La souffrance

IV: La souffrance

La souffrance de l'aliénation naturelle a fait place à la souffrance de l'aliénation sociale, tandis que les remèdes devenaient des justifications (1) — Où la justification manque, les exorcismes suppléent (2) — Mais aucun subterfuge ne dissimule désormais l'existence d'une organisation de la souffrance, tributaire d'une organisation fondée sur la répartition des contraintes (3). — La conscience réduite à la conscience des contraintes est l'antichambre de la mort. Le désespoir de la conscience fait les meurtriers de l'ordre, la conscience du désespoir, les meurtriers du désordre (4).

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La symphonie des cris et des paroles offre au décor des rues une dimension mouvante. Sur une base continue se modulent des thèmes graves ou légers, voix eraillées, appels chantants, éclats nostalgiques de phrase sans fin. Une architecture sonore se superpose au tracé des rues et des façades, elle complète ou corrige la note attrayante ou répulsive d’un quartier. Cependant, de la Contrescarpe aux Champs-Elysées, les accords de base sonnent partout les mêmes: leur résonance sinistre s’est si bien incrustée dans toutes les oreilles qu’elle a cessé d’étonner. «C’est la vie», «on ne changera pas l’homme», «ça va comme ça va», «il faut se faire une raison», «ce n’est pas drôle tous les jours»… Ce lamento dont la trame unifie les conversations les plus diverses a si bien perverti la sensibilté qu’il passe pour la tournure la plus commune des dispositions humaines. Là où il n’est pas accepté, le désespoir tend le plus souvent à n’être plus perceptible. La joie absente depuis deux siècles de la musique européenne semble n’inquiéter personne, c’est tout dire. Consommer, consumer: la cendre est devenue norme du feu.

D’où tire-t-elle son origine, cette importance usurpée par la souffrance et par ses rites d’exorcisme? Sans doute des dures conditions de survie imposées aux premiers hommes dans une nature hostile, parcourue de forces brutales et mystérieuses. Face aux dangers, la faiblesse des hommes découvrait dans l’agglomérat social non seulement une protection mais une manière de coopérer avec la nature, de pactiser avec elle et même de la transformer. Dans la lutte contre l’aliénation naturelle (la mort, la maladie, la souffrance), l’aliénation est devenue sociale. Et à leur tour, la mort, la maladie, la souffrance devinrent — quoi qu’on en pense — sociales. On échappait aux rigueurs du climat, à la faim, à l’inconfort pour tomber dans les pièges de l’esclavage. L’esclavage aux dieux, aux hommes, au langage. Et pourtant, un tel esclavage comportait sa part de victoire, il y avait de la grandeur à vivre dans la terreur d’un dieu qui vous rendait par ailleurs invincible. Ce brassage de l’humain et de l’inhumain suffirait certes à expliquer l’ambiguité de la souffrance, sa façon d’apparaître tout au long de l’histoire des hommes à la fois comme un mal honteux et comme un mal salutaire, un bien, en quelque sorte. Il faut cependant compter ici avec l’ignoble tare des religions, avec la mythologie chrétienne surtout, qui mit son génie à porter au plus haut point de perfection cette suggestion morbide et dépravée: prémunis-toi contre la mutilation par la mutilation volontaire!

«Depuis la venue du Christ, nous sommes délivrés non du mal à souffrir mais du mal de souffrir inutilement», écrit fort justement le P. Charles de la Compagnie de Jésus. Le problème du pouvoir n’a jamais été de se supprimer mais de se donner une raison afin de ne pas opprimer «inutilement». En mariant la souffrance à l’homme, sous prétexte de grâce divine ou de loi naturelle, le christianisme, cette thérapeutique maladive, a réussi son «coup de maître». Du prince au manager, du prêtre au spécialiste, du directeur de conscience au psychologique, c’est toujours le principe de la souffrance utile et du sacrifice consenti qui constitue la base la plus solide du pouvoir hiérarchisé. Quelle que soit sa raison invoquée, monde meilleur, au-delà, société socialiste ou futur enchanteur, la souffrance acceptée est toujours chrétienne, toujours. A la vermine cléricale succèdent aujourd’hui les zélateurs d’un Christ passé au rouge. Partout les revendications officielles portent en filigrane la dégoûtante effigie de l’homme en croix, partout les camarades sont priés d’arborer la stupide auréole du militant martyr. Les malaxeurs de la bonne Cause préparent avec le sang versé les cochonnailles du futur: moins de chair à canon, plus de chair à principe!

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A première vue, l’idéologie bourgeoise paraissait résolue à traquer la souffrance avec autant d’opiniâtreté qu’elle en mettait à poursuivre les religions de sa haine. Entichée de progrès, de confort, de profit, de bien-être, de raison, elle possédait assez d’armes — sinon les armes réelles, du moins celles de l’illusion — pour convaincre de sa volonté d’en finir scientifiquement avec le mal de souffrir et le mal de croyance. Elle ne devait, on le sait, qu’inventer de nouveaux anesthésiques, de nouvelles superstitions.

On ôta Dieu, et la souffrance devint «naturelle», inhérente à la «nature humaine» ; on en venait à bout, mais par d’autres souffrances compensatoires: les martyrs de la science, les victimes du progrès, les générations sacrifiées. Or, dans ce mouvement même, la notion de souffrance naturelle dévoilait sa racine sociale. On ôta la Nature humaine, et la souffrance devint sociale, inhérente à l’être-dans-la-société. Mais, bien entendu, les révolutions démontrèrent que le mal social n’était pas un principe métaphysique ; qu’il pouvait exister une forme de société d’où le mal de vivre serait exclu. L’histoire brisait l’ontologie sociale, mais voici que la souffrance, loin de disparaître, trouvait de nouvelles raisons dans les exigences de l’histoire, soudain figée à son tour dans son fameux sens unique. La Chine prépare les enfants à la société sans classe en leur enseignant l’amour de la patrie, l’amour de la famille et l’amour du travail. L’ontologie historique ramasse les résidus de tous les systèmes métaphysiques passés, tous les en-soi, Dieu, la Nature, l’Homme, la Société. Désormais, les hommes font l’histoire contre l’Histoire elle-même, parce que l’Histoire est devenue le dernier rempart ontologique du pouvoir, la ruse ultime où il dissimule, sous la promesse d’un long week-end, sa volonté de durer jusqu’au samedi qui ne viendra jamais. Au-delà de l’histoire fétichisée, la souffrance se révèle dépendante de l’organisation sociale hiérarchisée. Et quand la volonté d’en finir avec le pouvoir hiérarchisé aura suffisamment chatouillé la conscience des hommes, chacun conviendra que la liberté armée et le poids des contraintes n’ont rien de métaphysique.

2

Tout en mettant à l’ordre du jour le bonheur et la liberté, la civilisation technicienne inventait l’idéologie du bonheur et de la liberté. Elle se condamnait donc à ne rien créer qu’une liberté d’apathie, un bonheur dans la passivité. Du moins l’invention, toute pervertie qu’elle soit, avait suffi pour nier universellement qu’il y ait une souffrance inhérente à la condition d’être humain, qu’il puisse exister de toute éternité une condition humaine. C’est pourquoi la pensée bourgeoise échoue à vouloir consoler de la souffrance: aucune de ses justifications n’atteint à la force d’espérance que suscita jadis son pari fondamental sur la technique et le bien-être.

La fraternité désespérée dans la maladie est ce qui peut arriver de pire à une civilisation. C’est moins la mort qui épouvante les hommes du XX° siècle que l’absence de vraie vie. Chaque geste mort, mécanisé, spécialisé, ôtant une part de vie cent fois, mille fois par jour jusqu’à l’épuisement de l’esprit et du corps, jusqu’à cette fin qui n’est plus la fin de la vie mais une absence arrivée à saturation, voilà qui risque de donner du charme aux apocalypses, aux destructions géantes, aux anéantissements complets, aux morts brutales, totales et propres. Auschwitz et Hiroshima sont bien le «réconfort du nihilisme». Il suffit que l’impuissance à vaincre la souffrance devienne un sentiment collectif, et l’exigence de souffrir et de mourir peut s’emparer soudain d’une communauté. Consciemment ou non, la plupart des gens préfèrent mourir plutôt que de ressentir en permanence l’insatisfaction de vivre. J’ai toujour vu dans les cortèges anti-atomiques — si j’excepte une minorité agissante de radicaux — une majorité de pénitents cherchant à exorciser leur propre désir de disparaître avec l’humanité tout entière. Ils s’en défendent évidemment, mais leur peu de joie — il n’y a de vraie joie que révolutionnaire — témoigne contre eux, sans appel.

Peut-être est-ce aux fins d’éviter qu’un universel désir de périr ne s’empare des hommes qu’un véritable spectacle s’organise autour des misères et des douleurs particulières. Une sorte de philanthropie d’utilité publique pousse chacun à se réconforter de ses propres infirmités au spectacle de celles des autres.

Cela va des photos de catastrophe, du drame du chanteur cocu, des rengaines à la Berthe Sylva, de la vidange dérisoire de France-Soir, aux hôpitaux, aux asiles, aux prisons, véritables musées de consolation à l’usage de ceux que leur crainte d’y entrer fait se réjouir de n’y être pas. J’ai le sentiment parfois d’une telle souffrance diffuse, éparse en moi, qu’il m’arrive de regarder comme un soulagement le malheur occasionnel qui la concrétise, la justifie, lui offre un exutoire licite. Rien ne me dissuadera de cette conviction: ma tristesse éprouvée lors d’une rupture, d’un échec, d’un deuil, ne m’atteint pas de l’extérieur comme une flèche mais sourd de moi telle une source qu’un glissement de terrain vient de libérer. Il y a des blessures qui permettent à l’esprit de pousser un cri longtemps contenu. Le désespoir ne lâche jamais sa proie ; c’est seulement la proie qui voit le désespoir dans la fin d’un amour ou la mort d’un enfant, là où il n’y a que son ombre portée. Le deuil est un prétexte, une façon commode d’éjaculer le néant à petits coups. Les pleurs, les cris, les hurlements de l’enfance restent emprisonnés dans le coeur des hommes. A jamais? En toi aussi le vide ne cesse de gagner.

3

Je dirai un mot encore des alibis du pouvoir. Supposons qu’un tyran prenne plaisir à jeter dans une étroite cellule des prisonniers préalablement pelés vifs, qu’entendre leurs cris atroces et les voir se battre chaque fois qu’ils se frôlent le divertisse fort, tout en l’incitant à méditer sur la nature humaine et le curieux comportement des hommes. Supposons qu’à la même époque et dans le même pays il se trouve des philosophes et des savants pour expliquer au monde de la science et des arts que la souffrance tient à la mise en commun des hommes, à l’inévitable présence des Autres, à la société en tant que telle, ne serait-on pas fondé à considérer ces gens comme les chiens de garde du tyran? En répandant pareilles thèses, une certaine conception existentialiste a, par ricochet, frappé d’évidence et d’une pierre deux coups la collusion des intellectuels de gauche avec le pouvoir et la ruse grossière par laquelle une organisation sociale inhumaine attribue à ses propres victimes la responsabilité de ses cruautés. Un publiciste écrivait au XIX° siècle: «On trouve à chaque pas, dans la littérature de nos jours, la tendance à regarder les souffrances individuelles comme un mal social et à rendre l’organisation de notre société responsable de la misère et de la dégradation de ses membres. Voilà une idée profondément nouvelle. On a cessé de prendre ses maux comme venant de la fatalité.» Une «nouveauté» si actuelle semble n’avoir pas troublé outre mesure les bons esprits confits de fatalité: Sartre et l’enfer des autres, Freud et l’instinct de mort, Mao et la nécessité historique. Quelle différence après tout avec le stupide: «Les hommes sont ainsi faits»?

L’organisation sociale hiérarchisée est comparable à un système de trémies et de lames effilées. En nous écorchant vifs, le pouvoir met son point d’habileté à nous persuader que nous nous écorchons mutuellement. Se borner à l’écrire risque, il est vrai, de nourrir une nouvelle fatalité: mais j’entends bien, en l’écrivant, que personne ne se borne à le lire.

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L’altruisme se situe au verso de l’«enfer des autres», la mystification s’offrant cette fois sous le signe du positif. Qu’on en finisse une fois pour toutes avec cet esprit d’ancien combattant! Pour que les autres m’intéressent, il faut d’abord que je trouve en moi la force d’un tel intérêt. Il faut que ce qui me lie aux autres apparaisse à travers ce qui me lie à la part la plus riche et la plus exigeante de ma volonté de vivre. Non l’inverse. Dans les autres, c’est toujours moi que je cherche, et mon enrichissement, et ma réalisation. Que chacun en prenne conscience et le «chacun pour soi» mené à ses conséquences ultimes débouchera sur le «tous pour chacun». La liberté de l’un sera la liberté de tous. Une communauté qui ne s’érige pas au départ des exigences individuelles et de leur dialectique ne peut que renforcer la violence oppressive du pouvoir. L’Autre où je ne me saisis pas n’est qu’une chose et c’est bien à l’amour des choses que l’altruisme me convie. A l’amour de mon isolement.

Vu sous l’angle de l’altruisme ou de la solidarité — cet altruisme de gauche — le sentiment d’égalité marche la tête en bas. Qu’est-ce d’autre que l’angoisse commune aux sociétaires isolés, humiliés, baisés, battus, cocus, contents, l’angoisse de parcelles séparées, aspirant à se rejoindre non dans la réalité mais dans une unité mystique, n’importe quelle unité, celle de la nation ou celle du mouvement ouvrier, peu importe pourvu qu’on s’y sente comme dans les soirs de grandes beuveries «tous frères»? L’égalité dans la grande famille des hommes exalte l’encens des mystifications religieuses. Il faut avoir les narines obturées pour ne pas s’en trouver mal.

Pour moi, je ne reconnais d’autre égalité que celle que ma volonté de vivre selon mes désirs reconnaît dans la volonté de vivre des autres. L’égalité révolutionnaire sera indissolublement individuelle et collective.

4

Dans la perspective du pouvoir, un seul horizon: la mort. Et tant va la vie à ce désespoir qu’à la fin elle s’y noie. Partout où vient à stagner l’eau vive du quotidien les traits du noyé reflètent le visage des vivants, le positif est, à y bien regarder, négatif, le jeune est déjà le vieux et ce qui se construit atteint l’ordre des ruines. Au royaume du désespoir, la lucidité aveugle à l’égal du mensonge. On meurt de ne pas savoir, frappé par-derrière. Par ailleurs, la conscience de la mort qui guette accroît la torture et précipite l’agonie. L’usure des gestes freinés, entravés, interdits, ronge plus sûrement qu’un cancer, mais rien ne généralise le «cancer» comme la conscience claire d’une telle usure. Rien, j’en reste persuadé, ne peut sauver de l’anéantissement un homme à qui l’on poserait sans relâche la question: «As-tu repéré la main qui, avec tous les égards, te tue?» Evaluer l’impact de chaque brimade, estimer au pèse-nerf le poids de chaque contrainte, cela suffit pour acculer l’individu le plus solide à un sentiment unique et envahissant, le sentiment d’une faiblesse atroce et d’une impuissance totale. C’est du fond de l’esprit que monte la vermine des contraintes, à laquelle rien d’humain ne résiste.

Parfois il me semble que le pouvoir me rend pareil à lui: une grande force sur le point de s’effondrer, une rage impuissante à sévir, un désir de totalité soudain racorni. Un ordre impuissant ne règne qu’en assurant l’impuissance de ses esclaves ; Franco et Battista, émasculant les prisonniers révolutionnaires, ont su le démontrer avec brio. Les régimes plaisamment baptisés «démocratiques» ne font qu’humaniser la castration: provoquer le vieillissement précoce paraît à première vue moins féodal que la technique du couteau et de la ligature. A première vue seulement, car sitôt qu’un esprit lucide a compris que par l’esprit venait désormais l’impuissance, on peut allégrement déclarer que la partie est perdue!

Il existe une prise de conscience admise par le pouvoir parce qu’elle sert ses desseins. Emprunter sa lucidité à la lumière du pouvoir, c’est rendre lumineuse l’obscurité du désespoir, c’est nourrir sa vérité de mensonge. Le stade esthétique se définit: ou la mort contre le pouvoir, ou la mort dans le pouvoir ; Arthur Cravan et Jacques Vaché, d’une part, le S.S., le para, le tueur à gages de l’autre. La mort est chez eux un aboutissement logique et naturel, la confirmation suprême d’un état de fait permanent, le dernier point de suspension d’une ligne de vie où rien en fin de compte ne fut écrit. Ce qui n’échappe pas à l’attraction presque universelle du pouvoir tombe uniformément. C’est toujours le cas de la bêtise et de la confusion mentale, c’est souvent le cas de l’intelligence. La fêlure est la même chez Drieu et Jacques Rigaux, mais elle est de signe contraire, l’impuissance du premier est taillée dans la soumission et la servilité, la révolte du second se brise prématurément sur l’impossible. Le désespoir de la conscience fait les meurtriers de l’ordre, la conscience du désespoir, les meurtriers du désordre. A la chute dans le conformisme des prétendus anarchistes de droite répond, par l’effet d’une gravitation identique, la chute des archanges damnés dans les dents d’acier de la souffrance. Au fond du désespoir résonnent les crécelles de la contre-révolution.

La souffrance est le mal des contraintes. Une parcelle de joie pure, si infime soit-elle, la tient en respect. Renforcer la part de joie et de fête authentiques ressemble à s’y méprendre aux apprêts d’une insurrection générale.

De nos jours, les gens sont invités à une gigantesque chasse aux mythes et aux idées reçues mais, qu’on ne s’y trompe pas, on les envoie sans armes ou pis, avec les armes en papier de la spéculation pure, dans le marécage des contraintes où ils achèvent de s’enliser. C’est pourquoi la joie naîtra peut-être d’abord de pousser, les premiers en avant, les idéologues de la démystification, afin qu’observant comment ils se tirent d’affaire on puisse tirer parti de leurs actes ou avancer sur leurs corps.

Les hommes sont, comme l’écrit Rosanov, écrasés par l’armoire. Si l’on ne soulève pas l’armoire, il est impossible de délivrer d’une souffrance éternelle et insupportable des peuples entiers. Il est terrible d’écraser, ne fût-ce qu’un seul homme. Voici qu’il veut respirer et qu’il ne peut plus respirer. L’armoire recouvre tous les hommes et cependant chacun reçoit sa part incessible de souffrance. Et tous les hommes s’efforcent de soulever l’armoire, mais pas avec la même conviction, pas avec la même force. Etrange civilisation gémissante.

Les penseurs s’interrogent: «Des hommes sous l’armoire! Comment se sont-ils mis là-dessous?» Néanmoins, ils s’y sont mis. Et si quelqu’un vient au nom de l’objectivité démontrer qu’on n’arrive pas à bout d’un tel fardeau, chacune de ses phrases, chacune de ses paroles accroît le poids de l’armoire, de cet objet qu’il entend représenter par l’universalité de «sa conscience objective». Et tout l’esprit chrétien est là, qui s’est donné rendez-vous, il caresse la souffrance comme un bon chien, il diffuse la photo d’hommes écrasés et souriants. «La raison de l’armoire est toujours la meilleure» laissent entendre des milliers de livres publiés chaque jour pour être rangés dans l’armoire. Et cependant tout le monde veut respirer et personne ne peut respirer, et beaucoup disent: «Nous respirerons plus tard», et la plupart ne meurent pas, car ils sont déjà morts.

Ce sera maintenant ou jamais.