La fascination du temps
XVI: La fascination du temps
Par un gigantesque envoûtement, la croyance au temps de l’écoulement fonde la réalité de l’écoulement du temps. Le temps est l’usure de l’adaptation à laquelle l’homme doit se résoudre chaque fois qu’il échoue à transformer le monde. L’âge est un rôle, une accélération du temps «vécu» sur le plan de l’apparence, un attachement aux choses.
L’accroissement du malaise dans la civilisation infléchit aujourd’hui les thérapeutiques dans la voie d’une nouvelle démonologie. De même que l’invocation, l’envoûtement, la possession, l’exorcisme, l’orgie sabbatique, la métamorphose, le talisman possédaient le privilège ambigu de guérir ou de faire souffrir, de même il arrive aujourd’hui, toujours plus sûrement, que la consolation de l’homme opprimé (médecine, idéologie, compensation du rôle, gadgets de confort, méthodes de transformation du monde…) nourrisse l’oppression elle-même. Il existe un ordre des choses maladif, voilà ce que les dirigeants veulent à tout prix dissimuler. Wilhelm Reich explique dans une belle page de La Fonction de l’orgasme comment il parvint après de longs mois de traitement psychanalytique à guérir une jeune ouvrière viennoise. Elle souffrait d’une dépression due à ses conditions de vie et de travail. Guérie, Reich la renvoya dans son milieu. Quinze jours plus tard, elle se suicidait. On sait que la lucidité et l’honnêteté de Reich devait le condamner à l’exclusion des cercles psychanalytiques, à l’isolement, au délire et à la mort ; on ne dévoile pas impunément la duplicité des démonologues.
Ceux qui organisent le monde organisent la souffrance et son anesthésie ; c’est connu. La plupart des gens vivent en somnambules, partagés entre la crainte et le désir de s’éveiller ; coincés entre leur état névrotique et le traumatisme d’un retour au vécu. Cependant, voici l’époque où la survie sous anesthésie exige des doses qui vont, saturant l’organisme, déclencher ce que l’on nomme dans l’opération magique un «choc en retour». C’est l’imminence de ce bouleversement et sa nature qui permettent de parler du conditionnement des hommes comme d’un gigantesque envoûtement.
L’envoûtement suppose l’existence d’un espace-réseau reliant les objets les plus éloignés à l’aide d’une sympathie dirigée par des lois spécifiques, analogie formelle, coexistence organique, symétrie fonctionnelle, alliance des symboles… Les correspondances s’établissent en associant un nombre incalculable de fois une conduite et l’apparition d’un signal. Il s’agit en somme d’un conditionnement généralisé. Or on peut se demander si la mode aujourd’hui très répandue de dénoncer un certain conditionnement, propagande, publicité, mass media, n’agit pas comme un exorcisme partiel qui maintient en place et hors de soupçon un envoûtement plus vaste, plus essentiel. Il est facile de railler l’outrance de France-Soir pour tomber dans le mensonge distingué du Monde. L’information, le langage, le temps ne sont-ils pas les tenailles gigantesques avec lesquelles le pouvoir travaille l’humanité et la range dans sa perspective? Une emprise maladroite, il est vrai, mais dont la force est d’autant plus prégnante que les hommes n’ont pas conscience de savoir lui résister et qu’ils ignorent souvent dans quelle mesure ils lui résistent déjà spontanément.
Les grands procès staliniens ont démontré qu’il suffisait d’un peu de patience et d’obstination pour faire s’accuser un homme de tous les crimes et l’envoyer en public implorer sa mise à mort. Aujourd’hui conscient d’une telle technique et mis en garde contre elle, comment pourrait-on ignorer que l’ensemble des mécanismes qui nous dirigent décrète avec la même insidieuse persuasion mais avec plus de moyens et plus de constance: «Tu es faible, tu dois vieillir, tu dois mourir.» La conscience obéit, puis le corps. J’aime comprendre en matérialiste la phrase d’Antonin Artaud. « On ne meurt pas parce qu’il faut mourir ; on meurt parce que c’est un pli auquel on a contraint la conscience un jour, il n’y a pas si longtemps.»
En terrain non propice, une plante meurt. L’animal s’adapte au milieu, l’homme le transforme. La mort n’est donc pas, selon qu’il s’agit d’une plante, d’un animal ou d’un homme, un phénomène identique. En terrain favorable, la plante se trouve dans les conditions de l’animal, elle peut s’adapter. Dans la mesure où l’homme échoue à transformer son milieu ambiant, il se trouve lui aussi dans les conditions de l’animal. L’adaptation est la loi du monde animal.
Le syndrome général d’adaptation dit Hans Selye, le théoricien du Stress, passe par trois phases: la réaction d’alarme, le stade de résistance, le stade de l’épuisement. Sur le plan du paraître, l’homme a su lutter pour l’éternité mais, sur le plan de la vie authentique, il en reste à l’adaptation animale: réaction spontannée de l’enfance, consolidation de l’âge adulte, épuisement de la vieillesse. Et plus il veut aujourd’hui paraître, plus le caractère éphémère et incohérent du spectacle lui remontre qu’il vit comme un chien et meurt comme une touffe d’herbe sèche. Car enfin, se résoudra-t-on bientôt à admettre que l’organisation sociale que l’homme s’est créée pour transformer le monde au mieux de ses désirs a désormais cessé de l’aider ; n’est plus, entré dans l’usage, que l’interdiction d’employer selon les règles d’une organisation supérieure encore à créer, les techniques de libération et de réalisation individuelles qu’il s’est forgées à travers l’histoire de l’appropriation privative, de l’exploitation de l’homme par l’homme, du pouvoir hiérarchisé?
Nous vivons désormais dans un système clos, étouffant. Ce qui se gagne d’un côté se reperd de l’autre. Vaincue quantitativement par les progrès en matière sanitaire, la mort s’introduit qualitativement dans la survie. L’adaptation est démocratisée, rendue plus facile pour tous, et l’on perd à ce prix l’essentiel, qui est d’adapter le monde à l’humain.
Certes il existe une lutte contre la mort, mais elle prend place à l’intérieur même du syndrome d’adaptation ; ce qui revient à mêler la mort au remède. Il est d’ailleurs significatif que les recherches thérapeutiques portent surtout sur le stade d’épuisement, comme si l’on voulait, jusque dans la vieillesse, prolonger le stade de résistance. On applique le traitement de choc quand la faiblesse et l’impuissance ont déjà fait leur oeuvre ; un traitement de choc chargé d’empêcher l’usure d’adaptation impliquerait trop assurément, comme l’avait compris Reich, que l’on s’en prenne directement à l’organisation sociale, à ce qui interdit de dépasser le stade d’adaptation. On préfère les guérisons partielles, du moins l’ensemble n’en souffre pas. Mais que se passera-t-il quand la vie quotidienne se trouvera, à force de guérisons partielles, atteinte dans son ensemble par le malaise de l’inauthentique? Quand l’exorcisme et l’envoûtement auront dévoilé à tous leur apport commun à la société du malaise?
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On ne pose pas la question «Quel âge avez-vous?» sans se référer aussitôt au pouvoir. La date repère y contraint déjà. Ne mesure-t-on pas le temps au départ d’une manifestation d’autorité: agrégation d’un Dieu, d’un messie, d’un chef, d’une ville conquérante? Dans l’esprit aristocratique, le temps accumulé est un gage d’autorité: la vieillesse, mais aussi la série des ancêtres, accroissent la prépotence du noble. En mourant, l’aristocrate lègue à sa descendance une vitalité tonifiée par le passé. Au contraire, la bourgeoisie n’a pas de passé ; elle n’en reconnaît pas du moins, son pouvoir en miettes n’obéit plus à l’hérédité. Elle refait parodiquement le chemin de la noblesse: l’identification au temps cyclique, au temps de l’éternel retour, se satisfait dans une identifiaction aveugle à des morceaux de temps linéaire, à des passages successifs et rapides.
Le rapport de l’âge avec l’indice de départ du temps mesurable n’est pas la seule allusion indiscrète au pouvoir. Je soutiens que l’âge mesuré n’est rien d’autre qu’un rôle, une accélération du temps vécu sur le mode du non-vécu, donc sur le plan de l’apparence et selon les lois de l’adaptation. En prennant du pouvoir, on prend de l’âge. Jadis, seuls les gens âgés, c’est-à-dire d’ancienne noblesse ou d’expérience ancienne exerçaient le pouvoir. Aujourd’hui l’on étend aux jeunes le privilège douteux de viellir. La société de consommation mène au vieillissement précoce ; n’a-t-elle pas trouvé sous l’étiquette teen-ager un groupe nouveau à convertir en consommateurs? Celui qui consomme se consume en inauthentique ; il nourrit le paraître au profit du specatacle et aux dépens de la vraie vie. Il meurt où il s’accroche parce qu’il s’accroche à des choses mortes ; à des marchandises, à des rôles.
Tout ce que tu possèdes te possède en retour. Tout ce qui te rend propriétaire t’adapte à la nature des choses ; te viellit. Le temps qui s’écoule est ce qui remplit l’espace vide laissé par l’absence du moi. Si tu cours après le temps, le temps court plus vite encore: c’est la loi du consommable. Veux-tu le retenir? Il t’essouffle et te vieillit d’autant. Il faut le prendre sur le fait, dans le présent ; mais le présent est à construire.
Nous étions nés pour ne jamais viellir, pour ne mourir jamais. Nous n’aurons que la conscience d’être venus trop tôt ; et un certain mépris du futur qui nous assure déjà une belle tranche de vie.