Les suicidés du spectacle
Le rituel de l’année sociale voulait qu’on passe des grèves de printemps aux festivals d’été. C’est cette politique d’effacement du social par le culturel, le festif et le spectaculaire, qui a été brisée cette année par le mouvement des intermittents, et avec elle la stratégie de démobilisation qui avait encore si bien fonctionné le printemps dernier. La grève a crevé le mur des vacances et, quels que soient ses contenus et son mode d’action, ceci est un événement.
L’événement est aussi que ce soit la fraction inutile, la fraction productrice de signes inutiles, et non pas les cheminots ou les enseignants, qui en soit acteur. Les «victimes» de la grève ont changé elles aussi: ce ne sont plus les usagers du métro ou de la SNCF, mais les usagers du superflu et des biens immatériels de consommation. Et cela fait politiquement beaucoup plus mal, car ça touche le contrat et l’image symbolique d’une société. Il est intéressant de voir le patrimoine culturel dégénérer tout d’un coup en part maudite, dont on ne sait comment se débarrasser.
Et on ne saurait être trop reconnaissant au pouvoir d’avoir lui-même, par ses initiatives malheureuses, créé cette situation, d’avoir fait échec sans le vouloir au décervelage général, à cette orgie de «création» et de consommation culturelle dont nous sommes tous otages et complices (cependant les spectateurs «pris en otages» ont parfois, saisis par le syndrome de Stockholm, pris le parti des grévistes). On ne peut que se réjouir de cet aveuglement du pouvoir, qui n’a évidemment pas compris l’effet colossal de détournement des conflits par le loisir et la culture (déjà Nicollini à Rome dans les années 80 avait réussi à conjurer le terrorisme par un déploiement de fêtes — chez nous, ce fut Jack Lang qui fut l’artificier en chef de ce désamorçage).
De toute façon, on ne peut qu’apprécier cette cure, même éphémère, de désintoxication.
C’est donc du côté de l’Etat qu’on pourrait parler de suicide, par méconnaissance de ses propres intérêts. Or, ce sont les intermittents eux-mêmes qu’on a accusés d’être «suicidaires». Et d’une certaine façon, ils le sont, mais délibérément, et il s’agit là de bien autre chose que de se tirer une balle dans le pied. N’importe quelle action d’envergure implique une dimension suicidaire, et de remise en cause de ses propres privilèges.
Déjà Mai 68 était un acte d’autodestruction de la culture, du savoir et du privilège universitaire. Ce savoir dont l’échange était devenu impossible, autant sur le plan économique et professionnel (plus de débouchés) que dans la relation de savoir et dans sa finalité, c’est lui qui se saborde en 68. C’était ça l’événement originel, que justement la grève générale, la grève «utile» est venue désamorcer, mais qui avait réussi à créer une fracture symbolique, au-delà de la fracture sociale. Ce qu’il en est advenu politiquement n’est pas déterminant — on ne juge pas un tel événement à ses conséquences «utiles». Mais quand il n’y a pas cette sorte d’enjeu, qu’on disqualifie sous le terme infamant de «suicidaire», il n’y a plus événement, et tout rentre dans le jeu.
Il s’agit donc bien — et le fait est très rare — d’un attentat à la culture. Or, notre culture dominante est celle de la société du spectacle (devenue elle-même une tarte à la crème culturelle). Cet attentat «suicidaire» est donc un attentat contre la société du spectacle. Juste revanche contre le spectaculaire — par les gens du spectacle eux-mêmes. C’est une fraction de ce monde du spectacle, devenu spectaculaire, qui en se sabordant, met fin, pour un moment, à cette extermination lente. La culture menacée de culturalité programmée et dévorante, se retourne contre elle-même.
On sait que la culture, la «vraie», est tenue pour rien. Elle est à la fois inestimable (dans le discours) et superflue, sans aucun intérêt. Que reste-t-il, à un moment donné, que de se transformer en rien et de se suicider pour faire la preuve de son anéantissement? C’est en sacrifiant ce résidu inéchangeable qu’est la culture qu’on pose un défi au pouvoir, le seul qu’on puisse lui poser, car le pouvoir n’a véritablement peur que de la mort.
Evidemment, on peut objecter que les intermittents ne font, de nouveau, que mettre en spectacle leur refus de la société du spectacle — dans la ligne du spectaculaire intégré selon Debord. Tout comme on a pu objecter aux terroristes du 11 septembre qu’ils ne faisaient sans le vouloir que jouer le jeu du système. Dans cette perspective, il n’y a plus aucune contestation possible, aucune prise à revers de la culture ou de la puissance dominante. Mais une complicité au deuxième niveau, où l’envers et l’endroit se prolongent sur la bande infernale de l’anneau de Moebius — que ce soit celle de la société du spectacle ou celle de la mondialisation.
L’objection est incontestable, et la situation, toute situation de ce type est aujourd’hui indécidable. Elle est en même temps difficilement supportable. A chacun de choisir et de prendre ses marques, en acte comme en théorie.