La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l'art

Une critique de l’art inscrite dans les realites sociales

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B 1 — L’art comme marchandise

Marx pensait que la production capitaliste était hostile à l’art (en ce sens qu’il ne pouvait se l’accaparer). Le XXème siècle nous a démontré le contraire en conciliant allègrement art et capitalisme par divers moyens (de l’organisation de l’industrie du tourisme par les suites de grandes expositions coordonnées par les grands musées du monde capitaliste, aux ventes aux enchères d’oeuvres d’art de renommée dont le but est forcément de battre le record de vente…). Ce qui, finalement, est une grande preuve d’hostilité… L’art transformé en marchandise, les théories de Marx sur le fétichisme inhérent au monde marchand s’avèrent d’autant plus exactes pour l’art que celui-ci reste adulé car parfois “inestimable” du point de vue financier. Marx explique que dans le monde religieux, “les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production”[19]. La valeur d’échange devient la valeur fondamentale de l’art, on assiste à la constitution d’une esthétique du spectacle dont l’argent et la plus-value sont les paramètres premiers. Avec cette orientation de l’art, comment s’étonner de la non-autonomie de l’artiste et de son expression? Le sens de celle-ci n’est plus maîtrisé par l’artiste lui-même, celui-ci peut s’évertuer à en donner les explications qu’il veut, ça n’est pas lui qu’on prend en compte. Dans “La fin de l’économie et la réalisation de l’art,” Asger Jorn écrit que “la monnaie est la marchandise complètement socialisée, indiquant la mesure de valeur commune à tout le monde…”[20], selon lui, “la monnaie est l’oeuvre d’art transformée en chiffres”[21]. Face à cela, il ne souhaite que la victoire de la révolution sociale pour que le communisme (antiautoritaire) réalisé soit l’oeuvre d’art transformée en totalité de la vie quotidienne… D’ici là , l’art se montre, s’expose et se vend. Jamais on a autant parlé de culture, les lieux de reconnaissance des arts sont rentables, ils se multiplient. L’heure est au grand brassage de vent (et de billets verts). Les situationnistes publient leur hostilité àtous les marchands d’art, devant les propositions de ceux-ci (notamment quant aux peintures de Jorn, celui-ci démissionnant de l’I.S. en avril 1961 pour éviter ses propres contradictions en tant que situationniste). Raoul Vaneigem, dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, s’en prend à ce “pauvre” Bernard Buffet, dont le nom est mis en évidence publicitaire. Grâce à cette obsession médiatique, le médiocre dessinateur est transformé en peintre célèbre. “La manipulation sert à fabriquer des dirigeants comme elle fait vendre une lotion capillaire. Cela signifie aussi qu’un nom célèbre n’appartient plus à celui qui le porte. Sous l’étiquette Buffet, il n’y a qu’une chose dans un bas de soie. Un morceau de pouvoir”[22]. Ainsi l’oeuvre d’art est devenue une marchandise, l’art devient de plus en plus une branche de l’activité économique; les artistes sont réifiés et classifiés comme marchandises au même titre que leur production, le sens de celle-ci n’est plus de leur ressort, leur valeur non plus.

B 2 — L’art au service du pouvoir

Dans ses Etudes Théorétiques, Nietzsche écrit que “la civilisation ne peut jamais provenir que de la signification unifiante d’un art ou d’une oeuvre d’art”[23]. Un demi-siècle plus tard, les dadaïstes affirment en une sorte de parallèle cynique: “la raisonnable constatation du monde, voilà la besogne congénitale des peintres… C’est pourquoi les peintres sont des gens vertueux et des fades imbéciles”[24]. L’art et la société s’entrecoupent, ne tolèrent pas de bouleversement radical et se complaisent à se congratuler mutuellement. Comprendre cela, c’est comprendre une bonne partie de l’histoire de l’art, l’art ayant toujours dépendu de la politique.

Les principes du spectacle, la passivité et la non-intervention, sont plus que conseillés aux artistes de notre monde. “Individuellement, les artistes de l’époque moderne qui ne sont pas simples reproducteurs de mystifications admises, sont tous plus ou moins rejetés en marge de la vie sociale. Ceci parce qu’ils se trouvent obligés de poser, même à travers des moyens illusoires ou fragmentaires, la question de la signification de cette vie, la question de son emploi; alors qu’elle reste sans signification, se trouve dépourvue de tout emploi licite autre qu’une consommation passive. Par nature donc, ils signalent les mauvaises conditions d’un monde inhabitable. Et leur exclusion personnelle de ce monde, par la séparation confortable ou bien par l’élimination tragique, se produit, pour ainsi dire, naturellement”[25]. La répression sociale, consciente et organisée, s’abat plus fortement sur les groupes d’avant-garde dont la force critique est décuplée en comparaison à celle d’un individu isolé. Pourtant, les contrôleurs de la culture et de l’information se contentent le plus souvent d’organiser solidement le silence, la non-valorisation des expériences subversives. Le contrôle de la culture comme contrôle social passe aussi par l’architecture, et surtout, par l’urbanisme. Bien avant que ne soient admis publiquement les scandales de la destruction du Paris populaire et de la construction en banlieue de cités-dortoirs pour prolétaires, les situationnistes dénonçaient la politique antisociale d’urbanisme qui sévissait en France.

Dès 1954, dans Potlatch, la construction de taudis pour parer à la crise du logement est ouvertement critiquée: “On ne peut qu’admirer l’ingéniosité de nos ministres et de nos architectes urbanistes. Pour éviter toute rupture d’harmonie, ils ont mis au point quelques taudis types, dont les plans servent aux quatre coins de France. Le ciment armé est leur matériau préféré”[26]. Les oeuvres architecturales de ces “artistes” mettent en pratique les normes de la pensée et de la civilisation occidentale du XXème siècle.

Le Corbusier en prend inévitablement pour son grade, “nettement plus flic que la moyenne, il construit des cellules unités d’habitation, il construit une capitale pour les Népalais, il construit des ghettos à la verticale, des morgues pour un temps qui en a bien l’usage, il construit des églises[27]. Digne successeur d’Haussmann, Le Corbusier ambitionne de supprimer la rue.

L’intensité et la forme de l’urbanisation de l’espace influencent plus qu’on ne le croit la conscience humaine. Dans les grandes villes, la symphonie des couleurs, des bruits, des odeurs et des formes, est une expression de la civilisation et de l’intelligence de l’humanité, mais c’est en même temps le cadre et le soutien matériel qui régularisent la vie sociale. En 1961, l’I.S. évoque ce que l’on appelle alors la crise de l’urbanisme; la “pathologie des grands ensembles,” l’isolement affectif des gens qui y vivent, le développement de réactions violentes de ras-le-bol traduisent selon eux le fait que le capitalisme moderne commence à modeler un peu partout son propre décor. “Cette société construit [à l’aide de ses artistes-architectes], avec les villes nouvelles, le terrain qui la représente exactement, qui réunit les conditions les plus adéquates de son bon fonctionnement; en même temps qu’elle traduit dans l’espace, dans le langage clair de l’organisation de la vie quotidienne, son principe fondamental d’aliénation et de contrainte. C’est de làégalement que vont se manifester avec le plus de netteté, les nouveaux aspects de sa crise”[28]. L’urbanisme aux mains de l’Etat, du pouvoir, n’est plus qu’idéologie, au sens de Marx. L’architecture n’est plus que marchandise au même titre que le Coca-Cola, dont l’enseigne rouge flamboyante orne une partie des murs de notre environnement… L’urbanisme, comme idéologie spectaculaire, est le révélateur à un niveau quotidiennement visible de la même aliénation qui concerne l’art en général.

L’art, instrument de l’Etat, semble en rupture avec la réalité sociale. Pour les artistes reconnus et médiatisés, il est un privilège ; pour les spectateurs, il est une illusion. L’autre séparation, dont l’importance n’est pas négligeable, est celle concernant les spectateurs eux-mêmes: d’une part, le public “éduqué,” amateur d’art moderne, dont l’avantage est d’être peu important numériquement pour se placer en spécialistes de l’art; d’autre part, le “peuple,” dont la sensibilité déformée par l’aliénation (due au labeur quotidien, essentiellement) ne reçoit pas le langage hermétique de ce grand art. On a imposé pour le peuple des noms comme Buffet, et bientôt, le cinéma (et plus largement, le “divertissement”). On assiste à un “clivage entre l’art minoritaire, art d’élite, et l’art majoritaire, art des masses; le premier, authentique, le deuxième, frelaté et banal”[29]. Encore que l’authenticité de l’art “minoritaire” soit plus que discutable concernant l’art contemporain. Il l’est moins concernant l’art des siècles précédents, mais c’est alors la façon dont il est perçu qui est séparée de façon similaire.

L’art est un enjeu de pouvoir, d’appartenance à une élite, il permet l’accession à la reconnaissance sociale en tant qu’artiste mais peut-être plus encore en tant que connaisseur-spécialiste de l’art.

L’intellectuel agit efficacement dans la conservation des rôles, de la séparation et du mépris envers la population prolétarisée. L’intellectualité parle le langage de la castration. Il suffit d’écouter la plupart des conversations. Ce ne sont qu’ordres intimés ou suggérés, rapports de police, réquisitoires de procureurs, panégyriques d’avocats. Dans le ferraillement verbal du prestige et de l’intérêt, avoir le dernier mot ne dissimule même plus qu’on a la dernière des vies”[30]. Sur cette maîtrise d’un monde artificiel et humiliant, Michèle Bernstein écrit dans une vaste critique du film L’Année dernière àMarienbad de Resnais (qu’il était de bon ton d’apprécier): “on terrorise les gens en leur disant: prouvez vous-mêmes que vous êtes intelligents, et au courant, en trouvant tout seul pourquoi diable notre film est beau!”[31]. Mais cette attitude péremptoire des spécialistes de l’art et de sa production marque aussi un certain manque de contrôle sur le sens des oeuvres proposées (on trouve le même symptôme dans l’art contemporain), serait-ce un signe de décomposition culturelle et artistique?

La fonction intellectuelle comme intelligence ôtée aux désirs de vie est le propre des intellectuels, l’I.S. appelle les “intellectuels révolutionnaires” à abandonner les débris de leur culture décomposée et à chercher à vivre eux-mêmes d’une façon révolutionnaire. Cet anticonformisme sans équivoque de l’I.S. poussera toute la presse à hurler avec les loups et à publier de nombreux textes anti-situationnistes, souvent falsificateurs (des grands quotidiens français aux magazines d’art, en passant par les revues de sociologie ou celles des avant-gardes molles du moment, tout le monde y va de ses quelques lignes anti-situationnistes).

Notes

[19] Karl Marx, Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret (Paris, éd. Allia, 1995), p.13

[20] Internationale situationniste #4, op. cit., p.20

[21] Ibid, p.21

[22] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations (Paris, Gallimard, 1992), p.187

[23] Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe (Paris, Flammarion, 1991), p.114

[24] Georges Ribemont-Dessaignes, Dada, op. cit., p.257

[25] Internationale situationniste #6, Paris, août 1961, p.28

[26] Potlatch #3, 6 juillet 1954, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.25

[27] Potlatch #5, 20 juillet 1954, in ibid, p.37

[28] Internationale situationniste #6, op. cit., p.8

[29] Adolfo Sanchez-Vasquez, Socialisation de la création ou mort de l'art, in L'homme et la société #26 (Paris, éd. Anthropos, oct. 1972), p.73

[30] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs (Bruxelles, éd. Labor, 1993), p.87

[31] Internationale situationniste #7, op. cit., p.43