Guy Debord arrête ici son histoire véritable
Agitateur, poète, «docteur en rien», adversaire de la société bourgeoise dans tous ses âges, le théoricien fondateur de l'International Situationniste se disait «né virtuellement ruiné.» L'auteur de la «Société du spectacle» et l'autobiographe de «Panégyrique» s'est suicidé mercredi, à 62 ans.
«LE LEOPARD MEURT AVEC SES TACHES et je n’ai jamais proposé ni ne me suis cru capable de m’améliorer». Tel était Guy Debord qui vient de se donner la mort à62 ans denis sa maison auvergnate de Champot en Haute-Loire, où il s’était retiré il y a quelques années. Cette phrase, il l’avait écrite dans Panégyrique, fausse autobiographie mais étonnante confession, composée dans le style qu’il affectionnait, étincelant classique mordant, cruet, du cardinal de Retz.
Le fondateur de l’Internationale Situationniste, la seule aventure politique des années 60 sur laquelle on peut encore se pencher sans tomber, écrivait aussi: «Je suis né en 1931, à Paris. La fortune de ma famille était dès lors fort ébranlée par les conséquences de la crise économique mondiale… Ainsi donc je suis né virtuellement ruiné.» Et d’expliquer qu’il avait vécu toute ion adolescence sans aucun sens de la carrière, allant «lentement mais inévitablement vers une vie d’aventures les yeux ouverts». Un père mort alors qu’il avait quatre ans, des études au lycée de tau puis de Cannes, avant de rencontrer le poète Isidore Itou et rencontrer le amis lettristes au festival de Cannes à la toute fin des années 40. Il a dix-huit ans.
Agitateur, poète, «docteur en rien», et poète «ami d’Arthur Cravan et de Lautréamont», adversaire de la société bourgeoise dans tous ses âges, Guy Debord entame ses vingt ans pendant les années 50. Cette époque dominée par le productivisme, la bonne conscience des vainqueurs, il l’affronte, sûr de son talent, assoiffé d’émotions fortes. A cette époque, Isidore Isou et les lettristes perturbent le ronron du monde de l’art. En 1951, par exemple, Wolman réalise un film, l’Anticoncept. On y entend un monologue atone, pendant que sur l’écran, alternant des cercles noirs et blancs sur un ballon sonde. Application du principe de la «discrépance», c’est-à-dire de la disjonction des bandes image et son. Un an plus tard, en juin 1952, Debord présente son premier film, Hurlements en faveur de Sade. Avant la projection, il serait monté sur scène et aurait déclaré: «Il n’y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de films. Passons si vous voulez au débat.» (in Oeuvres cinématographiques complètes).
Il se disputera avec les lettristes et fondera un groupe dissident, les Internationaux lettristes, et une ruvue Potlacht. En 1952, le 27 juillet, dans un village d’Italie, des artistes d’avant garde issus du mouvement COBRA (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam), dais lettristes, des partisans du Mouvement International pour un Bauhaus imaginiste (fond par Asger Jorn) et du comité de Londres fondent l’Internationale situationniste. le plus brillant théoricien est dès l’abord Guy Debord.
Dans les premières années, l’IS se manifeste principalement par l’activité des artistes Pinot Gallizio (Italie), qui veut subordonner l’industrie à la peinture, Asger Jorn (Danemark), qui détourne des tolles achetées aux puces, Constat (Pays Bas), qui imagine des villes d’où disparaissent les séparations entre jeu et travail, permettent le surgissement des émotions. La guerre est déclarée au «fonctionnalisme» et Guy Debord écrit Memoires magnifique détournement avec des «structures portantes» d’Asger Jorn, dont la coverture en papier de verre lui interdit tout voisinage trop rapproché dans une bibliothèque.
«Rendre la vie passionnante, nous savons comment faire», dit il avec ses compagnons. En 1959, il réalise Sur le passage de quelques personnages à travers une assez courte unité de temps, un film qui défrise le credo dans l’avenir du cinéma. Le numéro un de la revue L’Internationale situationniste est paru l’année précédente. C’est un formidable assemblage de proclamations incendiaires, de textes théoriques, de définitions des principaux concepts opératoires (lire ici), de comptes-rendus d’activités diverses (comme un raid lancé contre une assemblée de critiques d’art) et de détournements joyeux et sexys. On y lit même une annonce: «Jeune gens, jeunes filles, quelque aptitude au dépassement et au jeu. Sans connaissances spéciales. Si intelligents et beaux vous pouvez aller dans le sense de l’histoire. Avec les situationnistes. Ne pas téléphoner. Se présenter.»
Les réunions de cette poignée d’esprits forts s’organisent autour de Debord, et ses théories informées par la lecture de Hegel, Clausewitz, Marx, Baltasar Gracian, «13 rue de l’Espoir», une BD sentimentale parue à l’époque dans France Soir. Et de l’alcool. C’est d’ailleurs à l’alcool que sont réservé les plus belles pages de Panégyrique:
«Ce que j’ai su faire de mieux, c’est boire. Je suis surpris, moi qui ai du lire si fréquemment à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu’en somme, trente ans et davantage se sont écoulés sans que jamais le mécontent ne fasse état de mon ivrognerie comme d’un argument au moins implicite contre mes idées scandaleuses.»
Le tout est de savoir ce qui est le plus scandaleux, des idées de Debord ou de la société, coincée, gaulliste, bourgeoise qu’il affronte sans compromis. Car Debord n’est pas homme de compromis. il ne passe même pas avec ses parrains théoriques. l’Internationale Situationniste n’est pas née que déjà elle abhorre André Breton et la secte surréaliste. Très vite aussi elle se fâche avec Henri Lefèvre, ancien surréaliste, marxiste, récemment exclu du PC, dont les théories sur l’aliénation sont proches des siennes, mais qu’elle accuse de réformisme.
L’influence de Debord dans l’IS est de plus en plus flagrante. Il radicalise son propos, les artistes désertent. En 1963, l’IS détourne (affiches, «comics») et transforme l’injure en art majeur. Les cibles (540 répertoiriées) sont diverses, de Jacques Lacan à Sartre («L’inqualifiable») mais aussi Martin Heidegger, traité de «pauvre nazi» bien avant les «révélations» de Farias. Le Debord cinéaste, qui a réalisé Critique de la séparation in 1961, écrit en 1964 Contre le cinéma, texte dans lequel il stigmatise cet art comme une inversion de la vie (il réalisera encore Réfutations de tous les jugements et In girum imus nocte et consumimur). La période qui va de 1966 à1968 est la plus glorieuse de I’IS. Elle tient le devant de la scène étudiante dans les facultés en ébullition. Fin 1966, six étudiants sont élus à la tête de L’UNEF strasbourgeoise, avec pour seul programme de tout abolir. Ils prennent langue avec l’IS qui fait publier aux frais de l’UNEF un texte de Mustapha Khayati, De la misère en milieu étudiant, qui deviendra un classique que l’on retrouvera par bribes sur les murs de mai 68.
C’est aussi à cette époque que la revue l’Internationale situationniste décortique la supercherie maoiste. Et fait tache dans une intelligentsia parisienne qui, de droite à gauche, lance ses «confiteor» vers la sainte figure du Grand Timonier. En 1967, l’année où son copain Raoul Vaneigem publie Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Guy Debord écrit son livre le plus important, la Société du spectacle, critique «du règne irresponsable de la marchandise et des méthodes des gouvernements modernes», de tous l’es aspects de capitalisme contemporain et de son système général d’illusions. Il donne ainsi un coup de neuf sur les analyses de la société, s’éloigne définitivement des catéchèses léninistes. Ce livre sera pillé à tout va. Il le reprendra en 1988 dans les Commentaires sur la société du spectacle. Dans lequel il pourfend encore «une société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré». Et constate le renforcement du monstre, souriant mais carnassier, qui ne supporte de se nourrir que de ce qu’il a prédigéré et falsifié. Grâce à une armée de commentateurs qui ont évacué depuis belle lurette toute compétence, on construit un immense consensus trompeur. On nie tout conflit ou on le minore. «C’est la première fois dans l’Europe contemporaine, écrit Debord dans sa reprise de la Société de spectacle, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important.» Ce n’est pas la fin de l’histoire mais plutôt sa mise hors la loi, au profit d’un nouveau mode de représentation spectaculaire en forme d’aplat, d’un gigotement de récits invérifiables, de fables vides, sans profondeur de champ.
Le discours est radical mais l’impuissance de celui qui l’énonce ne l’est pas moins. Après mai 68, quand les «enragés» donnaient leur ton barricadier, optimiste et insolent à la rue («cours Camarade, le vieux monde est derrière toi!», «Soyez cruels!»), Debord s’est méfié des «situphiles», poseurs et autres «suivistes». Il a fait suivre à L’Internationale situationniste (l’organisation) un régime amaigrissant, en figure d’exclusions successives. Jusqu’à1972, date de l’extinction de l’IS. L’histoire des situationnistes s’est encore un peu poursuivre en Italie où, en 1975, Gianfranco Sanguinetti a écrit «Le Véridique rapport sur les dernières chances de sauver la capitalisme en Italie», un pastiche qui annonce le «Compromis historique», l’alliance de la Démocratie chrétienne et du PCI.
Trois ans plus tard, en 1978, dans la préface à la quatrième édition italienne de la Société du spectacle, Guy Debord, que la prose débile des Brigade rouges révulse, accuse une fraction de la Démocratie Chrétienne d’avoir manipulé les BR pour assassiner Aldo Moro. En 1984, lors de l’assassinat mystérieux de Gérard Lebovici, agent des stars de cinéma français, éditeur («Champ libre») et ami de Debord, certains assimileront pourtant ce dernier à un suppôt du terrorisme international. Autant dire que l’ancien leader situ sait de quoi il parle quand il décrit un monde où l’information circule follement, gomme toute perspective, ment. Un monde qui ressemble de plus en plus à une cellule capitonnée. Dont il s’est retranché.