L’isolement
III: L’isolement
Para no sentirme solo
Por los siglos de los siglos.
Il n'y a de communautaire que l'illusion d'être ensemble. Et contre l'illusion des remèdes licites se dresse seule la volonté générale de briser l'isolement (1). — Les rapports neutres sont le no man's land de l'isolement. L'isolement est un arrêt de mort signé par l'organisation sociale actuelle et prononcé contre elle (2).
1
Ils étaient là comme dans une cage dont la porte eût été grande ouverte, sans qu’ils puissent s’en évader. Rien n’avait plus d’importance en dehors de cette cage, parce qu’il n’existait plus rien d’autre. Ils demeuraient dans cette cage, étrangers à tout ce qui n’était pas elle, sans même l’ombre d’un désir de tout ce qui était au-delà des barreaux. Il eût été anormal, impossible même de s’évader vers quelque chose qui n’avait ni réalité ni importance. Absolument impossible. Car à l’intérieur de cette cage où ils étaient nés et où ils mourraient, le seul climat d’expérience tolérable était le réel, qui était simplement un instinct irréversible de faire en sorte que les choses eussent de l’importance. Ce n’est que si les choses avaient quelque importance que l’on pouvait respirer et souffrir. Il semblait qu’il y eût un accord entre eux et les morts silencieux pour qu’il en fût ainsi, car l’habitude de faire en sorte que les choses eussent de l’importance était devenue un instinct humain et, aurait-on dit, éternel. La vie était ce qui avait de l’importance, et le réel faisait partie de l’instinct qui donnait à la vie un peu de sens. L’instinct n’envisageait pas ce qui pouvait exister au-delà du réel parce qu’au-delà il n’y avait rien. Rien qui eût de l’importance. La porte restait ouverte et la cage devenait plus douloureuse dans sa réalité qui importait pour d’innombrables raisons et d’innombrables manières.
Nous ne sommes jamais sortis du temps des négriers.
Les gens offrent, dans les transports en commun qui les jettent les uns contre les autres avec une indifférence statisticienne, une expression insoutenable de déception, de hauteur et de mépris, comme l’effet naturel de la mort sur une bouche sans dents. L’ambiance de la fausse communication fait de chacun le policier de ses propres rencontres. L’instinct de fuite et d’agression suit à la trace les chevaliers du salariat, qui n’ont plus, pour assurer leurs pitoyables errances, que le métro et les trains de banlieu. Si les hommes se transforment en scorpions qui se piquent eux-mêmes et les uns les autres, n’est-ce pas en somme parce qu’il ne s’est rien passé et que les humains aux yeux vides et au cerveau flasque sont devenus «mystérieusement» des ombres d’hommes, des fantômes d’hommes, et, jusqu’à un certain point, ne sont plus des hommes que de nom?
Il n’y a de communautaire que l’illusion d’être ensemble. Certes l’amorce d’une vie collective authentique existe à l’état latent au sein même de l’illusion — il n’y a pas d’illusion sans support réel — mais la communauté véritable reste à créer. Il arrive que la force du mensonge efface de la conscience des hommes la dure réalité de leur isolement. Il arrive que l’on oublie dans une rue animée qu’il s’y trouve encore de la souffrance et des séparations. Et, parce que l’on oublie seulement par la force du mensonge, la souffrance et les séparations se durcissent ; et le mensonge aussi se brise les reins sur une telle pierre angulaire. Il n’y a plus d’illusion à la taille de notre désarroi.
Le malaise m’assaille à proportion de la foule qui m’entoure. Aussitôt, les compromis qu’au fil des circonstances j’accordai à la bêtise accourent à ma rencontre, affluent vers moi en vagues hallucinantes de têtes sans visage. Le tableau célèbre d’Edward Munch, Le Cri, évoque pour moi une impression ressentie dix fois par jour. Un homme emporté par une foule, visible de lui seul, hurle soudain pour briser l’envoûtement, se rappeler à lui, rentrer dans sa peau. Acquiescements tacites, sourires figés, paroles sans vie, veulerie et humiliation émiettés sur ses pas se ramassent, s’engouffrent en lui, l’expulsent de ses désirs et de ses rêves, volatilisent l’illusion d’«être ensemble». On se côtoie sans se rencontrer ; l’isolement s’additionne et ne se totalise pas ; le vide s’empare des hommes à mesure qu’ils s’accroissent en densité. La foule me traîne hors de moi, laissant s’installer dans ma présence vide des milliers de petits renoncements.
Partout les réclames lumineuses reproduisent dans un miroitement de néon la formule de Plotin: «Tous les êtres sont ensemble bien que chacun d’eux reste séparé.» Il suffit pourtant d’étendre la main pour se toucher, de lever les yeux pour se rencontrer, et, par ce simple geste, tout devient proche et lointain, comme par sortilège.
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A l’égal de la foule, de la drogue et du sentiment amoureux, l’alcool possède le privilège d’ensorceler l’esprit le plus lucide. Grâce à lui, le mur bétonné de l’isolement semble un mur de papier que les acteurs déchirent selon leur fantaisie, car l’alcool dispose tout sur un plan théâtral intime. Illusion généreuse et qui tue d’autant plus sûrement.
Dans un bar ennuyeux, où les gens se morfondent, un jeune homme ivre brise son verre, saisit une bouteille et la fracasse contre un mur. Personne ne s’émeut ; déçu dans son attente, le jeune homme se laisse jeter dehors. Pourtant, son geste était virtuellement dans toutes les têtes. Lui seul l’a concrétisé, lui seul a franchi la première ceinture radioactive de l’isolement: l’isolement intérieur, cette séparation introvertie du monde extérieur et du moi. Personne n’a répondu à un signe qu’il avait cru explicite. Il est resté seul comme reste le blouson noir qui brûle une église ou tue un policier, en accord avec lui-même mais voué à l’exil tant que les autres vivent exilés de leur propre existence.Il n’a pas échappé au champ magnétique de l’isolement, le voici bloqué dans l’apesanteur. Toutefois, du fond de l’indifférence qui l’accueille, il perçoit mieux les nuances de son cri ; même si cette révélation le torture, il sait qu’il faudra recommencer sur un autre ton, avec plus de force ; avec plus de cohérence.
Il n’existera qu’une commune damnation tant que chaque être isolé refusera de comprendre qu’un geste de liberté, si faible et si maladroit soit-il, est toujours porteur d’une communication authentique, d’un message personnel adéquat. La répression qui frappe le rebelle libertaire s’abat sur tous les hommes. Le sang de tous les hommes s’écoule avec le sang des Durruti assassinés. Partout où la liberté recule d’un pouce, elle accroît au centuple le poids de l’ordre des choses. Exclus de la participation authentique, les gestes de l’homme se dévoient dans la frêle illusion d’être ensemble ou dans son contraire, le refus brutal et absolu du social. Ils oscillent de l’un à l’autre dans un mouvement de balancier qui fait courir les heures sur le cadran de la mort.
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Et l’amour à son tour engrosse l’illusion d’unité. Et ce ne sont la plupart du temps qu’avortements et foutaises. La peur de refaire à deux ou à dix un chemin trop pareil et trop connu, celui de l’esseulement, menace les symphonies amoureuses de son accord glacé. Ce n’est pas l’immensité du désir insatisfait qui désespère mais la passion naissante confrontée à son vide. Le désir inextinguible de connaître passionnément tant de filles charmantes naît dans l’angoisse et dans la peur d’aimer, tant l’on craint de ne se libérer jamais des rencontres d’objets. L’aube où se dénouent les étreintes est pareille à l’aube où meurent les révolutionnaires sans révolution. L’isolement à deux ne résiste pas à l’isolement de tous. Le plaisir se rompt prématurément, les amants se retrouvent nus dans le monde, leurs gestes devenus soudain ridicules et sans force. Il n’y a pas d’amour possible dans un monde malheureux.
La barque de l’amour se brise contre la vie courante.
Es-tu prêt, afin que jamais ton désir ne se brise, es-tu prêt à briser les récifs du vieux monde? Il manque aux amants d’aimer leur plaisir avec plus de conséquence et de poésie. Le prince Shekour, dit-on, s’empara d’une ville et l’offrit à sa favorite pour le prix d’un sourire. Nous voici quelques-uns épris du plaisir d’aimer sans réserve, assez passionément pour offrir à l’amour le lit somptueux d’une révolution.
2
S’adapter au monde est un jeu de pile ou face où l’on décide a priori que le négatif devient positif, que l’impossibilité de vivre fonde les conditions sine qua non de la vie. Jamais l’aliénation ne s’incruste si bien que lorsqu’elle se fait passer pour un bien inaliénable. Muée en positivité, la conscience de l’isolement n’est autre que la conscience privée, ce morceau d’individualisme incessible que les braves gens traînent avec eux comme leur propriété, encombrante et chère. C’est une sorte de plaisir-angoisse qui empêche à la fois que l’on se fixe à demeure dans l’illusion communautaire et que l’on reste bloqué dans les sous-sols de l’isolement.
Le no man’s land des rapports neutres étend son territoire entre l’acceptation béate des fausses collectivités et le refus global de la société. C’est la morale de l’épicier, les «il faut bien s’entraider», «il y a des honnêtes gens partout», «tout n’est pas si mauvais, tout n’est pas si bon, il suffit de choisir», c’est la politesse, l’art pour l’art du malentendu.
Reconnaissons-le, les rapports humains étant ce que la hiérachie sociale en fait, les rapports neutres offrent la forme la moins fatigante du mépris ; ils permettent de passer sans frictions inutiles à travers les trémies des contacts quotidiens. Ils n’empêchent pas de rêver, bien loin de là, à des formes de civilités supérieures, telle la courtoisie de Lacenaire, la veille de son exécution, pressant un ami: «Surtout, je vous prie, portez mes remerciements à M. Scribe. Dites-lui qu’un jour, contraint par la faim, je me suis rendu chez lui pour lui soutirer de l’argent. Il a accédé à ma demande avec beaucoup de déférence ; il s’en souviendra, je pense. Dites-lui aussi qu’il a bien fait, car j’avais dans ma poche, à portée de la main, de quoi priver la France d’un auteur dramatique.»
Mais l’innocuité des rapports neutres n’est qu’un temps mort dans la lutte incessante contre l’isolement, un lieu de passage rapide qui conduit la communication, et bien plus fréquemment, d’ailleurs, vers l’illusion communautaire. J’expliquerais assez ma répugnance d’arrêter un inconnu pour lui demander l’heure, un renseignement, deux mots… par cette façon douteuse de rechercher le contact: la gentillesse des rapports neutres construit lourdement sur le sable ; le temps vide ne me profite jamais.
L’impossibilité de vivre est partout garantie avec un tel cynisme que le plaisir-angoisse équilibré des rapports neutres participe au mécanisme général de démolition des hommes. Il semble en fin de compte préférable d’entrer sans atermoiements dans le refus radical tactiquement élaboré que de frapper gentiment à toutes les portes où s’échange une survie contre une autre.
«Je serais ennuyé de mourir si jeune», écrivait Jacques Vaché, deux ans avant de se suicider. Si le désespoir de survivre ne s’unit à la nouvelle prise de conscience pour bouleverser les années qui vont suivre, il ne restera que deux «excuses» à l’homme isolé: la chaise percée des partis et des sectes pataphysico-religieuses, ou la mort immédiate avec Umour. Un assassin de seize ans déclarait récemment: «J’ai tué parce que je m’ennuyais.» Quiconque a déjà senti monter en lui la force de sa propre destruction sait avec quelle négligente lassitude il pourrait lui arriver de tuer les organisateurs de l’ennui. Un jour. Par hasard.
Enfin, qu’un individu refuse également la violence de l’inadapté et l’adaptation à la violence du monde, où trouvera-t-il sa voie? S’il n’élève au niveau d’une théorie et d’une pratique cohérentes sa volonté de parfaire l’unité avec le monde et avec soi, le grand silence des espaces sociaux bâtit pour lui le palais des délires solipsistes.
Les condamnés aux maladies mentales jettent, du fond de leur prison, les cris d’une révolte sabrée dans le négatif. Quel Fourier savamment mis à mort dans ce malade dont l’aliéniste Volnat: «En lui commençait une indifférence entre son moi et le monde extérieur. Tout ce qui se passait dans le monde se passait aussi dans son corps. Il ne pouvait placer une bouteille entre deux rayons d’un placard, car les rayons se rapprochant pouvaient briser la bouteille. Et ça lui serrait dans la tête. C’était comme si sa tête était serrée entre les rayons du placard. Il ne pouvait fermer une valise, car pressant les objets dans la valise, ça lui pressait dans la tête comme dans la valise. S’il sortait dans la rue après avoir fermé les portes et les fenêtres de sa maison, il se trouvait incommodé, son cerveau était compressé par l’air, et il devait retoruner chez lui pour ouvrir une porte ou une fenêtre. “Pour que je sois à mon aise, disait-il, il me faudrait l’étendue, le champ libre. […] Il faudrait que je sois libre de mon espace. C’est la lutte avec les choses qui sont autour de moi.”»
Le Consul s’arrêta. Il lut l’inscription: «No se puede vivir sin amor» (Lowry: Au-dessous du volcan).