’admiration des esthètes. Un léger changement d’indice et le voici transporté du passé dans le futur. L’avenir n’est qu’une redite des historiens. Le futur qu’ils annoncent est un collage de souvenirs, de leurs souvenirs. Vulgarisée par les penseurs staliniens, la notion fameuse du sens de l’Histoire a fini par vider de toute humanité l’avenir comme le passé.

Pressé de s’identifier à un autre temps et à un autre personnage, l’individu contemporain a réussi à se laisser voler son présent sous le patronage de l’historicisme. Il perd dans un espace-temps spectaculaire («Vous entrez dans l’Histoire, camarades!»), le goût de vivre authentiquement. Du reste, à ceux qui refusent l’héroïsme de l’engagement historique, le secteur psychologique apporte sa mystification complémentaire. Les deux catégories s’épaulent, elles fusionnent dans l’extrême misère de la récupération. On choisit l’histoire ou la petite vie tranquille.

Historique ou non, tous les rôles pourrissent. La crise de l’histoire et la crise de la vie quotidienne se confondent. Le mélange sera détonant. Il s’agit désormais de détourner l’histoire à des fins subjectives ; avec l’appui de tous les hommes. Marx, en somme, n’a rien voulu d’autre.

5

Depuis près d’un siècle, les mouvements picturaux significatifs n’ont cessé de se donner comme un jeu — voire comme une plaisanterie — sur l’espace. Rien ne pouvait mieux que la créativité artistique exprimer la recherche inquiète et passionnée d’un nouvel espace vécu. Et coment traduire, sinon par l’humour (je pense aux débuts de l’impressionnisme, au pointillisme, au fauvisme, au cubisme, aux collages dadaïstes, aux premiers abstraits) le sentiment que l’art n’apportait plus guère de solution valable?

Le malaise, d’abord sensible chez l’artiste, a gagné à mesure que l’art se décomposait, la conscience d’un nombre croissant de gens. Construire un art de vivre est aujourd’hui une revendication populaire. Il faut concrétiser dans un espace-temps passionnément vécu les recherches de tout un passé artistique, vraiment abandonnées de façon inconsidérée.

Les souvenirs ici sont souvenirs de blessures mortelles. Ce qui ne s’achève pas pourrit. On a fait du passé l’irrémédiable et, par un comble d’ironie, ceux qui en parlent comme d’un donné définitif ne cessent de le triturer, de le falsifier, de l’arranger au goût du jour à la façon du pauvre Wilson récrivant, dans le 1984 d’Orwell, des articles de journaux officiels anciens, contredits par l’évolution postérieure des événements.

Il n’existe qu’un type d’oubli admissible, celui qui efface le passé en le réalisant. Celui qui sauve de la décomposition par le dépassement. Les faits, si loin qu’ils se situent, n’ont jamais dit leur dernier mot. Il suffit d’un changement radical dans le présent pour qu’ils dévalent de leur étagère et tombent à nos pieds. Sur la correction du passé, je ne connais guère de témoignage plus touchant que celui rapporté par Victor Serge dans Ville conquise. Je ne veux pas en connaître de plus exemplaire.

A l’issue d’une conférence sur la Commune de Paris, donnée au plus fort de la révolution bolchevique, un soldat se lève lourdement de son fauteuil de cuir, au fond de la salle. «On l’entendit très bien murmurer d’un ton de commandement:« — Racontez l’exécution du docteur Millière.«Debout, massif, le front penché de sorte que l’on ne voyait de son visage que les grosses joues poilues, les lèvres boudeuses, le front bosselé et ridé — il ressemblait à certains masques de Beethoven -, il écouta ce récit: le docteur Millière, en redingote bleu foncé et chapeau haut de forme, conduit sous la pluie à travers les rues de Paris, — agenouillé de force sur les marches du Panthéon, — criant: “Vive l’humanité!” — le mot du factionnaire versaillais accoudé à la grille quelques pas plus loin: “On va t’en foutre, de l’humanité!”«Dans la nuit noire de la rue sans lumière le bonhomme de terre rejoignit le conférencier. […] Il avait un secret au bord des lèvres. Son mutisme d’un instant fut chargé.«- J’ai aussi été dans le gouvernement de Perm, l’an dernier, quand les koulaks se sont soulevés. […] Moi, j’avais lu en route la brochure d’Arnould: Les Morts de la Commune. Une belle brochure. Je pensais à Millière. Et j’ai vengé Millière, citoyen! C’est un beau jour dans ma vie qui n’en a pas beaucoup. Point par point, je l’ai vengé. J’ai fusillé comme ça, sur le seuil de l’église, le plus gros propriétaire de l’endroit ; je ne sais plus son nom et je m’en fous…«Il ajouta après un court silence:«- Mais c’est moi qui ai crié: “Vive l’humainté!”»

Les révoltes anciennes prennent dans mon présent une dimension nouvelle, celle d’une réalité immanente à construire sans tarder. Les allées du Luxembourg, le square de la Tour Saint-Jacques résonnent encore des fusillades et des cris de la Commune écrasée. Mais d’autres fusillades viendront, et d’autres charniers effaceront jusqu’au souvenir du premier. Pour laver le mur des Fédérés avec le sang des fusilleurs, les révolutionnaires de tous les temps rejoindront quelque jour les révolutionnaires de tous les pays.

Construire le présent, c’est corriger le passé, changer les signes du paysage, libérer de leur gangue les rêves et les désirs inassouvis, laisser les passions individuelles s’harmoniser dans le collectif. Des insurgés de 1525 aux rebelles mulélistes, de Spartacus à Pancho Villa, de Lucrèce à Lautréamont, il n’y a que le temps de ma volonté de vivre.

L’espérance de lendemain trouble nos fêtes. L’avenir est pire que l’Océan ; il ne contient rien. Planification, perspective, plan à long terme… autant spéculer sur le toit de la maison alors que le premier étage n’existe pas. Et pourtant, si tu construis bien le présent, le reste viendra de surcroît.

Seul m’intéresse le vif du présent, sa multiplicité. Je veux, en dépit des interdits, m’environner d’aujourd’hui comme d’une grande lumière ; ramener le temps autre et l’espace des autres à l’immédiateté de l’expérience quotidienne. Concrétiser la formule de Schwester Katrei: «Tout ce qui est en moi est en moi, tout ce qui est en moi est en dehors de moi, tout ce qui est en moi est partout autour de moi, tout ce qui est en moi est à moi et je ne vois partout que ce qui est en moi.» Car il n’y a là que le juste triomphe de la subjectivité, tel que l’histoire le permet aujourd’hui ; pour peu que l’on détruise les bastilles du futur, pour peu que l’on restructure le passé, pour peu que l’on vive chaque seconde comme si, à la faveur d’un éternel retour, elle devait en des cycles sans fin se répéter exactement.

Il n’y a que le présent qui puisse être total. Un point d’une densité incroyable. Il faut apprendre à ralentir le temps, à vivre la passion permanente de l’expérience immédiate. Un champion de tennis a raconté que, au cours d’un match âprement disputé, il reçut une balle très difficile à reprendre. Soudain, il la vit s’approcher de lui au ralenti, si lentement qu’il eut le temps de juger la situation, de prendre une décision adéquate et de porter un coup de grande maîtrise. Dans l’espace de la création, le temps se dilate. Dans l’inauthenticité, le temps s’accélère. A qui possédera la poétique du présent adviendra l’aventure du petit Chinois amoureux de la Reine des Mers. Il partit à sa recherche au fond des océans. Quand il revint sur terre, un très vieil homme qui taillait des roses lui dit: «Mon grand-père m’a parlé d’un petit garçon disparu en mer, qui portait justement votre nom.»

«La ponctualité est la réserve du temps», dit la tradition ésotérique. Quant à cette phrase de la Pistis Sophia: «Un jour de lumière est un millier d’années du monde», elle s’est traduite précisément dans le bain révélateur de l’histoire par le mot de Lénine constatant qu’il y a des journées révolutionnaires qui valent des siècles.

Il s’agit toujours de résoudre les contradictions du présent, de ne pas s’arrêter à mi-chemin, de ne pas se laisser «distraire», d’aller vers le dépassement. Oeuvre collective, oeuvre de passion, oeuvre de poésie, oeuvre du jeu (l’éternité est le monde du jeu, dit Boehme). Si pauvre soit-il, le présent contient toujours la vraie richesse, celle de la construction possible. Mais ce poème ininterrompu qui me réjouit, vous savez assez — vous vivez assez — tout ce qui me l’arrache des mains.

Succomber au tourbillon des temps morts, vieillir, s’user jusqu’au vide du corps et de l’esprit? Plutôt disparaître comme un défi à la durée. Le citoyen Anquetil rapporte dans son Précis de l’histoire universelle, paru à Paris en l’an VII de la République, qu’un prince persan, blessé par la vanité du monde, se retira dans un château, accompagné de quarante courtisanes, parmi les plus belles et les plus lettrées du royaume. Il y mourut au bout d’un mois dans l’excès des plaisirs. Mais qu’est-ce que la mort au regard d’une telle éternité? S’il faut que je meure, que ce soit du moins comme il m’est arrivé d’aimer.