Déchéance du travail
V: Déchéance du travail
L'obligation de produire aliène la passion de créer. Le travail productif relève des procédés de maintien de l'ordre. Le temps de travail diminue à mesure que croît l'empire du conditionnement.
Dans une société industrielle qui confond travail et productivité, la nécessité de produire a toujours été antagoniste au désir de créer. Que reste-t-il d’étincelle humaine, c’est-à-dire de créativité possible, chez un être tiré du sommeil à six heures chaque matin, cahoté dans les trains de banlieu, assourdi par le fracas des machines, lessivé, bué par les cadences, les gestes privés de sens, le conrôle statistique, et rejeté vers la fin du jour dans les halls de gares, cathédrales de départ pour l’enfer des semaines et l’infime paradis des week-ends, où la foule communie dans la fatigue et l’abrutissement? De l’adolescence à l’âge de la retraite, les cycles de vingt-quatre heures font succéder leur uniforme émiettement de vitre brisée: fêlure du rythme figé, fêlure du temps -qui-est-de-l’argent, fêlure de la soumission aux chefs, fêlure de l’ennui, fêlure de la fatigue. De la force vive déchiquetée brutalement à la déchirure béante de la vieillesse, la vie craque de partout sous les coups du travail forcé. Jamais une civilisation n’atteignit à un tel mépris de la vie ; noyé dans le dégoût, jamais une génération n’éprouva à ce point le goût enragé de vivre. Ceux qu’on assassine lentement dans les abattoirs mécanisés du travail, les voici qui discutent, chantent, boivent, dansent, baisent, tiennent la rue, prennent les armes, inventent une poésie nouvelle. Déjà se constitue le front contre le travail forcé, déjà les gestes de refus modèlent la conscience future. Tout appel à la productivité est, dans les conditions voulues par le capitalisme et l’économie soviétisée, un appel à l’esclavage.
La nécessité de produire trouve si aisément ses justifications que le premier Fourastié venu en farcit dix livres sans peine. Par malheur pour les néo-penseurs de l’économisme, ces justifications sont celles du XIX° siècle, d’une époque où la misère des classes laborieuses fit du droit au travail l’homologue du droit à l’esclavage, revendiqué à l’aube des temps par les prisonniers voués au massacre. Il s’agissait avant tout de ne pas disparaître physiquement, de survivre. Les impératifs de productivité sont des impératifs de survie ; or les gens veulent désormais vivre, non seulement survivre.
Le tripalium est un instrument de torture. Labor signifie «peine». Il y a quelque légèreté à oublier l’origine des mots «travail» et «labeur». Les nobles avaient du moins la mémoire de leur dignité comme de l’indignité qui frappait leurs esclavages. Le mépris aristocratique du travail reflétait le mépris du maître pour les classes dominées ; le travail était l’expiation à laquelle les condamnait de toute éternité le décret divin qui les avait voulues, pour d’impénétrables raisons, inférieures. Le travail s’inscrivait, parmi les sanctions de la Providence, comme la punition du pauvre, et parce qu’elle régissait aussi le salut futur, une telle punition pourrait revêtir les attributs de la joie. Au fond, le travail importait moins que la soumission.
La bourgeoisie ne domine pas, elle exploite. Elle soumet peu, elle préfère user. Comment n’a-t-on pas vu que le principe du travail productif se substituait simplement au principe d’autorité féodal? Pourquoi n’a-t-on pas voulu le comprendre?
Est-ce parce que le travail améliore la condition des hommes et sauve les pauvres, illusoirement du moins, de la damnation éternelle? Sans doute, mais il appert aujourd’hui que le chantage sur les lendemains meilleurs succède docilement au chantage sur le salut de l’au-delà. Dans l’un et l’autre cas, le présent est toujours sous le coup de l’oppression.
Est-ce parce qu’il transforme la nature? Oui, mais que ferais-je d’une nature ordonnée en termes de profits dans un ordre de choses où l’inflation technique couvre la déflation sur l’emploi de la vie? D’ailleurs, de même que l’acte sexuel n’a pas pour fonction de procréer mais engendre très accidentellement des enfants, c’est par surcroît que le travail organisé transforme la surface des continents, par prolongement et non par motivation. Travailler pour transformer le monde? Allons donc! Le monde se transforme dans le sens où il existe un travail forcé ; et c’est pourquoi il se transforme si mal.
L’homme se réaliserait-il dans son travail forcé? Au XIX° siècle, il subsistait dans la conception du travail une trace infime de créativité. Zola décrit un concours de cloutiers où les ouvriers rivalisent d’habileté pour parfaire leur miniscule chef-d’oeuvre. L’amour du métier et la recherche d’une créativité cependant malaisée permettaient sans conteste de supporter dix à quinze heures auxquelles personne n’aurait pu résister s’il n’était glissé quelque façon de plaisir. Une conception encore artisanale dans son principe laissait à chacun le soin de se ménager un confort précaire dans l’enfer de l’usine. Le taylorisme assena le coup de grâce à une mentalité précieusement entretenue par le capitalisme archaïque. Inutile d’espérer d’un travali à la chaîne ne serait-ce qu’une caricature de créativité. L’amour du travail bien fait et le goût de la promotion dans le travail sont aujourd’hui la marque indélébile de la veulerie et de la soumission la plus stupide. C’est pourquoi, partout où la soumission est exigée, le vieux pet idéologique va son chemin, de l’Arbeit macht frei des camps d’extermination aux discours d’Henry Ford et de Mao Tsé-toung.
Quelle est donc la fonction du travail forcé? Le mythe du pouvoir exercé conjointement par le chef et par Dieu trouvait dans l’unité du système féodal sa force de coercition. En brisant le mythe unitaire, le pouvoir parcellaire de la bourgeoisie ouvre, sous le signe de la crise, le règne des idéologies qui jamais n’atteindront ni seules, ni ensemble, au quart de l’efficacité du mythe. La dictature du travail productif prend opportunément la relève. Il a pour mission d’affaiblir biologiquement le plus grand nombre des hommes de les châtrer collectivement et de les abrutir afin de les rendre réceptifs aux idéologies les moins prégnantes, les moins viriles, les plus séniles qui furent jamais dans l’histoire du mensonge.
Le prolétariat du début du XIX° siècle compte une majorité de diminués physiques, d’hommes brisés systématiquement par la torture de l’atelier. Les révoltes viennent de petits artisans, de catégories privilégiées ou de sans travail, non d’ouvriers assomés par quinze heures de labeur. N’est-il pas troublant de constater que l’allégement du nombre d’heures de prestations intervient au moment où le spectacle de variétés idéologiques mis au point par la société de consommation paraît de nature à remplacer efficacement les mythes féodaux détruits par la jeune bourgeoisie? (Des gens ont vraiment travaillé pour un réfrigérateur, pour une voiture, pour un récepteur de télévision. Beaucoup continuent à le faire, «invités» qu’ils sont à consommer la passivité et le temps vide que leur «offre» la «nécessité» de produire.)
Des statistiques publiés en 1938 indiquent qu’une mise en oeuvre des techniques de production contemporaines réduiraient la durée des prestations nécessaires à trois heures par jour. Non seulement nous sommes loin du compte avec nos sept heures de travail, mais après avoir usé des générations de travailleurs en leur promettant le bien-être qu’elle leur vend aujourd’hui à crédit, la bourgeoisie (et sa version soviétisée) poursuit sa destruction de l’homme en dehors du travail. demain elle appâtera ses cinq heures d’usure quotidienne exigées par un temps de créativité qui croîtra dans la mesure où elle pourra l’emplir d’une impossibilité de créer (la fameuse organisation des loisirs).
On a écrit justement: «La Chine fait face à des problèmes économiques gigantesques ; pour elle, la productivité est une question de vie ou de mort.» Personne ne songe à le nier. Ce qui me paraît grave ne tient pas aux impératifs économiques, mais à la façon d’y répondre. L’armée Rouge de 1917 constituait un type nouveau d’organisation. L’armée Rouge de 1960 est une armée comme on en rencontre dans les pays capitalistes. Les circonstances ont prouvé que son efficacité restait loin au-dessous des possibilités des milices révolutionnaires. De même l’économie chinoise planifiée, en refusant d’accorder à des groupes fédérés l’organisation autonome de leur travail, se condamne à rejoindre une forme de capitalisme perfectionné, nommé socialisme. A-t-on pris la peine d’étudier les modalités de travail des peuples primitifs, l’importance du jeu et de la créativité, l’incroyable rendement obtenu par des méthodes qu’un appoint des techniques modernes rendrait cent fois plus efficaces encore? Il ne semble pas. Tout appel à la productivité vient du haut. Or la créativité seule est spontanément riche. Ce n’est pas de la productivité qu’il faut attendre une vie riche, ce n’est pas de la productivité qu’il faut espérer une réponse collective et enthousiaste à la demande économique. Mais que dire de plus quand on sait de quel culte le travail est honoré à Cuba comme en Chine, et avec quelle aisance les pages vertueuses de Guizot passeraient désormais dans un discours du 1er Mai?
A mesure que l’automation et la cybernétique laissent prévoir le remplacement massif des travailleurs par des esclaves mécaniques, le travail forcé révèle sa pure appartenance aux procédés barbares du maintien de l’ordre. Le pouvoir fabrique ainsi la dose de fatigue nécessaire à l’assimilation passive de ses diktats télévisés. Pour quel appât travailler désormais? La duperie est épuisée ; il n’y a plus rien à perdre, pas même une illusion. L’organisation du tavail et l’organisation des loisirs referment les ciseaux castrateurs chargés d’améliorer la race des chiens soumis. Verra-t-on quelque jour les grévistes, revendiquant l’automation et la semaine de dix heures, choisir, pour débrayer, de faire l’amour dans les usines, les bureaux et les maisons de la culture? Il n’y aurait que les programmateurs, les managers, les dirigeants syndicaux et les sociologues pour s’en étonner et s’en inquiéter. Avec raison peut-être. Après tout, il y va de leur peau.