La triade unitaire: réalisation — communication — participation
XXIII: La triade unitaire: réalisation, communication, participation
L’unité répressive du pouvoir dans sa triple fonction de contrainte, de séduction et de médiation n’est que la forme, inversée et pervertie par les techniques de dissociation, d’un triple projet unitaire. La société nouvelle, telle qu’elle s’élabore confusément dans la clandestinité, tend à se définir pratiquement comme une transparence de rapports humains favorisant la participation réelle de tous à la réalisation de chacun. — La passion de la création, la passion de l’amour, et la passion du jeu sont à la vie ce que le besoin de se nourrir et le besoin de se protéger sont à la survie (1). — La passion de créer fonde le projet de réalisation (2), la passion d’aimer fonde le projet de communication (4), la passion de jouer fonde le projet de participation (6). — Dissociés, ces trois projets renforcent l’unité répressive du pouvoir. — La subjectivité radicale est la présence — actuellement repérable chez la plupart des hommes — d’une même volonté de se construire une vie passionnante (3). L’érotique est la cohérence spontanée qui donne son unité pratique à l’enrichissement du vécu (5).
1. - La construction de la vie quotidienne réalise au plus haut degré l’unité du rationnel et du passionnel. Le mystère entretenu depuis toujours sur la vie relève de l’obscurantisme où se dissimule la trivialité de la survie. De fait, la volonté de vivre est inséparable d’une ceratine volonté d’organisation. L’attrait qu’exerce sur chaque individu la promesse d’une vie riche et multiple prend nécessairement l’allure d’un projet soumis en tout ou partie au pouvoir social chargé de le refréner. De même que le gouvernement des hommes recourt essentiellement à un triple mode d’oppression: la contrainte, la médiation aliénante et la séduction magique ; de même la volonté de vivre puise sa force et sa cohérence dans l’unité de trois projets indissociables: la réalisation, la communication, la participation.
Dans une histoire des hommes qui ne se réduirait pas à l’histoire de leur survie, sans par ailleurs s’en dissocier, la dialectique de ce triple projet, alliée à la dialectique des forces productives, rendrait compte de la plupart des comportements. Pas une émeute, pas une révolution, qui ne révèle une recherche passionnée de la vie exubérante, d’une transparence dans les rapports humains et d’un mode collectif de transformation du monde. Si bien qu’en deçà de l’évolution historique, il semble que l’on puisse déceler trois passions fondamentales, qui sont à la vie ce que le besoin de se nourrir et de se protéger est à la survie. La passion de la création, la passion de l’amour, la passion du jeu agissent en interaction avec le besoin de se nourrir et de se protéger, comme la volonté de vivre interfère sans cesse avec la nécessité de survivre. Bien entendu, ces éléments ne prennent une importance que dans le cadre historique, mais c’est précisément l’histoire de leur dissociation qui est ici mise en cause, au nom de leur totalité toujours revendiquée.
Le Welfare State tend à englober la question de la survie dans une problématique de la vie. Je l’ai montré plus haut. Dans cette conjecture historique où l’économie de la vie absorbe peu à peu l’économie de survie, la dissociation des trois projets, et des passions qui les sous-tendent, apparaît distinctement comme un prolongement de la disticntion aberrante entre vie et survie. Entre la séparation, qui est le fief du pouvoir, et l’unité, qui est le domaine de la révolution, l’existence n’a la plupart du temps que l’ambiguïté pour s’exprimer: je parlerai donc séparément et unitairement de chaque projet.
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Le projet de réalisation naît de la passion de créer, dans le moment où la subjectivité se gonfle et veut régner partout. Le projet de communication naît de la passion de l’amour, chaque fois que des êtres découvrent en eux une volonté identique de conquêtes. Le projet de participation naît de la passion du jeu, quand le groupe aide à la réalisation de chacun.
Isolées, les trois passions se pervertissent. Dissociés, les trois projets se falsifient. La volonté de réalisation devient volonté de puissance ; sacrifiée au prestige et au rôle, elle règne dans un univers de contraintes et d’illusions. La volonté de communication tourne au mensonge objectif ; fondée sur des rapports d’objets, elle distribue aux sémiologues les signes qu’ils habillent d’une apparence humaine. La volonté de participation organise l’isolement de tous dans la foule, elle crée la tyrannie de l’illusion communautaire.
Coupée des autres, chaque passion s’intègre dans une vision métaphysique qui l’absolutise et la rend, comme telle, inaccessible. Les hommes de pensée ne manquent pas d’humour: ils déconnectent les éléments du circuit puis annoncent que le courant ne passera pas. Ils peuvent alors affirmer, sans filet, que la réalisation totale est un leurre, la transparence une chimère, l’harmonie sociale une lubie. Où la séparation règne, chacun est vraiment tenu à l’impossible. La manie cartésienne de morceler et de progresser par degrés garantit toujours l’inaccompli et le boîteux. Les armées de l’Ordre ne recrutent que des mutilés.
2. Le projet de réalisation
L’assurance d’une sécurité d’existence laisse sans emploi une grande quantité d’énergie jadis absorbée par la nécessité de survivre. La volonté de puissance tente de récupérer, au profit de l’esclavage hiérarchisé, cette énergie disponible pour la libre expansion de la vie individuelle (1). Le conditionnement de l’oppression généralisée provoque chez la plupart des hommes un repli stratégique vers ce qu’ils sentent en eux d’irréductibles: leur subjectivité. La révolution de la vie quotidienne se doit de concrétiser l’offensive que le centre subjectif lance cent fois par jour en direction du monde objectif (2).
1
La phase historique de l’appropriation privative a empêché l’homme d’être le Dieu créateur qu’il a dû se résoudre à créer idéalement pour homologuer son échec. Le désir d’être Dieu est au coeur de chaque homme, mais ce désir s’est exercé jusqu’à présent contre l’homme lui-même. J’ai montré comment l’organisation sociale hiérarchisée construit le monde en détruisant les hommes, comment le perfectionnement de son mécanisme et de ses réseaux la fait fonctionner comme un ordinateur géant dont les programmateurs sont aussi programmés, comment, enfin, le plus froid des monstres froids trouve son accomplissement dans le projet d’Etat cybernétisé.
Dans ces conditions, la lutte pour le pain quotidien, le combat contre l’inconfort, la recherche d’une stabilité d’emploi et d’une sécurité d’existence sont, sur le front social, autant de raids offensifs qui prennent lentement mais sûrement l’allure d’engagements d’arrière-garde (ceci dit sans en sous-estimer l’importance). La nécessité de survivre absorbait et continue d’absorber une dose d’énergie et de créativité dont l’état de bien-être va hériter comme d’une meute de loups déchaînés. En dépit de faux engagements et d’activités illusoires, l’énergie créatrice sans cesse stimulée ne se dissout plus assez vite sous la dictature du consommable. Qu’adviendra-t-il de cette exubérance soudain disponible, de ce surplus de robustesse et de virilité que ni les contraintes, ni le mensonge ne réussissent à user vraiment? Non récupérée par la consommation artistique et culturelle — par le spectacle idéologique — la créativité se tourne spontanément contre les conditions et les garanties de survie.
Les hommes de la contestation n’ont à perdre que leur survie. Toutefois, ils peuvent la perdre de deux façons: en perdant la vie ou en la construisant. Puisque la survie est une sorte de mort lente, il existe une tentation, non dépourvue de raisons passionnées, de précipiter le mouvement et de mourir plus vite, un peu comme on pousse sur l’accélérateur d’une voiture de sport. On «vit» alors dans le négatif la négation de la survie. Ou, au contraire, les gens peuvent s’efforcer de survivre comme antisurvivants, en concentrant leur énergie sur l’enrichissement de leur vie quotidienne. Ils nient la survie mais en l’englobant dans une fête constructiviste. On reconnaîtra dans ces deux tendances la voie Une et contradictoire du pourrissement et du dépassement.
Le projet de réalisation est inséparable du dépassement. Le refus désespéré reste, quoi qu’il en est, prisonnier du dilemme autoritaire: la survie ou la mort. Ce refus acquiesçant, cette créativité sauvage et si aisément domptée par l’ordre des chose, c’est la volonté de puissance.
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La volonté de puissance est le projet de réalisation falsifié, coupé de la participation et de la communication. C’est la passion de créer et de se créer, emprisonnée dans le système hiérarchique, condamnée à faire tourner les meules de la répression et de l’apparence. Prestige et humiliation, autorité et soumission, voilà le pas de manoeuvre de la volonté de puissance. Le héros est celui qui sacrifie à la promotion du rôle et du muscle. Quand il est fatigué, il se range au conseil de Voltaire, il cultive son jardin. Et sa médiocrité sert encore de modèle, sous sa forme pataude, au commun des mortels.
Que de renoncements à la volonté de vivre chez le héros, le dirigeant, la vedette, le play-boy, le spécialiste… Que de sacrifices pour imposer à des gens, — qu’ils soient deux ou des millions, — que l’on tient pour de parfaits imbéciles, à moins de l’être soi-même, sa photo, son nom, une teinture de respect!
Pourtant, la volonté de puissance contient, sous son emballage protecteur, une dose certaine de volonté de vivre. Je pense à la virtû du condottiere, à l’exubérance des géants de la Renaissance. Mais de nos jours, il n’y a plus de condottieri. Tout au plus des capitaines d’industrie, des escrocs, des marchands de canon et de culture, des mercenaires. L’aventurier et l’explorateur s’apellent Tintin et Schweitzer. Et c’est avec ces gens-là que Zarathoustra médite de peupler les hauteurs de Sils-Maria, c’est dans ces avortons qu’il prétend découvrir le signe d’une race nouvelle. En vérité, Nietzsche est le dernier maître, crucifié par sa propre illusion. Sa mort réédite, en plus piquant, en plus spirituel, la comédie du Golgotha. Elle donne un sens à la disparition des maîtres, comme le Christ donnait un sens à la disparition de Dieu. Nietzsche a beau être sensible au dégoût, l’odeur ignoble du christianisme ne l’empêche pas de respirer à pleins poumons. Et comme il feint de ne pas comprendre que le christianisme, grand contempteur de la volonté de puissance, en est le meilleur protecteur, son racketter le plus fidèle, puisque empêchant l’apparition des maîtres sans esclaves, Nietzsche consacre la permanence du monde hiérarchisé, où la volonté de vivre se condamne à n’être jamais que volonté de puissance. La formule «Dionysos le Crucifié», dont il signe ses derniers écrits, trahit bien l’humilité de celui qui n’a fait que chercher un maître à son exubérance mutilée. On n’approche pas impunément le sorcier de Bethléem.
Le nazisme est la logique nietzschéenne rappelée à l’ordre par l’histoire. La question était: que peut devenir le dernier des maîtres dans une société où les vrais maîtres ont disparu? La réponse fut: un supervalet. Même l’idée de surhomme, si pauvre soit-elle chez Nietzsche, jure violemment avce ce que nous savons des larbins qui dirigèrent le III° Reich. Pour le fascisme, un seul surhomme, l’Etat.
Le surhomme étatique est la force des faibles. C’est pourquoi les revendications de l’individu isolé s’accommodent toujours d’un rôle impeccablement tenu dans le spectacle officiel. La volonté de puissance est une volonté spectaculaire. L’homme seul déteste les autres, méprise les hommes tout en étant l’homme de la foule, l’homme méprisable par excellence. Son agressivité se plaît à faire fond sur l’illusion communautaire la plus grossière, sa combativité s’exerce dans la chasse aux promotions.
Le manager, le chef, le dur, le caïd a dû trimer, encaisser, tenir bon. Sa morale est celle des pionniers des scouts, des armées, des groupes de choc du conformisme. «Ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait…» Une volonté de paraître à défaut d’être, une façon d’ignorer le vide de son existence en affirmant rageusement que l’on existe, voilà ce qui définit le caïd. Seuls les valets, s’enorgueillissent de leurs sacrifices. La part des choses est ici souveraine: tantôt l’artifice du rôle, tantôt l’authenticité de l’animal. Ce que l’homme refuse d’accomplir, la bête le fait. Les héros qui défilent, musique en tête, armée Rouge, S. S., paras, sont les mêmes qui torturèrent à Budapest, à Varsovie, à Alger. La fureur des troufions fait la discipline des armées ; la chiennerie policière connaît le temps de mordre et de ramper.
La volonté de puissance est une prime à l’esclavage. Elle est aussi une haine de l’esclavage. Jamais les grandes individualités du passé ne se sont identifiés à une Cause. Elles ont préféré assimiler la Cause à leur propre désir de puissance. Les grandes causes disparues, émiettées, les individualités se sont pareillement décomposées. Néanmoins le jeu reste. Les gens adoptent une Cause parce qu’ils n’ont pu s’adopter, eux et leurs désirs ; mais à travers la Cause et le sacrifice exigé, c’est leur volonté de vivre qu’ils poursuivent à rebours.
Parfois le sens de la liberté et du jeu s’éveille chez les irréguliers de l’Ordre. Je pense à Giulano, avant sa récupération par les propriétaires terriens, à «Billy the Kid», à des gangsters proches par instants des terroristes. On a vu des légionnaires et des mercenaires passer du côté des rebelles algériens ou congolais, choisissant ainsi le parti de l’insurrection ouverte et menant le goût du jeu jusqu’à ses conséquences extrêmes: la rupture de tous les interdits et le postulat de la liberté totale.
Je pense aussi aux blousons noirs. Leur volonté de puissance puérile a souvent su sauvegarder une volonté de vivre quasi intacte. Certes, la récupération menace le blouson noir: comme consommateur d’abord, parce qu’il en vient à désirer les objets qu’il n’a pas le moyen d’acheter, comme producteur ensuite, quand il vieillit, mais le jeu garde au sein des groupes un attrait si vif qu’il a quelque chance d’aboutir un jour à une conscience révolutionnaire. Si la violence inhérente aux groupes de J.V. cessait de se dépenser en attentats spectaculaires et souvent dérisoires pour atteindre à la poésie des émeutes, le jeu devenant insurrectionnel provoquerait sans doute une réaction en chaîne, une onde de choc qualitative. La plupart des gens sont en effet sensibilisés au désir de vivre authentiquement, au refus des contraintes et des rôles. Il suffit d’une étincelle, et d’une tactique adéquate. Si les blousons noirs arrivent jamais à une conscience révolutionnaire par la simple analyse de ce qu’ils sont déjà et par la simple exigence d’être plus, ils détermineront vraisemblablement l’épicentre du renversement de perspective. Fédérer leurs groupes serait l’acte qui, à la fois, manifesterait cette conscience et la permettrait.
2
Jusqu’à présent le centre a toujours été autre que l’homme, la créativité est demeurée marginale, suburbaine. L’urbanisme reflète bien les aventures de l’axe autour duquel la vie s’organise depuis des millénaires. Les villes anciennes s’élèvent autour d’une place forte ou d’un lieu sacré, temple ou église, point de jonction entre la terre et le ciel. Les cités ouvrières entourent de leurs rues tristes l’usine ou le combinat, tandis que les centres administratifs contrôlent des avenues sans âme. Enfin, les villes nouvelles, comme Sarcelles ou Mourenx, n’ont plus de centre. Cela simplifie: le point de référence qu’elles proposent est partout ailleurs. dans ces labyrinthes où il est permis seulement de se perdre, l’interdiction de jouer, de se rencontrer, de vivre se dissimule derrière des kilomètres de baies vitrées, dans le réseau quadrillé des artères, au sommet de blocs de béton habitables.
Il n’y a plus de centre d’oppression car l’oppression est partout. Positivité d’une telle désagrégation: chacun prend conscience, dans l’extrême isolement, de la nécessité de se sauver d’abord, de se choisir comme centre, de construire au départ du subjectif un monde où l’on puisse être partout chez soi.
Le retour lucide à soi est le retour à la source des autres, à la source du social. Tant que la créativité individuelle ne sera pas mise au centre de l’organisation de la société, il n’y aura pas d’autres libertés pour les hommes que de détruire et d’être détruits. Si tu penses pour les autres, ils penseront pour toi. Celui qui pense pour toi te juge, il te réduit à sa norme, il t’abêtit, car la bêtise ne naît pas d’un manque d’intelligence, comme le croient les imbéciles, elle commence avec le renoncement, avec l’abandon de soi. C’est pourquoi, quiconque te demande raison et exige des comptes, traite-le en juge, c’est-à-dire en ennemi.
«Je veux des héritiers, je veux des enfants, je veux des disciples, je veux un père, je ne me veux pas moi-même», ainsi parlent les intoxiqués du christianisme, qu’ils soient de Rome ou de Pékin. Partou où règne un tel esprit, il n’y a que misères et névroses. La subjectivité m’est trop chère pour que je pousse la désinvolture au point de solliciter ou de refuser l’aide des autres hommes. Il ne s’agit pas de se perdre dans les autres, ni davantage de se perdre en soi. Quiconque sait qu’il doit compter avec la collectivité doit d’abord se trouver, sans quoi il ne tirera des autres que sa propre négation.
Le renforcement du centre subjectif offre un caractère si particulier qu’il est malaisé d’en parler. Le coeur de chaque être humain dissimule une chambre secrète, une camera obscura. Seuls l’esprit et le rêve y accèdent. Cercle magique où le monde et le moi se rejoignent, il n’est pas un désir, pas un souhait qui n’y soit aussitôt exaucé. Les passions y croissent, belles fleurs vénéneuses où se prend l’air du temps. Pareil à un Dieu fantasque et tyrannique, je me crée un univers et règne sur des êtres qui ne vivront jamais que pour moi. L’humoriste James Thurber a montré en quelques pages charmantes comment le paisible Walter Mitty s’illustrait tour à tour comme capitaine intrépide, éminent chirurgien, assassin désinvolte, héros des tranchées ; tout en conduisant sa vieille Buick et en achetant des biscuits de chien.
L’importance du centre subjectif s’évalue aisément au discrédit qui le frappe. On aime y voir un havre de compensation, un repli méditatif, une sous-préfecture poétique, le signe de l’intériorité. La rêverie, dit-on, est sans conséquence. Pourtant, n’est-ce pas au départ des phantasmes et des représentations capricieuses de l’esprit que sont fomentés les plus beaux attentats contre la morale, l’autorité, le langage, l’envoûtement? La richesse subjective n’est-elle pas la source de toute créativité, le laboratoire de l’expérience immédiate, la tête de pont implantée dans le Vieux Monde, et d’où partiront les prochaines invasions?
Pour qui sait recueillir les messages et les visions laissés par le centre subjectif, le monde s’ordonne différemment, les valeurs changent, les choses perdent leur aura, deviennent de simples instruments. dans la magie de l’imaginaire, rien n’existe que pour être à mon gré manipulé, caressé, brisé, recréé, modifié. Le primat de la subjectivité reconnue délie de l’envoûtement des choses. Au départ des autres, on se poursuit sans s’atteindre jamais, on répète les mêmes gestes privés de sens. Au départ de soi, au contraire, les gestes ne sont pas répétés mais repris, corrigés, idéalement réalisés.
L’onirisme latent sécrète une énergie qui ne demande qu’à faire tourner les circonstances comme des turbines. De même qu’il rend l’utopie impossible, le haut degré de technicité auquel atteint l’époque actuelle supprime le caractère purement féerique des rêves. Tous mes désirs sont réalisables dès l’instant où l’équipement matériel contemporain se met à leur service.
Et dans l’immédiat, même privée de ces techniques, est-ce que la subjectivité se trompe jamais? Ce que j’ai rêvé d’être, il ne m’est pas impossible de l’objectiver. Chaque individu a au moins réussi une fois dans sa vie l’opération de Lassailly ou de Netchaïev ; le premier se faisant passer pour l’auteur d’un livre, non écrit, finit par devenir un authentique écrivain, le père des Roueries de Trialph ; le second extorquant de l’argent à Bakounine au nom d’une organisation terroriste inexistante, en arrive à diriger un véritable groupe de nihilistes. Il faut bien que je sois quelque jour comme j’ai voulu que l’on me croie ; il faut bien que l’image privilégiée dans le spectacle par mon vouloir-être accède à l’authenticité. La subjectivité détourne ainsi à son profit le rôle et le mensonge spectaculaire, elle réinvestit l’apparence dans le réel.
La démarche purement spirituelle de l’imagination subjective cherche toujours sa réalisation pratique. Il n’est pas douteux que l’attraction du spectacle artistique — surtout celui qui raconte des histoires — joue sur cette tendance de la subjectivité à se réaliser, mais en fait, elle la capte, elle la fait couler dans les turbines de l’identification passive. C’est ce que souligne justement Debord dans son film d’agitation Critique de la séparation: «Généralement, les événements qui arrivent dans l’existence individuelle telle qu’elle est organisée, ceux qui nous concerne réellement, et exigent notre adhésion, sont précisément ceux qui ne méritent rien de plus que de nous trouver spectateurs distants et ennuyés, indifférents. Au contraire, la situation qui est vue à travers une transposition artistique quelconque est assez souvent ce qui attire, ce qui mériterait que l’on devînt acteur, participant. Voilà un paradoxe à renverser, à remettre surs ses pieds.» Il faut dissoudre les forces du spectacle artistique pour faire passer leur équipement à l’armement des rêves subjectifs. Quand ils seront armés, on ne risquera plus à les traiter de phantasmes. Le problème de réaliser l’art ne se pose pas en d’autres termes.
3. La subjectivité radicale
Toutes les subjectivités diffèrent entre elles bien qu’elles obéissent toutes à une identique volonté de réalisation. Il s’agit de mettre leur variété au service de cette commune inclination, de créer un front uni de la subjectivité. Le projet de construire une société nouvelle ne peut perdre de vue cette double exigence: la réalisation de la subjectivité individuelle sera collective ou ne sera pas ; et «chacun combat pour ce qu’il aime: voilà ce qui s’appelle parler de bonne foi. Combattre pour tous n’est que la conséquence» (Saint-Just).
Ma subjectivité se nourrit d’événements. D’événements les plus divers, une émeute, une peine d’amour, une rencontre, un souvenir, une rage de dents. Les ondes de choc de ce qui compose la réalité en devenir se répercutent dans les cavernes du subjectif. La trépidation des faits me gagne malgré moi ; tous ne m’impressionnent pas également mais leur contradiction m’atteint à tous coups, car mon imagination a beau s’en emparer, ils échappent la plupart du temps à ma volonté de les changer réellement. Le centre subjectif enregistre simultanément la transmutation du réel en imaginaire et le reflux des faits réintégrant le cours incontrôlable des choses. D’où la nécessité de jeter un pont entre la construction imaginaire et le monde objectif. Seule une théorie radicale peut conférer à l’individu des droits imprescriptibles sur le milieu et les circosntances. La théorie radicale saisit les hommes à la racine et la racine des hommes, c’est leur subjectivité — cette zone irréductible qu’ils possèdent en commun.
On ne se sauve pas seul, on ne se réalise pas isolément. Se peut-il qu’atteignant à quelque lucidité sur lui et sur le monde, un individu ne remarque pas chez ceux qui l’entourent une volonté identique à la sienne, une même recherche au départ du même point d’appui.?
Toutes les formes de pouvoir hiérarchisé diffèrent entre elles et présentent cependant une identité dans leurs fonctions oppressives. De même toutes les subjectivités diffèrent entre elles et présentent cependant une identité dans leur volonté de réalisation intégrale. C’est à ce titre qu’il convient de parler d’une véritable «subjectivité radicale».
Il existe une racine commune à toutes les subjectivités uniques et irréductibles: la volonté de se réaliser en transformant le monde, la volonté de vivre toutes les sensations, toutes les expériences, tous les possibles. A différents degrés de conscience et de résolution, elle est présente en chaque homme. Son efficacité tient évidemment à l’unité collective qu’elle atteindra sans perdre sa multiplicité. La conscience de cette unité nécessaire naît d’une sorte de réflexe d’identité, mouvement inverse de l’identification. Par l’identification, on perd son unicité dans la pluralité des rôles ; par le réflexe d’identité, on renforce sa plurivalence dans l’unité des subjectivités fédérées.
Le réflexe d’identité fonde la subjectivité radicale. Le regard qui vient de soi se chercher partout chez les autres. «Lorsque j’étais en mission dans l’Etat de Tchou, dit Confucius, je vis de petits cochons tétant leur mère morte. Bientôt ils tressaillirent et s’en allèrent. Ils sentaient qu’elle ne les voyait plus et qu’elle n’était plus semblable à eux. Ce qu’ils aimaient dans leur mère, ce n’était pas son corps, mais ce qui rendait le corps vivant.» De même, ce que je recherche chez les autres, c’est la part la plus riche de moi qu’ils entretiennent en eux. Le réflexe d’identité va-t-il se propager inéluctablement? Cela ne va pas de soi. Cependant, les conditions historiques actuelles y prédisposent.
Personne n’a jamais mis en doute l’intérêt que les hommes prennent à être nourris, logés, soignés, protégés des intempéries et des revers. Ce souhait commun, les imperfections de la technique, très tôt transformées en imperfections sociales, en ont retardé l’accomplissement. Aujourd’hui, l’économie planifiée laisse prévoir la solution finale des problèmes de survie. Maitenant que les besoins de survie sont en passe d’êtres satisfaits, dans les pays hyper-industrialisés tout au moins, on s’aperçoit qu’il existe aussi des passions de vie à satisfaire, que la satisfaction de ces passions touche l’ensemble des hommes et, bien plus, qu’un échec dans ce secteur remettrait en cause tous les acquis de la survie. Les problèmes de survie lentement mais sûrement résolus tranchent de plus en plus avec les problèmes de vie, lentement et sûrement sacrifiés aux impératifs de survie. Cette séparation facilite les choses: la planification socialiste s’oppose désormais à l’harmonisation sociale.
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La subjectivité radicale est le front commun de l’identité retrouvée. ceux qui sont incapables de reconnaître leur présence chez les autres se condamnent à être toujours étrangers à eux-mêmes. je ne peux rien pour les autres s’ils ne peuvent rien pour eux-mêmes. C’est dans cette optique qu’il faut revoir des notions comme celles de «connaissance» et de «reconnnaisance», de «sympathique» et de «sympathisant».
La connaissance n’a de valeur que si elle débouche sur la reconnaissance du projet commun ; sur le réflexe d’identité. Le style de réalisation implique des connaissances multiples, mais ces connaissances ne sont rien sans le style de réalisation. Comme les premières années de l’Internationale situationniste l’ont montré, les principaux adversaires d’un groupe révolutionnaire cohérent sont les plus proches par la connaissance, et les plus éloignés par le vécu et le sens qu’ils lui donnent. De même, les sympathisants s’identifient au groupe et, du même coup, l’entravent. Ils comprennent tout, sauf l’essentiel, sauf la radicalité. Ils revendiquent la connaissance parce qu’ils sont incapables de se revendiquer, eux.
En me saisissant, je dessaisis les autres de leur emprise sur moi, je les laisse donc se reconnaître en moi. Nul ne s’accroît librement sans répandre la liberté dans le monde.
Je fais mien sans réserve le propos de Coeurderoy: «J’aspire à être moi, à marcher sans entrave, à m’affirmer seul dans ma liberté. Que chacun fasse comme moi. Et ne vous tourmentez plus alors du salut de la révolution, elle sera mieux entre les mains de tout le monde qu’entre les mains des partis.» Rien ne m’autorise à parler au nom des autres, je ne suis délégué que de moi-même et, pourtant, je suis constamment dominé par cette pensée que mon histoire n’est pas seulement une histoire personnelle, mais que je sers les intérêts d’hommes innombrables en vivant comme je vis et en m’efforçant de vivre plus intensément, plus librement. Chacun de mes amis est une collectivité qui a cessé de s’ignorer, chacun de nous sait qu’il agit pour les autres en agissant pour lui-même. C’est seulement dans ces conditions de transparence que peut se renforcer la participation authentique.
4. Le projet de communication
La passion de l’amour offre le modèle le plus pur et le plus répandu de la communication authentique. En s’accentuant, la crise de la communication risque bien de la corrompre. La réification la menace. Il faut veiller à ce que la praxis amoureuse ne devienne une rencontre d’objets, il faut éviter que la séduction n’entre dans les conduits spectaculaires. Hors de la voie révolutionnaire, il n’y a pas d’amour heureux.
Egalement importante, les trois passions qui sous-tendent le triple projet de réalisation, de communication, de participation, ne sont cependant pas également réprimées. Alors que le jeu et la passion créatrice tombent sous le coup d’interdits et de falsification, l’amour, sans échapper à l’oppression, reste toutefois l’expérience la plus répandue et la plus accessible à tous. La plus démocratique, en somme.
La passion de l’amour porte en soi le modèle d’une communication parfaite: l’orgasme, l’accord des partenaires dans l’acmé. Elle est, dans l’obscutité de la survie quotidienne, la lueur intermittente du qualitatif. L’intensité vécue, la spécificité, l’exaltation des sens, la motilité des affects, le goût du changement et de la variété, tout prédispose la passion de l’amour à repassionner les déserts du Vieux Monde. D’une survie sans passion ne peut naître que la passion d’une vie une et multiple. Les gestes de l’amour résument et condensent le désir et la réalité d’une telle vie. L’univers que les vrais amants édifient de rêves et d’enlacements est un univers de transparence ; les amants veulent être partout chez eux.
Mieux que les autres passions, l’amour a su préserver sa dose de liberté. La création et le jeu ont toujours «bénéficié» d’une représentation officielle, d’une reconnaissance spectaculaire qui les aliénait, pour ainsi dire, à la source. L’amour ne s’est jamais départi d’une certaine clandestinité, baptisée intimité. Il s’est trouvé protégé par la notion de vie privée, expulsé du jour (réservé au travail et à la consommation) et refoulé dans les recoins de la nuit, dans les lumières tamisées. Ainsi a-t-il échappé en partie à la grande récupération des activités diurnes. On ne peut en dire autant du projet de communication. L’étincelle de la passion amoureuse disparaît sous les cendres de la fausse communication. En s’accentuant sous le poids du consommable, la falsification risque aujourd’hui d’atteindre les simples gestes de l’amour.
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Ceux qui parlent de communication quand il n’y a que des rapports de choses répandent le mensonge et le malentendu qui réifient davantage. Entente, compréhension, accord… Que signifient ces mots alors que je ne vois autour de moi qu’exploiteurs et exploités, dirigeants et exécutants, acteurs et spectateurs, tous gens manipulés comme une grenaille par les machines du pouvoir?
Ce n’est pas que les choses n’expriment rien. Si quelqu’un prête à un objet sa propre subjectivité, l’objet devient humain. Mais dans un monde régi par l’appropriation privative, la seule fonction de l’objet, c’est de justifier le propriétaire. Si ma subjectivité s’empare de ce qui l’environne, si mon regard fait sien un paysage, ce ne peut être qu’idéalement, sans conséquence matérielles, ni juridiques. Dans la perspective du pouvoir, les êtres, les idées et les choses ne sont pas là pour mon agrément, mais pour servir un maître ; rien n’est réellement, tout est fonction d’un ordre d’appartenance.
Il n’y a pas de communication authentique dans un monde où les fétiches gouvernent la plupart des comportements. Entre les êtres et les choses, l’espace est contrôlé par les médiations aliénantes. A mesure que le pouvoir devient une fonction abstraite, la confusion et la multiplication de ses signes a besoin de scribes, sémanticiens et mythologues, qui s’en fassent les interprètes. Dressé à ne voir autour de lui que des objets, le propriétaire a besoin de serviteurs objectifs et objectivés. Les spécialistes de la communication organisent le mensonge au profit des gardiens de cadavres. seule la vérité subjective, armée par les conditions historiques, peut leur résister. C’est de l’expérience immédiate qu’il faut partir si l’on veut briser les pointes de pénétration les plus avancées des forces oppressives.
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La bourgeoisie n’a connu d’autre plaisir que celui de les dégrader tous. Il ne lui a pas suffi d’emprisonner la liberté d’aimer dans l’appropriation sordide d’un contrat de mariage, et de la sortir à heure fixe pour les besoins de l’adultère ; elle ne s’est pas contenté de la jalousie et du mensonge pour empoisonner la passion ; elle a réussi à désunir les amants dans l’enlacement de leurs gestes.
Le désespoir amoureux ne procède pas de ce que les amants ne peuvent s’obtenir, mais bien plutôt de ce que, mêlés dans l’étreinte, ils risquent de ne se rencontrer jamais ; de se saisir mutuellement comme objets. Déjà les conceptions hygiénistes de la social-démocratie suédoise ont popularisé cette caricature de la liberté d’aimer, l’amour manipulé comme un jeu de cartes.
L’écoeurement qui naît d’un monde dépossédé de son authenticité ranime le désir insatiable de contacts humains. Quel heureux hasard que l’amour! Parfois il m’arrive de penser qu’il n’existe pas d’autre réalité immédiate, pas d’autre humanité tangible que la caresse d’une chair féminine, douceur de la peau, tiédeur du sexe. Qu’il n’existe rien d’autre, mais ce rien s’ouvre sur une totalité qu’une vie éternelle ne tarirait pas.
Puis il arrive, au plus intime de la passion, que la masse inerte des objets exerce une attraction occulte. La passivité d’un partenaire dénoue soudain les liens qui se tressaient, le dialogue s’interrompt sans avoir vraiment commencé. La dialectique de l’amour se fige, il n’y a plus côte à côte que des gisants. Il n’y a plus que des rapports d’objets.
Bien que l’amour naisse toujours de et dans la subjectivité — une fille est belle parce qu’elle me plaît — mon désir ne peut s’empêcher d’objectiver ce qu’il convoite. Le désir objective toujours la personne aimée. Or si je laisse mon désir transformer l’être aimé en objet, ne suis-je pas condamné à me heurter à cet objet et, l’habitude aidant, à me détacher de lui?
Qu’est-ce qui assure la parfaite communication amoureuse? L’union des contraires:- plus je me détache de l’objet de mon désir, et plus je donne de force objective à mon désir, plus je suis un désir insouciant de son objet ;- plus je me détache de mon désir en tant qu’objet, et plus je donne de force objective à l’objet de mon désir, plus mon désir tire sa justification de l’être aimé.
Sur le plan social, ce jeu d’attitudes pourrait se traduire par le changement de partenaires et l’attachement simultané à un partenaire pivotal. Et toutes ces rencontres impliqueraient ce dialogue, qui n’est qu’un seul propros ressenti en commun et à la réalisation duquel je n’ai jamais cessé d’aspirer: «Je sais que tu m’aimes pas, car tu n’aimes personne hormis de toi-même. Je suis comme toi. Aime-moi!»
Il n’y a pas d’amour possible hors de la subjectivité radicale. Il faut en finir avec l’amour chrétien, l’amour sacrifice, l’amour militant. A travers les autres n’aimer que soi, être aimé des autres à travers l’amour qu’ils se doivent. C’est ce qu’enseigne la passion de l’amour, c’est ce que commandent les conditions de la communication authentique.
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Et l’amour est aussi une aventure, une approche à travers l’inauthentique. Aborder une femme par le biais du spectaculaire, c’est se condamner dès l’abord à des rapports d’objets. C’est en quoi le play-boy est un spécialiste. Le véritable choix se pose entre la séduction spectaculaire — le baratin — et la séduction du qualitatif — l’être séduisant parce qu’il ne se soucie pas de séduire.
Sade analyse deux comportements possibles: les libertins des Cent vingt journées de Sodome ne jouissent réellement qu’en mettant à mort, dans d’affreuses tortures, l’objet de leur séduction (et quel hommage plus agréable à un objet que de le faire souffrir?). Les libertins de la Philosophie dans le boudoir, aimables et enjoués, se font une fête d’accroître à l’extrême leurs jouissances mutuelles. Les premiers sont les maîtres anciens, vibrants de haine et de révolte ; les seconds, les maîtres sans esclaves ne découvrant l’un dans l’autre que l’écho de leurs propres plaisirs.
Aujourd’hui, le véritable séducteur est le sadique, celui qui ne pardonne pas à l’être désiré d’être un objet. Au contraire, l’homme séduisant contient en lui la plénitude du désir, il rejette le rôle et sa séduction naît de ce refus. C’est Dolmancé, c’est Eugénie, c’est Madame de Saint-Ange. Pour l’être désiré, toutefois cette plénitude n’existe que s’il peut reconnaître en celui qui l’incarne sa propre volonté de vivre. La vraie séduction n’a pour séduire que sa vérité. Ne mérite pas d’être séduit qui veut. C’est en ce sens que parlent les Béguines de Schweidnitz et leurs compagnons (XIII° siècle) quand ils affirment que toute résistance à des avances sexuelles est la marque d’un esprit grossier. Les Frères du Libre Esprit expriment la même idée: «Tout homme qui connaît le Dieu qui l’habite porte en lui son propre ciel. En revanche, l’ignorance de sa propre divinité constitue un péché mortel en vérité. Telle est la signification de l’enfer que l’on transporte également avec soi dans la vie d’ici-bas. »
L’enfer est le vide laissé par la séparation, l’angoisse des amants d’être côte à côte sans être ensemble. La non-communication est toujours un peu comparable à l’échec d’un mouvement révolutionnaire. La volonté de mort s’installe où la volonté de vivre échoue.
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Il faut débarasser l’amour de ses mythes, de ses images, de ses catégories spectaculaires ; renforcer son authenticité, le rendre à sa spontanéité. Il n’y a pas d’autre façon de lutter contre sa récupération dans le spectacle et contre son objectivation. L’amour ne supporte ni l’isolement ni le morcellement, il déborde sur la volonté de transformer l’ensemble des conduites humaines, sur la nécessité de construire une société où les amants se sentent partout en liberté.
La naissance et le dissolution du moment de l’amour sont liés à la dialectique du souvenir et du désir. In status nascendi, le désir et l’évocation des premiers désirs comblés (la non-résistance aux approches) se renforcent mutuellement. Dans le moment proprement dit, souvenir et désir coïncident. Le moment de l’amour est un espace-temps de vécu authentique, un présent où se condensent le souvenir du passé et l’arc du désir tendu vers l’avenir. Dans la phase de rupture, le souvenir prolonge le moment passionnant mais le désir décroît peu à peu. Le présent se décompose, le souvenir se tournant nostalgiquement vers le bonheur passé tandis que le désir appréhende le malaise à venir. Dans la dissolution, la séparation est effective. Le souvenir porte l’échec du passé récent et achève d’affaiblir le désir.
Dans le dialogue comme dans l’amour, dans la passion d’aimer comme dans le projet de communication, le problème consiste à éviter la phase de rupture. A cette fin, on peut envisager:- d’étendre le moment de l’amour à tous ses prolongements, autrement dit de ne pas le dissocier ni des autres passions ni des autres projets, et de l’élever de l’état de moment à une véritable construction de situation ;- de favoriser les expériences collectives de réalisation individuelle, et de multiplier ainsi les rencontres amoureuses en réunissant une grande variété de partenaires valables ;- de maintenir en permanence le principe du plaisir, qui garde aux projets de réalisation, de communication et de participation leur caractère passionnant. Le plaisir est le principe d’unification. L’amour est la passion d’unité dans un moment commun ; l’amitié, la passion d’unité dans un projet commun.
5. L’érotique ou dialectique du plaisir
Il n’y a pas de plaisir qui ne soit à la recherche de sa cohérence. Son interruption, son non-assouvissement provoquent un trouble semblable à la stase dont parle Reich. Les mécanismes oppressifs du pouvoir entretiennent une crise permanente dans le comportement des hommes. Le plaisir et l’angoisse née de son absence ont donc essentiellement une fonction sociale. L’érotique est le mouvement des passions devenant unitaires, un jeu sur l’unité et le multiple, sans lequel il n’y a pas de cohérence révolutionnaire («l’ennui est toujours contre révolutionnaire» — I. S., n° 3).
Wilelm Reich attribue la plupart des dérèglements comportementaux aux troubles de l’orgasme, à ce qu’il appelle l’«impuissance orgastique». Selon lui, l’angoisse naît d’un orgasme incomplet, d’une décharge où n’aurait pas été liquidé totalement l’ensemble des excitations, caresses, jeux érotiques… qui ont préparé et rendu possible l’union sexuelle. La théorie reichienne considère que l’énergie accumulée et non dépensée devient flottante, et se change en pulsion d’angoisse. L’angoisse du plaisir inassouvi entrave les déclenchements orgastiques futurs.
Or le problème des tensions et de leur liquidation ne se pose pas seulement sur le plan de la sexualité. Il caractérise tous les rapports humains. Bien que Reich l’ait pressenti, il ne montre pas assez que la crise sociale actuelle est aussi une crise de type orgastique. Si «la source d’énergie de la névrose se trouve dans la marge qui sépare l’accumulation et la décharge de l’énergie sexuelle», il me semble que la source d’énergie de nos névroses se trouve aussi dans la marge qui sépare l’accumulation et la décharge de l’énergie mise en oeuvre dans les rapports humains. La jouissance totale est encore possible dans le moment de l’amour, mais sitôt que l’on s’efforce de prolonger ce moment, de lui donner une extension sociale, on n’échappe pas à ce que Reich appelle la «stase». Le monde du déficitaire et de l’inaccompli est le monde de la crise permanente. Que serait donc une société sans névrose? Une fête permanente. Il n’y a pas d’autre guide que le plaisir.
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«Tout est femme dans ce que l’on aime, dit La Mettrie, l’empire de l’amour ne reconnaît d’autres bornes que celles du plaisir.» Mais le plaisir lui-même ne veut pas reconnaître de bornes. Le plaisir qui ne s’accroît pas disparaît. Le répétitif le tue, il ne s’accomode pas du parcellaire. Le principe du plaisir est inséparable de la totalité.
L’érotique est le plaisir qui cherche sa cohérence. Il est le mouvement des passions devenant communicantes, inséparables, unitaires. Il s’agit de recréer dans la vie sociale les conditions qui sont celles de la jouissance parfaite dans le moment de l’amour. Des conditions qui permettent le jeu sur l’unité et le multiple, c’est-à-dire la libre participation à l’accomplissement de la transparence.
Freud définit le but d’Eros: l’unification ou la recherche de l’union. Mais quand il prétend que la peur d’être séparé et expulsé du groupe provient de l’angoisse de castration, sa proposition doit être renversée. C’est l’angoisse de castration qui provient de la peur d’être exclu, non l’inverse. Cette angoisse s’accentue à mesure que s’accentue l’isolement des individus dans l’illusion communautaire.
Tout en recherchant l’unification, Eros est essentiellement narcissique, amoureux de soi. Il désire un univers à aimer comme il s’aime lui-même. Norman Brown relève la contradiction dans Eros et Thanatos. Comment, se demande-t-il, une orientation narcissique pourrait-elle conduire à l’union avec les êtres dans le monde? Il répond: «L’antinomie abstraite du Moi et de l’Autre dans l’amour peut être vaincue si nous revenons à la réalité concrète du plaisir et à la définition essentielle de la sexualité comme étant l’activité agréable du corps, et si nous considérons l’amour commme le rapport entre le Moi et les sources du plaisir.» Encore faut-il préciser: la source du plaisir est moins dans le corps que dans une possibilité d’expansion dans le monde. La réalité concrète du plaisir tient à la liberté de s’unir à tous les êtres qui permettent de s’unir à soi-même. La réalisation du plaisir passe par le plaisir de la réalisation, le plaisir de la communication par la communication du plaisir, la participation au plaisir par le plaisir de la participation. C’est en cela que le narcissisme tourné vers l’extérieur, dont parle Brown, implique un bouleversement total des structures sociales.
Plus le plaisir gagne en intensité, plus il revendique la totalité du monde. C’est pourquoi il me plaît de saluer comme un slogan révolutionnaire l’exhortation de Breton: «Amants, faites-vous de plus en plus jouir!»
La civilisation occidentale est une civilisation du travail et, comme dit Diogène: «L’amour est l’occupation des paresseux.» Avec la disparition graduelle du travail forcé, l’amour est appelé à reconquérir le terrain perdu. Et cela ne va pas sans danger pour toutes les formes d’autorité. Parce que l’érotique est unitaire, il est aussi la liberté du multiple. Il n’y a pas de meilleure propagande pour la liberté que la liberté sereine de jouir. C’est pourquoi le plaisir est la plupart du temps confiné dans la clandestinité, l’amour dans une chambre, la créativité sous l’escalier de la culture, l’alcool et la drogue à l’ombre des lois…
La morale de la survie a condamné la diversité des plaisirs comme elle condamne la multiplicité unitaire au profit du répétitif. Si le plaisir-angoisse se satisfait du répétitif, le vrai plaisir s’accommode seulement de la diversité dans l’unité. Le modèle le plus simple de l’érotique est sans doute le couple pivotal. Les deux partenaires vivent leurs expériences dans un transparence et une liberté aussi complète que possible. Cette complicité rayonnante a le charme de relations incestueuses. La multiplicité des expériences vécues en commun fonde entre les partenaires un lien de frère et soeur. Les grandes amours ont toujours quelque chose d’incestueux ; de là à déduire que les amours entre frères et soeurs partent privilégiés, et devraient être favorisés, il n’y a qu’un pas qu’il serait bon de franchir en bousculant une fois pour toutes un des plus vieux et des plus ridicules tabous. On pourrait parler de sororisation. Une épouse-soeur dont les amies soient mes épouses et mes soeurs.
Dans l’érotique, il n’y a d’autre perversion que la négation du plaisir, que sa falsification dans le plaisir-angoisse. Qu’importe la source pourvu que l’eau s’écoule. Les Chinois disent: immobiles l’un dans l’autre, le plaisir nous emporte.
Enfin la recherche du plaisir est la meilleure garantie du ludique. Elle sauvegarde la participation authentique, elle la protège contre le sacrifice, la contrainte, le mensonge. Les différents degrés d’intensité du plaisir marquent l’emprise de la subjectivité sur le monde. Ainsi, le caprice est le jeu du désir naissant ; le désir, le jeu de passion naissante. Et le jeu de la passion trouve sa cohérence dans la poésie révolutionnaire.
Est-ce à dire que la recherche du plaisir exclut le déplaisir? Il s’agit plutôt de la réinventer. Le plaisir-angoisse n’est ni un plaisir, ni un déplaisir, mais une façon de se gatter qui irrite davantage. Qu’est-ce alors que le déplaisir authentique? Un raté dans le jeu du désir ou de la passion ; un déplaisir positif, tendu d’autant plus passionément vesr un autre plaisir à construire.
6. Le projet de participation
Du jeu, l’organisation de la survie ne tolère que les falsifications spectaculaires. Mais la crise du spectacle fait que, traquée de toutes parts, la passion du jeu ressurgit partout. Elle prend désormais le visage du bouleversement social, et fonde, par-delà sa négativité, une société de participation réelle. La praxis ludique implique le refus du chef, le refus du sacrifice, le refus du rôle, la liberté de réalisation individuelle, la transparence des rapports sociaux (1). — La tactique est la phase polémique du jeu. La créativité individuelle a besoin d’une organisation qui la concentre et lui donne plus de force. La tactique est inséparable d’un certain calcul hédoniste. Toute action parcellaire doit avoir pour but la destruction totale de l’ennemi. Il faut étendre aux sociétés industrialisées les formes adéquates de guérilla (2). — Le détournement est le seul usage révolutionnaire des valeurs spirituelles et matérielles distribuées par la société de consommation ; l’arme absolue du dépassement (3).
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Les nécessités de l’économie s’accommodent mal du ludique. Dans les transactions financières, tout est sérieux: on ne badine pas avec l’argent. La part de jeu encore englobée par l’économie féodale a été éliminée peu à peu par la rationalité des échanges monétaires. Le jeu sur les échanges permettait en effet de troquer des produits, sinon sans commune mesure, du moins non étalonnés rigoureusement. Or aucune fantaisie ne sera tolérée dès l’instant où le capitalisme impose ses rapports mercantiles, et l’actuelle dictature du consommable prouve suffisamment qu’il s’entend à les imposer partout, à tous les niveaux de la vie.
Dans le haut Moyen Age, les rapports idylliques infléchissent dans le sens d’une certaine liberté les impératifs purement économiques de l’organisation seigneuriale des campagnes ; le ludique présidait souvent aux corvées, aux jugements, aux règlements de comptes. En précipitant dans la bataille d e la production et de la consommation la presque totalité de la vie quotidienne, le capitalisme refoule la propension au ludique, tandis qu’il s’efforce en même temps de la récupérer dans la sphère du rentable. Ainsi a-t-on vu en quelques dizaines d’années les joies de l’évasion se muer en tourisme, l’aventure tourner en mission scientifique, le jeu guerrier devenir stratégie opérationnelle, le goût du changement se satisfaire d’un changement de goût…
En général, l’organisation sociale actuelle interdit le jeu authentique. Elle en réserve l’usage à l’enfance, à laquelle, soit dit en passant, elle propose avec une insistance croissante des sortes de jouets-gadgets, véritables primes à la passivité. L’adulte, lui, n’a droit qu’à des formes falsifiées et récupérées: compétition,jeux télévisés, élections, casino… Il va de soi que la pauvreté de ces expédients n’étouffe pas la richesse spontanée de la passion du jeu, surtout dans un temps où le ludique a bien des chances de trouver historiquement réunies ses conditions les plus favorables d’expansion.
Le sacré ménage le jeu profane et désacralisant: témoins les chapiteaux irrévérencieux, les sculptures obscènes des cathédrales. L’Eglise englobe sans les dissimuler le rire négateur, la fantaisie caustique, la critique nihiliste. Sous son manteau, le jeu démoniaque est sauf. Au contraire, le pouvoir bourgeois met le jeu en quarantaine, il l’isole dans un secteur particulier comme s’il voulait en préserver les autres activités humaines. L’art constitue ce domaine privilégié, et quelque peu méprisé, du non-rentable. Il le restera jusqu’à ce que l’impérialisme économique le convertisse à son tour en usine de consommation. Désormais traquée de toutes parts, la passion du jeu resurgit partout.
Dans la coche d’interdits qui recouvre l’activité ludique, une faille s’ouvre à l’endroit le moins résistant, la zone où le jeu s’est maintenu le plus longtemps, le secteur artistique. L’éruption a nom Dada. «Les représentations dadaïstes firent résonner dans les auditeurs l’instinct joueur primitif-irrationnel qui avait été submergé», dit Hugo Ball. Sur la pente fatale du canular et de la plaisanterie, l’art allait entraîner dans sa chute l’édifice que l’esprit de sérieux avait bâti à la gloire de la bourgeoisie. De sorte que le jeu emprunte aujourd’hui le visage de l’insurrection. Le jeu total et la révolution de la vie quotidienne se confondent désormais.
Chassée de l’organisation sociale hiérarchisée, la passion du jeu fonde, en la détruisant, une sociétée de type nouveau, une société de la participation réelle. Sans présumer de ce que sera une organisation de rapports humains ouverte sans réserve à la passion du jeu, on peut s’attendre à ce qu’elle présente les caractéristiques suivantes:- refus du chef et de toute hiérarchie ;- refus du sacrifice ;- refus du rôle ;- liberté de réalisation authentique ;- transparence des rapports sociaux.
Le jeu ne se conçoit ni sans règles ni sans jeu sur les règles. Voyez les enfants. Ils connaissent les règles du jeu, ils s’en souviennent très bien, mais ils trichent sans cesse, ils inventent ou imaginent des tricheries. Cependant, pour eux, tricher n’a pas le sens que lui attribuent les adultes. La tricherie fait partie de leur jeu, ils jouent à tricher, complices jusque dans leurs disputes. Ainsi recherchent-ils un jeu nouveau. Et parfois, cela réussit: un nouveau jeu se crée et se développe. Sans discontinuer, ils ravivent leur conscience ludique.
Dès qu’une autorité se fige, devient irrévocable, se pare d’un attrait magique, le jeu cesse. Pourtant, la légèreté ludique ne se départit jamais d’un esprit d’organisation, avec ce que cela implique de discipline. Mais même s’il faut un meneur de jeu investi d’un pouvoir de décision, ce pouvoir n’est jamais dissocié des pouvoirs dont chaque dispose de façon autonome, il est le point de concentration de toutes les volontés individuelles, le double collectif de chaque exigence particulière. Le projet de participation implique donc une cohérence telle que les décisions de chacun soient les décisions de tous. Ce sont évidemment les groupes numériquement faibles, les microsociétés, qui présentent les meilleures garanties d’expérimentation. Là, le jeu règlera souverainement les mécanismes de vie en commun, l’harmonisation des caprices, des désirs, des passions. D’autant plus que ce jeu correspondra au jeu insurrectionnel mené par le groupe et rendu nécessaires par la volonté de vivre hors des normes officielles.
La passion du jeu exclut le recours au sacrifice. On peut perdre, payer, subir la loi, passer un mauvais quart d’heure, c’est la logique du jeu, non la logique d’une Cause, non la logique du sacrifice. Quand apparaît la notion de sacrifice, le jeu se sacralise, ses règles deviennent des rites. Dans le jeu, les règles sont données avec la façon de les tourner et de jouer avec elles. Dans le sacré, au contraire, le rituel ne se laisse pas jouer, il faut le briser, transgresser l’interdit (mais profaner une hostie est encore une façon de rendre hommage à l’Eglise). Seul le jeu désacralise, seul il s’ouvre sur une liberté sans limite. Il est le principe du détournement, la liberté de changer le sens de tout ce qui sert le pouvoir ; la liberté, par exemple, de transformer la cathédrale de Chartres en lunapark, en labyrinthe, en champ de tir, en décor onirique…
Dans un groupe axé sur la passion du jeu, les corvées et les besognes ennuyeuses trouveront à se répartir par exemple, à la suite d’une erreur ou d’une défaite ludique. Ou, plus simplement, elles rempliront les temps morts, les repos passionnels prenant par contraste, une valeur d’excitant et rendant plus piquants les moments à venir. Les situations à construire vont nécessairement se fonder sur la dialectique de la présence et de l’absence, de la richesse et de la pauvreté, du plaisir et du déplaisir, l’intensité d’un ton aiguisant l’intensité de l’autre.
Par ailleurs, les techniques employées dans une ambiance de sacrifice et de contrainte perdent beaucoup de leur efficacité. Leur valeur instrumentale se double en effet d’une fonction répressive ; et la créativité opprimée diminue le rendement des machines oppressives. Seule l’attraction ludique garantit un travail non aliénant, un travail productif.
Le rôe dans le jeu ne se conçoit pas sans un jeu sur le rôle. Le rôle spectaculaire exige une adhésion ; le rôle ludique, au contraire, postule une distance, un recul d’où l’on s’appréhende jouant et libre, à la façon de ces comédiens éprouvés qui, entre deux tirades dramatiques, échangent des plaisanteries. L’organisation spectaculaire ne résiste pas à ce type de comportement. Les Marx Brothers ont montré ce qu’un rôle devenait quand le ludique s’en emparait, et ce n’est là qu’un exemple encore récupéré, à la limite, par le cinéma. Qu’en serait-il d’un jeu sur les rôles prenant son épicentre dans la vie réelle?
Si quelqu’un entre dans le jeu avec un rôle fixe, un rôle sérieux, ou il est perdu, ou il corrompt le jeu. C’est le cas du provocateur. Le provocateur est un spécialiste du jeu collectif. Il en a la technique mais non la dialectique. Peut-être serait-il capable de traduire les aspirations du groupe en matière offensive — le provocateur pousse toujours à l’attaque — si, tenu pour son malheur à ne défendre jamais que son rôle, que sa mission, il n’était de ce fait incapable de représenter l’intérêt défensif du groupe. Cette incohérence entre l’offensif et le défensif dénonce tôt ou tard le provocateur, est cause de sa triste fin. Quel est le meilleur provocateur? Le meneur de jeu devenu dirigeant.
Seule la passion du jeu est de nature à fonder une communauté dont les intérêts s’identifient à ceux de l’individu. A la différence du provocateur, le traître apparaît spontanément dans une groupe révolutionnaire. Il surgit chaque fois que la passion du jeu a disparu et que, du même coup, le projet de participation a été falsifié. Le traître est un homme qui, ne trouvant pas à se réaliser authentiquement selon le mode de participation qui lui est proposé, décide de «jouer» contre une telle participation, non pour la corriger, mais pour la détruire. Le traître est la maladie sénile des groupes révolutionnaires. L’abandon du ludique est la trahison qui les autorise toutes.
Enfin, portant la conscience de la subjectivité radicale, le projet de participation accroît la transparence des rapports humains. Le jeu insurrectionnel est inséparable de la communication.
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La tactique. — La tactique est la phase polémique du jeu. Entre la poésie à l’état naissant (le jeu) et l’organisation de la spontanéité (la poésie), la tactique assure la continuité nécessaire. Essentiellent technique, elle empêche la spontanéité de se disperser, de se perdre dans la confusion. On sait aussi avec quelle désinvolture l’historien traite les révolutions spontanées. Pas un étude sérieuse, pas une analyse méthodique, rien qui rappelle de près ou de loin le livre de Clausewitz sur la guerre. A croire que les révolutionnaires mettent à ignorer les batailles de Makhno avec autant d’application qu’un géné ànaîlles de Napoléon.
Quelques remarques, à défaut d’analyses plus fouillées.
Une armée bien hiérarchisée peut gagner une guerre, pas une révolution ; une horde insdisciplinée ne remporte la victoire ni dans la guerre, ni dans la révolution. Il s’agit d’organiser sans hiérarchiser, autrement dit de veiller à ce que le meneur de jeu ne devienne un chef. L’esprit ludique est la meilleure garantie contre la sclérose autoritaire. Rien ne résiste à la créativité armée. On a vu les troupes villistes et makhnovistes venir à bout des corps d’armée les plus aguerris. Au contraire, si le jeu se fige, la bataille est perdue. La révolution périt pour que le leader soit infaillible. Pourquoi Villa échoue-t-il à Celaya? Parce qu’il a négligé de renouveler son jeu stratégique et tactique. Sur le plan technique du combat, enivré par le souvenir de Ciudad Juarez, où, perçant les murs et progressant ainsi de maison en maison, il prit l’ennemi à revers et l’écrasa, Villa dédaigne les innovations militaires de la guerre de 1914-1918, nids de mitrailleuses, mortiers, tranchées. Sur le plan politique, une certaine étroitesse de vue l’a tenu à l’écart du prolétariat industriel. Il est significatif que l’armée d’Obregon, qui anéantit les Dorados de Villa, comportait des milices ouvrières et des conseillers militaires allemands.
La créativité fait la force des armées révolutionnaires. Souvent, les mouvements insurrectionnels remportent dès l’abord d’éclatantes victoires parce qu’ils brisent les règles du jeu observées par l’adversaire ; parce qu’ils inventent un jeu nouveau ; parce que chaque combattant participe à part entière à l’élaboration ludique. Mais si la créativité ne se renouvelle pas, si elle tend vers le répétitif, si l’armée révolutionnaire prend la forme d’une armée régulière, on voit peu à peu l’enthousiasme et l’hystérie suppléer vainement à la faiblesse combative et le souvenir des victoires anciennes préparer de terribles défaites. La magie de la Cause et du chef prend le pas sur l’unité consciente de la volonté de vivre et la volonté de vaincre. Après avoir tenu les princes en échec pendant deux ans, 40 000 paysans pour qui le fanatisme religieux tient lieu de tactique se font tailler en pièces à Frankenhaussen en 1525 ; l’armée féodale perd trois hommes. En 1964, à Stanleyville, des centaines de mulélistes, convaincus de leur invincibilité, se laissent massacrer en se jetant sur un pont contrôlé par deux mitrailleuses. Ce sont pourtant les mêmes qui s’emparèrent des camions et des armes de l’A.N.C. en ravinant les routes de pièges à éléphants.
L’organisation hiérarchisée occupe avec son contraire, l’indiscipline et l’incohérence, le lieu commun de l’inefficacité. Dans une guerre classique, l’inefficacité d’un camp l’emporte sur l’inefficacité de l’autre grâce à une inflation technique ; dans la guerre révolutionnaire, la poétique des insurgés ôte à l’adversaire les armes et le temps de s’en servir, le privant ainsi de sa seule supériorité possible. Si l’action des guérilleros tombe dans le répétitif, l’ennemi apprend à jouer selon les règles du combattant révolutionnaire ; il est alors à craindre que la contre-guérilla parvienne sinon à détruire, du moins à enrayer la créativité populaire déjà freinée.
Comment maintenir, dans une troupe qui refuse d’obéir servilement à un chef, la discipline nécessaire au combat? Comment éviter le manque de cohésion? La plupart du temps, les armées révolutionnaires tombent de Charybe en Scylla en passant de l’inféodation à une Cause à la recherche inconséquente du plaisir, ou l’inverse.
L’appel au sacrifice et au renoncement fonde, au nom de la liberté, un esclave futur. Par contre, la fête prématuréet la recherche d’un plaisir parcellaire précèdent toujours de peu la répression et les semaines sanglantes de l’ordre. Le principe du plaisir doit donner sa cohésion au jeu et le discipliner. La recherche du plus grand plaisir englobe le risque du déplaisir: c’est le secret de sa force. Où puisaient-ils leur ardeur, ces soudards de l’Ancien Régime montant à l’assaut d’une ville, dix fois repoussés, dix fois reprenant le combat? Dans l’attente passionnée de la fête, — en l’occurrence, du pillage et de l’orgie, dans un plaisir d’autant plus vif qu’il se construit lentement. La meilleure tactique sait ne faire qu’un avec le calcul hédoniste. La volonté de vivre, brutale, effrénée, est pour le combattant l’arme secrète la plus meurtrière. Une telle arme se retourne contre ceux qui la mettent en péril: pour défendre sa peau, le soldat a tout intérêt à tirer sur ses supérieurs ; pour les mêmes raisons, les armées révolutionnaires gagnent à faire de chaque homme un habile tacticien et son propre maître ; quelqu’un qui sache construire son plaisir avec conséquence.
Dans les luttes à venir, la volonté de vivre intensément va remplacer l’ancienne motivation du pillage. La tactique va se confondre avec la science du plaisir, tant il est vrai que la recherche du plaisir est déjà plaisir lui-même. Cette tactique-là s’apprend tous les jours. Le jeu avec les armes ne diffère pas essentiellemnt de la liberté du jeu, celle que les hommes poursuivent plus ou moins consciemment dans chaque instant de leur vie quotidienne. Si quelqu’un ne dédaigne pas d’apprendre dans la simple quotidienneté ce qui le tue et ce qui le rend plus fort en tant qu’individu libre, il conquiert lentement son brevet de tacticien.
Cependant, il n’y a pas de tacticien isolé. La volonté de détruire la vieille société implique une fédération de tacticiens de la vie quotidienne. C’est une fédération de ce type que l’Internationale situationniste se propose dès maintenant d’équiper techniquement. La stratégie construit collectivement le plan incliné de la révolution, sur la tactique de la vie quotidienne individuelle.
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La notion ambiguë d’humanité provoque parfois un certain flottement dans les révolutions spontanées. Trop souvent le désir de placer l’homme au centre des revendications fait la part belle à un humanisme paralysant. Que de fois le parti de la révolution n’a-t-il épargné ses propres fusilleurs, que de fois n’a-t-il accepté une trêve où le parti de l’ordre puisait de nouvelles forces? L’idéologie de l’humain est une arme pour la réaction, celle qui sert à justifier toutes les inhumanités (les paras belges à Stanleyville).
Il n’y a pas d’accommodement possible avec les ennemis de la liberté, pas d’humanité qui tienne pour les oppresseurs de l’homme. L’anéantissement des contre-révolutionnaires est le seul geste humanitaire qui prévienne la cruauté de l’humanisme bureaucratisé.
Enfin, un des problèmes de l’insurrection spontanée tient dans le paradoxe suivant: il faut, sur la base d’actions parcellaires, détruire totalement le pouvoir. La lutte pour la seule émancipation économique a rendu la survie possible pour tous en imposant la survie à tous. Or il est certain que les masses luttaient pour un objectif plus large, pour le changement global des conditions de vie. Par ailleurs, la volonté de changer d’un seul coup la totalité du monde participe de la pensée magique. C’est pourquoi elle tourne si facilement au plat réformisme. La tactique apocalyptique et celle des revendications graduelles se rejoignent tôt ou tard dans le mariage des antagonismes réconciliés. Les partis faussement révolutionnaires n’ont-ils pas fini par identifier tactique et compromission?
Le plan incliné de la révolution se garde également de la conquête partielle et de l’attaque frontale. La guerre de guérilla est une guerre totale. C’est dans cette voie que s’engage l’Internationale situationniste, dans un harcèlement calculé sur tous les fronts — culturel, politique, économique, social. Le champ de la vie quotidienne assure l’unité du combat.
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Le détournement. — Au sens large du terme, le détournement est une remise en jeu globale. C’est le geste par lequel l’unité ludique s’empare des êtres et des choses figées dans un ordre de parcelles hiérarchisées.
Il nous est arrivé, le soir tombant, de pénétrer, mes amis et moi, dans le Palais de Justice de Bruxelles. On connaît le mastodonte écrasant de son énormité les quartiers pauvres en contrebas, protégeant cette riche avenue Louise dont nous ferons quelque jour un passionnant terrain vague. Au gré d’une longue dérive dans un dédale de couloirs, d’escaliers, de pièces en enfilade, nous supputions les aménagements possibles du lieu, nous occupions le territoire conquis, nous transformions par la grâce de l’imagination l’endroit patibulaire en un champ de foire fantastique, en un palais des plaisirs, où les aventures les plus piquantes acquiesceraient au privilège d’être réellement vécues. En somme, le détournement est la manifestation la plus élémentaire de la créativité. La rêverie subjective détourne le monde. Les gens détournent, comme Monsieur Jourdain et James Joyce faisaient l’un de la prose et l’autre Ulysses ; c’est-à-dire spontanément et avec beaucoup de réflexion.
En 1955, Debord, frappé par l’emploi systématique du détournement chez Lautréamont, attirait l’attention sur la richesse d’une technique dont Jorn devait écrire en 1960: «Le détournement est un jeu dû à la capacité de dévalorisation. Tous les éléments du passé culturel doivent être réinvestis ou disparaître.» Enfin, dans la revue Internationale situationniste (n° 3), Debord, revenant sur la question, précisait: «Les deux lois fondamentales du détournement sont la perte d’importance, allant jusqu’à la déperdition de son sens premier, de chaque élément autonome détourné ; et en même temps, l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée.» Les conditions historiques actuelles viennent apporter leur caution aux remarques précitées. Il est désormais évident que:- partout où s’étend le marais de la décomposition, le détournement prolifère spontanément. L’ère des valeurs consommables renforce singulièrement la possibilité d’organiser de nouveaux ensembles signifiants ;- le secteur culturel n’est plus un secteur privilégié. L’art du détournement s’étend à tous les refus attestés par la vie quotidienne ;- la dictature du parcellaire fait du détournement la seule technique au service de la totalité. Le détournement est le geste révolutionnaire le plus cohérent, le plus populaire et le mieux adapté à la pratique insurrectionnelle. Par une sorte de mouvement naturel — la passion du jeu — il entraîne vers l’extrême radicalisation.
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Dans la décomposition qui atteint l’ensemble des conduites spirituelles et matérielles — décomposition liée aux impératifs de la sociéde consommation — la phase de dévalorisation du détournement est en quelque sorte prise en charge et assurée par les conditions historiques. La négativité incrustée dans la réalité des faits tend ainsi à assimiler le détournement à une tactique de dépassement, à un acte essentiellemnt positif.
Si l’abondance de biens de consommation est saluée partout comme une évolution heureuse, l’emploi social de ces biens, on le sait, en corrompt le bon usage. Parce que le gadget est avant tout prétexte à profit pour la capitalisme et les régimes bureaucratiques, il se doit d’être inutilisable à d’autres fins. L’idéologie du consommable agit comme un défaut de fabrication, elle sabote la marchandise enrobée par elle ; elle introduit dans l’équipement matériel du bonheur un nouvel esclavage. Dans ce contexte, le détournement vulgarise un autre mode d’emploi, il invente un usage supérieur où la subjectivité manipulera à son avantage ce qui est vendu pour être manipulé contre elle. La crise du spectacle va précipiter les forces du mensonge dans le camp de la vérité vécue. L’art de retourner contre l’ennemi les armes que les nécessités commerciales lui ordonnent de distribuer est la question dominante des problèmes de tactique et de stratégie. Il faut propager les méhodes de détournement comme A B C du consommateur qui voudrait cesser de l’être.
Le détournement, qui a fait ses premières armes dans l’art, est maintenant devenu l’art du maniement de toutes les armes. Apparu initialement dans les remous de la crise culturelle des années 1910-1925, il s’est étendu peu à peu à l’ensemble des secteurs touchés par la décomposition. Il n’empêche que le domaine de l’art offre encore aux techniques de détournement un champ d’expérimentation valable ; qu’il faut savoir tirer les leçons du passé. Ainsi, l’opération de réinvestissement prématuré à laquelle les surréalistes se livrèrent, en englobant dans un contexte parfaitement valable les antivaleurs dadaïstes imparfaitement réduites à zéro, montre bien que la tentative de construire au départ d’éléments mal dévalorisés conduit toujours à la récupération par les mécanismes dominants de l’organisation sociale. L’attitude «combinatoire» des actuels cybernéticiens à propos de l’art va jusqu’à la fière accumulation insignifiante d’éléments quelconques, qui n’ont été aucunement dévalorisés. Pop Art et Jean-Luc Godard, c’est l’apologétique du déchet.
L’expression artistique permet également de chercher, à tâtons et prudemment, de nouvelles formes d’agitation et de propagande. Dans cet ordre d’idées, les compositions de Michèle Bernstein en 1963 (plâtre modelé où s’incrustent des miniatures telles que soldats de plomb, voiture, tanks…) incitent, avec des titres comme «Victoire de la Bande à Bonnot», «Victoire de la Commune de Paris», «Victoire des Conseils ouvriers de Budapest», à corriger dans le sens du mieux certains événements figés artificiellement dans le passé ; à refaire l’histoire du mouvement ouvrier et, dans le même temps, à réaliser l’art. Si limitée qu’elle soit, si spéculative qu’elle demeure, une telle agitation ouvre la voie à la spontanéité créatrice de tous, ne serait-ce qu’en prouvant, dans un secteur particulièement falsifié, que le détournement est le seul langage, le seul geste qui porte en soi sa propre critique.
La créativitén’a pas de limite, le détournement n’a pas de fin.