Mille milliards de Guy Debord!

Biographie, réédition, correspondance, livre de souvenirs: l'actualité éditoriale déborde d'ouvrages sur et par le fondateur de l'Internationale situationniste. Et la droite comme la gauche sont pour une fois du même Debord.

Guy Debord, le fondateur de l’Internationale situationniste, l’auteur de la Société du spectacle, est à la mode. On écrit sa biographie, on édite ses lettres, on republie ses livres et ses amis racontent leurs expériences communes. Il est cité tous azimuts par quelques intellectuels de gauche (entre autres ceux qui écrivent dans les Inrockuptibles) et de droite (la jeune génération du Figaro littéraire). Ce qui les fascine tous est décrit par Christophe Bourseiller en préambule de sa biographie.

Un jour de l’après- 68, alors encore prépubère, le biographe entend parler des situationnistes. «On les disait extrémistesen insistant sur le fait que leur “extrémisme” était parfaitementindépassable. Sur-le-champ je fus séduit.» L’Internationalesituationniste a disparu quand les Editions champ libre éditent Debord. Bourseiller peut alors admirer son talent littéraireet contempler «avec stupéfaction (son) cheminement exempt decompromissions. Véritable astre noir de la littérature, Guy Debord futpour moi le guide secret d’une jeunesse qui n’attendait rien de l’âge adulte». C’est pour comprendre cette séduction, dit-il, qu’il a voulu écrire l’histoirede cet homme «qui de sa vie n’accorda d’entretien à un journaliste, ne parutpoint à la télévision, refusa les honneurs, et reste en dépit de tout un des écrivains marquants de ce siècle déjà mort

La biographie qui suit cette prose un tantinet exagérée raconte comment le héros vécut une enfance bourgeoise, rejoignit après-guerre les lettristes, prit la tête de leur aile la plus radicale, réalisa des films d’avant-garde, anima des chahuts, rassembla une bande de buveurs, traîna avec eux chez Moineau, un bistrot de Saint-Germain, erra àla recherche de haschisch et autres plaisirs dans les quartiers chauds de Paris. Comment aussi il se maria avec Michèle Bernstein, fonda en1957 l’Internationale situationniste, créa la revue du même nom,pratiqua le détournement d’Å“uvres existantes, critiqua le philosophe-sociologue Henri Lefèvre après avoir pas mal pillé ses thèses, attaqua le maoù¯sme avec des années d’avancesur tout le monde.

Comment il se sépara de Michèle Bernstein, publia la Société du spectacle,livre alors aussi sous-estimé qu’il est aujourd’hui surestimé, inspira les plus enragés des révoltés de Mai 1968, puis fit tout pour saborder l’IS qu’il avait créée, excommunia ses amis les plus chers, se réfugia dans un splendide isolement, épousa Alice Becker-Ho, se lia avec le tsar du cinéma français, l’agent des stars, Gérard Lebovici, se fit accuser de son assassinat par une presse irresponsable, en souffrit, lui qui détestait le terrorisme. Comment dans les Commentaires sur la Société du spectacle, sorte d’Apocalypse un peu confuse, il se mit à fustiger le monde moderne, la victoire «définitive» du capitalisme,de la marchandise, du spectacle, d’une modernité qu’il jugeait mortifère, comment enfin il buvait, même sans soif et confessa ce penchant pour le vin, les alcools dans Panégyrique 1. Avant de mourir en 1994.

On trouve ces péripéties et les témoignages de ceux qui l’ont connu dans le livre de Christophe Bourseiller, bio classique et sympathisante. Plus en tout cas que la tentative de Jean-Marie Apostolidès de comprendre Debord, de faire sonportrait «en jeune libertin» à travers non sa vie mais les romans de Michèle Bernstein, qui fut sa compagne au tournant des années 50 et 60, ou sa propre prose. Dans ce matériau,Apostolidès repère quelques archaïsmes, des rapports avec les femmesmarqués par le patriarcat, un amour pour la prose classique du XVIIesiècle trop convenu. Mais ces deux taches une fois nettoyées, l’auteursouhaite que Debord devienne le «guide pour le siècle qui commence».Le mot peut paraître malheureux (ou sont les Ni Dieu ni maître d’antan?).Il a le mérite de refléter le rapport de nombreux jeunes intellectuels à l’auteur de la Société du spectacle.Il faudrait cependant être un admirateur forcené et fétichiste, ou unhistorien très pointu, pour apprécier le premier tome de la Correspondance de l’écrivain: 384 pages sans envolées et sans grand intérêt (on espère que les tomes suivants seront plus essentiels). Si ce n’est qu’on y respire parfois, au détour d’une lettre de Debord, une suspicion contre les artistes membres de l’IS, qui sentent la mesquinerie bureaucratique.

Plus essentielle dans son Å“uvre, «l’édition critique augmentée» de In GirumImus Nocte Et Consumimur Igni, texte d’un long métrage que Debord a tournéen 1977. Ce concentré de désespoir commence par «Je ne ferai dans ce filmaucune concession au public» et se clôt par «La Sagesse ne viendra jamais». Deux mots d’ordre qui imprégnèrent la vie de leur auteur.

Mais le document le plus passionnant et le plus vivant de ce mois debordien s’intitule le Consul. C’est un petit livre d’entretiens de Ralph Rumney [1] avec Gérard Berreby. L’Anglais Rumney était un des piliers de la bande du bistrot Moineau. On le surnommait «le Consul»en référence à l’alcoolisme du héros d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry. Il devint ensuite, en 1957, un des fondateursde l’Internationale situationniste. Debord l’en a vite exclu. Pourquoi? Officiellement parce qu’il aurait donné trop tard un texte à larevue. Mais «Guy ne donnait pas toujours les vraies raisons des exclusions»,note Rumney. L’épisode a été en tous cas difficile à avaler pour un hommedont les théories sur la ville, l’art, la dérive et la vie quotidienne étaientproches de celles de son procureur. «C’était très décourageant. J’y croyaisvraiment et j’y crois toujours. On ne tourne pas forcément casaque aprèsexcommunication…»

Son livre montre en effet que cet artiste d’origine ouvrière est restéfidèle à sa conception de la liberté, mais aussi à son amitié pour Debordet à leur aventure commune. «Comment devient-on Guy Debord?», se demande-t-il. «… Je crainsfort que les multiples biographes qui sont à l’Å“uvre, épargnent aulecteur l’effort nécessaire pour comprendre que les tares furent aussiessentielles que les panégyriques».

Notes

[1] Dans la même collection, il faut lire la Tribu par Jean-Michel Mension (Allia)