Guy Debord, in memoriam
Dans l’aveuglement continu qu’entretient le “spectacle” qu’il avait depuis longtemps dénoncé, c’est passé comme une lettre à la boîte: Guy Debord est mort. L’auteur de La société du spectacle “a mis fin à ses jours,” comme on dit, à bout de dégoût, à bout d’alcool, et d’intelligence désespérée.
Cette mort tragique, et prévisible comme tout ce qui est tragique, la “grande presse” ne l’a pas beaucoup évoquée — sinon sur le tard, et comme obligée: Canal+ diffusait un film, alors quand la télé a parlé… Il est vrai qu’il n’était guère loisible d’expliquer ce suicide en invoquant le dépit de ceux qui se sont trompés sur toute la ligne (au reste, la plupart de ces gens-là ne se suicident pas: dans la ronde des idées, ils se contentent de changer d’orbite). Debord, lui, ne s’est pas trompé, et au regard des absolues vérités qu’il asséna dans une oeuvre parcimonieuse, et précieuse entre toutes, le tout-venant (multi?)médiatique apparaît, quant à lui, pour ce qu’il est: le bruit de fond nécessaire au bon déroulement de l’entreprise industrielle de “décervellement” qui, sous la plume de Debord, se nomma “spectacle,” c’est-à -dire “reniement achevé de l’homme.”
Pour autant que nous aspirons à autre chose qu’àêtre les servants du spectacle, lequel se nourrit si bien de tout ce qui se pose comme nouveau, nous qui nous occupons de “nouveaux sons” et de “nouvelles images,” nous devons percevoir l’événement de la mort voulue de Guy Debord comme un ultime appel à la lucidité — dût-elle être des plus douloureuses, cette “blessure la plus proche du soleil” dont parlait René Char… Aussi la lecture de La société du spectacle devrait-elle constituer, pour tout artiste du son et de l’image, un exercice obligatoire d’hygiène mentale, un “traité du savoir-vivre” (pour évoquer l’oeuvre d’un autre situationniste) à l’usage de notre génération.
Rarement il aura été plus pertinent de parler d’oeuvre visionnaire, que pour ce livre-là. Livre d’amertume et de colère, La société du spectacle fut moins une oeuvre de ressentiment que de pressentiment. Publiée pour la première fois en 1967, cette salve d’aphorismes dévastateurs décrit de façon hyperréaliste le monde où nous sommes aujourd’hui — et tempère avec deux ou trois décennies d’avance l’enthousiasme des thuriféraires d’une soi-disant “révolution” technologique qui risque bien de n’être qu’une étape de plus dans le processus général de la domination et de la mystification.
S’il fallait trouver une raison, autre qu’intime, à la disparition de Debord, celle-ci tiendrait à coup sûr au fait qu’il avait vu juste, et qu’il savait qu’il avait vu juste. En témoigne la froide autorité de l‘“Avertissement” qu’il avait rédigé pour la réédition, chez Gallimard (après que son précédent éditeur eut été assassiné…), de ce livre “sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire.” — Sciemment écrit, donc, dans l’intention de nous nuire, si nous-mêmes renoncions à choisir entre l’art et la cochonnerie — ou pour s’exprimer un peu plus précisément, entre “l’autodestruction critique de l’ancien langage commun de la société et sa recomposition artificielle dans le spectacle marchand, la représentation illusoire du non-vécu.”
Nous ne mesurerons jamais assez le risque que nous courons, en choisissant l’artillerie high tech’ comme moyen (“moyen” seulement?) de création, de devenir les simples collaborateurs — je pèse mes mots — du “spectacle” dénoncé par Debord. Si nous courons ce risque, c’est sans doute parce que nous pressentons ce qui, a contrario, pourrait être tiré de tels moyens en termes de puissance expressive, et osons le mot, de beauté. Car la beauté est une valeur plus subversive qu’on le croit: ce que nous prouve l’écriture impeccable de Debord, ce style qui semble s’accorder d’emblée avec l’idée qui peut nous venir aujourd’hui: qu’après des décennies d’ascèse, d’anorexie esthétique, la tà¢che de l’artiste est peut-être de répondre au mal qu’on nous fait par des oeuvres d’une beauté, d’une splendeur insolente.
A tout le moins, demeure la possibilité que nos oeuvres soient comme le ver dans le fruit de l’audiovisuel de masse — à l’image du chef-d’oeuvre de Debord dans l’édition “bourgeoise”: aujourd’hui habillé de la sage couverture de la NRF, livre parmi les livres, mais qui n’en finira pas d’exploser au visage de ceux qui le liront — et ne s’en remettront pas.