Debord et l’honneur de l’imprécation
ETRANGE HOMMAGE, en vérité, que celui rendu par Bruno Latour à la mémoire de Guy Debord [1]. Dès le début, on veut nous persuader en effet que le seul éloge que l’auteur de la Société du spectacle eût supporté serait de révéler enfin ses très graves fautes morales et l’incurie de son combat théorique.
Balayant toute déférence d’un revers de main, Bruno Latour s’interroge: «N’est-ce pas l’unanimité au contraire qui l’a mené vers cette mort?» et, fort de cette puissante intuition, s’en prend aux «imprécateurs de la société (du) spectacle» en agitant rien moins que le fantôme de la barbarie. Pour nous vanter, in fine, les mérites admirables d’une technologie très humaine, expression la plus pure de notre civilisation.
A la page 102 des Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, Debord écrivait: «La seule chose qui m’était impossible, c’était cette fois de laisser dire.» On souffrira l’immodestie qui nous pousse à reprendre cette parole si personnelle à notre compte, et nous oblige aujourd’hui à porter le feu là où nous le voulons, puisqu’il nous est impossible, à notre tour, de laisser dire. Outre qu’il est simplement abject de prétendre interpréter le suicide d’un homme -les «raisons», s’il en faut, sont peut-être trop malheureuses et trop simples pour que les amateurs d’intrigues y aient pensé-, on observera quelques détails qui font que le texte de Bruno Latour ne s’élève que très rarement au simple niveau de l’analyse pertinente. Le proverbe dit qu’on ne prête qu’aux riches. On a donc abondamment prêté à Debord, mais il peut être intéressant de savoir qui prêtait quoi. Au seul prétexte qu’il a récusé les éloges intéressés, certains ont cru deviner qu’une sorte de perversité lui aurait fait préférer le blâme. On a ainsi vu fleurir ici ou là une critique acerbe qui espérait secrètement le séduire, un peu à la manière de ces enfants gâtés qui jouent les brise-fer pour voir jusqu’à quel point on peut les aimer. Le texte de Bruno Latour n’est qu’un exemple de plus de cette injonction. Mais il n’y a plus personne à séduire, en vérité, et l’heure de la revanche vraie semble avoir sonné pour certains. Le prétendu éloge se montre bientôt pour ce qu’il est: une tentative éperdue de désamorcer la charge d’une oeuvre si évidemment subversive. Ce que reproche, en gros, ce brillant esprit à la critique radicale, c’est de véhiculer avec elle une sorte de lamentation sur la perte supposée d’un âge d’or où le spectacle ne régnait pas en maître. De là, il est facile de déduire que ceux qui n’aiment pas le monde tel qu’il est et en flétrissent la bassesse ne sont qu’une espèce masquée de réactionnaires, des séides du bon vieux temps qui voudraient en revenir à des sociétés primitives. «Qui sont les plus artistes?, s’interroge-t-il. Qui sont les plus civilisés? Ceux qui croient au travail de la médiation et se demandent comment mettre en scène l’information et l’événement, ou ceux qui prétendent pouvoir se passer de la parole spectaculaire?» A ces questions, quelques réponses, gardées aux proportions d’une simplicité accessible à tous les sociologues. Il n’y a pas de travail de la médiation: il y a fusion du travail et de la médiation dans une société qui ne trouve sa cohérence qu’en séparant toujours un peu plus ce qui peut l’être. L’aliénation n’est plus un asservissement: c’est un choix. La soumission est aujourd’hui l’expression la plus immédiate de la liberté individuelle. D’autres sociologues le disent, et l’on n’en parle jamais (lire à ce sujet le Traité de la servitude libérale de Jean-Léon Beauvois, éd. Dunod). Mais pour Bruno Latour, l’aliénation est un leurre. La preuve? La voici, fulgurante: «Quant aux téléspectateurs prétendument soumis, blasés, dominés, mécanisés, américanisés, ils peuvent zapper sans contrôle, échappant ainsi à ceux qui voudraient bien pouvoir les dominer.» La très haute valeur de cette liberté, résumée au pouvoir de passer d’une chaîne à l’autre, n’échappera évidemment à personne. N’est-ce pas là une émancipation des plus désirable? La zapette réussirait donc ce que vingt siècles d’hérésies et de luttes révolutionnaires n’ont pas accompli: la libération de l’homme. On en pleure de joie.
Ce qui, profondément, indispose le commentateur, c’est que la négation soit vraiment trop négative. Il nous tape gentiment sur l’épaule d’un air de dire «allons, soyez raisonnable, vous voulez abolir le monde tel qu’il est, mais que proposez-vous à la place?». Le scandale, pour le sociologue, c’est que la critique sociale puisse ne pas proposer de modèle de remplacement. Il est vrai que voir tous les jours les individus se conformer aux modèles qu’on imagine en laboratoire donne de mauvaises habitudes. Seulement voilà: reprocher à la critique sociale de n’être pas réaliste est une absurdité, puisque c’est au principe même du réel que cette critique s’attaque.
S’étonner que la critique situationniste n’ait pas proposé de nouveau modèle social équivaut à se lamenter que la poésie lyrique ou la peinture cubiste ne soient pas d’une évidente utilité dans la cuisson des oeufs au plat. Les malheurs présents et la peine vraie que beaucoup ressentirent à la disparition de Debord nous contraignent à rappeler quelques évidences: refuser le système d’illusions présent n’a jamais impliqué l’adhésion sans partage aux modèles sociaux du passé. La critique radicale, et celle de Guy Debord en particulier, ne s’est préoccupée ni d’être moderne, ni de pouvoir se décliner sur le mode du collectif. Les évangélistes de la modernité ont beau jeu de dénoncer ce qui leur apparaît comme «une vieille haine des masses» qui ne serait rien d’autre qu’une haine de «la multiplicité des voix incontrôlées». Sont-elles si incontrôlées, sont-elles si multiples, ces voix qui articulent toutes les mêmes angoisses? Sont-ils si libres, ces individus ligués dans la peur du sexe mortifère et dans la survalorisation hystérique du travail? Ce qui nous rend Debord si proche, c’est bien justement ce constat que l’affirmation du singulier ne pouvait se faire que contre les intérêts collectifs: cet homme s’est essentiellement soucié de vivre comme il lui plaisait. C’est l’ampleur et la difficulté de cette tâche, c’est l’impossibilité actuelle de suivre la pente de nos seules inclinations qui dessinent en creux le portrait de la société, et forge notre refus itératif.
Il y a également autre chose, qui est peut-être le point le plus inaperçu et le plus capital de l’oeuvre de Debord: le début du processus révolutionnaire, ce n’est pas la mise à sac du passé, mais exactement l’inverse; la conscience historique et la manière dont chacun s’y inscrit. On sait où nous ont menés ceux qui voulaient «du passé faire table rase». On verra bientôt ce que la déshérence calculée de l’enseignement de l’histoire produira: précisément, ce présent perpétuel reconnu comme l’un des effets les plus grandioses du spectacle, et grâce auquel on pourra enfin éradiquer le savoir comme le désir. Resteront, désormais, ces merveilleux joujoux si bien vantés par Bruno Latour, des télex, des satellites, des téléviseurs, et ces fameux CD-Roms, qu’on désigne aussi sous le nom de «mémoire morte», ce qui est assez parlant pour dispenser de tout autre commentaire.
Au milieu de lectures diversement rémanentes, nous avons trouvé qu’un très petit nombre de gens avaient rendu possible le dépassement de la résignation. Ces mots d’un autre temps articulaient enfin une colère que nous avons reconnue. Ces mots brûlent toujours d’un éclat que ne voient pas les yeux morts, les yeux clos, les yeux baissés. De ce monde qui berce encore si bien les certitudes des sociologues, nous ne voulions plus. Nous n’en voudrons pas plus demain, quand l’uniformisation des désirs aura donné raison au réalisme imparable de Bruno Latour, dont le soulagement trop rapide encourage un peu plus les imprécateurs qu’il prétend fustiger, et au nombre desquels il peut être honorable de se compter.*