Le sacrifice
XII: Le sacrifice
Il existe un réformisme du sacrifice qui n’est qu’un sacrifice au réformisme. L’automutilation humaniste et l’autodestruction fasciste ôtent jusqu’au choix de la mort. — Toutes les causes sont également inhumaines. — La volonté de vivre s’affirme à l’encontre de l’épidémie masochiste partout où paraissent des prétextes de révolte ; sous d’apparentes revendications parcellaires, elle prépare la révolution sans nom, la révolution de la vie quotidienne (1). — Le refus du sacrifice est le refus de la contrepartie ; l’individu ne s’échange pas. — Trois replis stratégiques sont d’ores et déjà ménagés pour le sacrifice volontaire: l’art, les grands sentiments humains, le présent (2).
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Où la force et le mensonge échouent à briser l’homme et à le domestiquer, la séduction s’y emploie. Qu’est-ce que la séduction déployée par le pouvoir? La contrainte intériorisée et drapée dans la bonne conscience du mensonge ; le masochsime de l’honnête homme. Il a bien fallu appeler le don de soi ce qui n’était que castration, peindre aux couleurs de la liberté le choix de plusieurs servitudes. Le «sentiment du devoir accompli» fait de chacun l’honorable bourreau de soi-même.
J’ai montré dans «Banalités de base» (Internationale situationniste, n° 7 et 8) comment la dialectique du maître et de l’esclave impliquait que fût englobé par le sacrifice mythique du maître le sacrifice réel de l’esclave — l’un sacrifiant spirituellement son pouvoir réel à l’intérêt général, l’autre sacrifiant matériellement sa vie réelle à un pouvoir qu’il ne partage qu’apparemment. Le réseau d’apparence généralisée ou, comme on voudra, le mensonge essentiel exigé initialement par le mouvement d’appropriation privative (appropriation des choses par l’appropriation des êtres) appartient indissolublement à la dialectique du sacrifice et fonde ainsi la fameuse séparation. L’erreur des philosophes fut de construire une ontologie et une idée d’homme éternel sur ce qui n’était qu’un accident social, une nécessité contingente. L’histoire s’efforce de liquider l’appropriation privative depuis qu’elle a cessé de répondre aux conditions qui l’ont fait naître, mais l’erreur, entretenue métaphysiquement, continue de profiter aux maîtres, à l’«éternelle» minorité dominante.
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La mésaventure du sacrifice se confond avec celle du mythe. La pensée bourgeoise en révèle la matérialité, le désacralise, l’émiette ; sans toutefois le liquider, car ce serait pour la bourgeoisie cesser d’exploiter, c’est-à-dire cesser d’être. Le spectacle parcellaire n’est qu’une phase de la décomposition du mythe ; une décomposition qu’accélère aujourd’hui la dictature du consommable. De même le vieux sacrifice-don lié aux forces cosmiques achève de se perdre dans un sacrifice-échange tarifié selon le barême de la Sécurité sociale et des lois démocratiques. Le sacrifice fanatise d’ailleurs de moins en moins, comme séduit de moins en moins le lamentable show des idéologies. On ne remplace pas impunément le grand rut du salut éternel par de petites masturbations privées. On ne compense pas l’espoir insensé de l’au-delà par un calcul de promotion. Héros de la patrie, héros du travail, héros du frigidaire et de la pensée à tempérament… La gloire des potiches est fêlée.
Il n’empêche. La fin prochaine d’un mal ne me consolera jamais d’avoir à le subir dans l’immédiat. La vertu du sacrifice est partout prônée. Aux prêtres rouges s’unissent les bureaucrates oecuméniques. Vodka et lacryma-christi. Entre les dents, plus de couteau, la bave du Christ! Sacrifiez-vous dans la joie, mes frères! Pour la Cause, pour l’Ordre, pour la Révolution, pour le Parti, pour l’Union, pour le boeuf en daube!
Les vieux socialistes avaient eu ce mot célèbre: «On croit mourir pour la patrie, on meurt pour le capital.» Leurs héritiers sont maintenant fustigés de semblables formules: «On croit lutter pour le prolétariat, on meurt pour ses dirigeants», «on croit bâtir pour l’avenir, on entre avec l’acier dans un plan quinquennal.» Et, après avoir assené ces slogans, que font les jeunes turcs de la gauche en révolte? Ils entrent au service d’une Cause ; la «meilleure» des Causes. Leur temps de créativité, ils le passent à distribuer des tracts, à coller des affiches, à manifester, à prendre à partie le président de l’assemblée régionale. Ils militent. Il faut bien agir, puisque les autres pensent pour eux. Le tiroir du sacrifice n’a pas de fond.
La meilleure des Causes est celle où l’on se perd le mieux corps et âme. Les lois de la mort ne sont que les lois niées de la volonté de vivre. La part de mort l’emporte sur la part de vie ; il n’y a pas d’équilibre, pas de compromis possible au niveau de la conscience. Il faut défendre tout l’un ou tout l’autre. Les frénétiques de l’Ordre absolu — Chouans, Nazis, Carlistes — ont su prouver avec une belle conséquence qu’ils étaient du parti de la mort. Du moins la ligne du Viva la muerte! est nette, sans bavure. Les réformistes de la mort à petite dose — les socialistes de l’ennui — n’ont même pas l’honneur absurde d’une esthétique de la destruction totale. Ils savent seulement modérer la passion de vivre, la racornir en sorte que, se tournant contre elle-même, elle devienne passion de détruire et de se détruire. Adversaires du camp d’extermination, ils le sont au nom de la mesure: au nom du pouvoir mesuré, au nom de la mort mesurée.
Les partisans du sacrifice absolu à l’Etat, à la Cause, au Führer, ces grands contempteurs de la vie, ont en commun, avec ceux qui opposent aux morales et aux techniques de renoncement leur rage de vivre, un sens antagoniste mais semblablement aigu de la fête. Il semble que la vie soit si spontanément une fête que, torturée par un monstrueux ascétisme, elle mette à se terminer d’un seul coup tout l’éclat qui lui fut dérobé. La fête que connaissent à l’instant de mourir les légions ascétiques, les mercenaires, les fanatiques, les flics du combat à outrance est une fête macabre, figée comme devant l’éternité d’un flash photographique, esthétisée. Les paras dont parle Bigeard entrent dans la mort par l’esthétique, statufiés, madréporisés, conscients peut-être de leur ultime hystérie. L’esthétique est bien la fête sclérosée, privée de mouvement, séparée de la vie comme une tête de Jivaro ; la fête de la mort. La part d’esthétique, la part de la pose, correspond d’ailleurs à la part de mort que secrète la vie quotidienne. Toute apocalypse est belle d’une beauté morte. O chanson des Gardes suisses, que Louis-Ferdinand Céline nous fit aimer.
La fin de la Commune n’est pas une apocalypse. Il y a, des Nazis rêvant d’entraîner le monde dans leur chute aux Communards livrant Paris aux flammes, la distance de la mort totale brutalement affirmée à la vie totale brutalement niée. Les premiers se bornent à déclencher le processus d’anéantissement logique mis en place par les humanistes qui enseignent la soumission et le renoncement. Les seconds savent qu’une vie passionément construite ne peut plus se défaire ; qu’il y a plus de plaisir à la détruire tout entière qu’à la voir mutiler ; que mieux vaut disparaître dans un feu de joie vive que céder sur toute la ligne en cédant d’un pouce. Débarassé de son emphase, le cri abusivement proféré par la stalinienne Ibarruri: «Plutôt mourir debout que vivre à genoux», me paraît prononcer souverainement pour un certain mode de suicide, pour une heureuse façon de prendre congé. Ce qui fut valable pour la Commune le reste pour un individu.
Contre le suicide de lassitude, contre un renoncement couronnant les autres. Un dernier éclat de rire, à la Cravan. Une dernière chanson, à la Ravachol.
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La révolution cesse dès l’instant où il faut se sacrifier pour elle. Se perdre et la féchitiser. Les moments révolutionaires sont les fêtes où la vie individuelle célèbre son union avec la société régénérée. L’appel au sacrifice y sonne comme un glas. Vallès écrivant: «Si la vie des résignés ne dure pas plus que celle des rebelles, autant être rebelle au nom d’une idée», reste en deçà de son propos. Un militant n’est jamais révolutionnaire qu’à l’encontre des idées qu’il accepte de servir. Le Vallès combattant pour la Commune est d’abord cet enfant, puis ce bachelier qui rattrape en un long dimanche les éternelles semaines du passé. L’idéologie est la pierre sur la tombe de l’insurgé. Elle veut l’empêcher de ressusciter.
Quand l’insurgé commence à croire qu’il lutte pour un bien supérieur, le principe autoritaire cesse de vaciller. L’humanité n’a jamais manqué de raisons pour faire renoncer à l’humain. A tel point qu’il existe chez certains un véritable réflexe de soumission, une peur irraisonnée de la liberté, un masochisme partout présent dans la vie quotidienne. Avec quelle amère facilité on abandonne un désir, une passion, la part essentielle de soi. Avec quelle passivité, quelle inertie on accepte de vivre pour quelque chose, d’agir pour quelque chose, tandis que le mot «chose» l’emporte partout de son poids mort. Parce qu’il n’est pas facile d’être soi, on abdique allégrement ; au premier prétexte venu, l’amour des enfants, de la lecture, des artichauts. Le désir du remède s’efface sous la généralité abstraite du mal.
Pourtant, le réflexe de liberté sait, lui aussi, se frayer un chemin à travers les prétextes. Dans la grève pour l’augmentation de salaire, dans l’émeute, n’est-ce pas l’esprit de la fête qui s’éveille et prend consistance? A l’heure où j’écris, des milliers de travailleurs débraient ou prennent les armes, obéissent à des consignes ou à un principe, et au fond c’est à changer l’emploi de leur vie qu’ils s’appliquent passionément. Transformer le monde et réinventer la vie est le mot d’ordre effectif des mouvements insurrectionnels. La revendication qu’aucun théoricien ne crée puisqu’elle est seule à fonder la création poétique. La révolution se fait tous les jours contre les révolutionnaires spécialisés, un révolution sans nom, comme tout ce qui ressortit du vécu, préparant, dans la clandestinité quotidienne des gestes et des rêves, sa cohérence explosive.
Aucun problème ne vaut pour moi celui qui pose à longueur de journée la difficulté d’inventer une passion, d’accomplir un désir, de construire un rêve comme il s’en construit dans mon esprit, la nuit. Mes gestes inachevés me hantent et non pas l’avenir de la race humaine, ni l’état du monde en l’an 2000, ni le futur conditionnel, ni les ratons laveurs de l’abstrait. Si j’écris, ce n’est pas, comme on dit, «pour les autres», ni pour m’exorciser de leurs fantômes! Je noue les mots bout à bout pour sortir du puits de l’isolement, d’où il faudra bien que les autres me tirent. J’écris par impatience et avec impatience. Pour vivre sans temps mort. Des autres, je ne veux rien savoir qui ne me concerne d’abord. Il faut qu’ils se sauvent de moi comme je me sauve d’eux. Notre projet est commun. Il est exclu que le projet de l’homme total se fonde jamais sur une réduction de l’individu. Il n’y a pas de castraction plus ou moins valable. La violence apolitique des jeunes générations, leur mépris pour les rayons à prix unique de la culture, de l’art, de l’idéologie le confirment dans les faits: la réalisation individuelle sera l’oeuvre du «chacun pour soi» compris collectivement. Et de façon radicale.
A ce stade de l’écriture où l’on cherchait jadis l’explication, je veux désormais que l’on trouve le règlement de compte.
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Le refus du sacrifice est le refus de la contrepartie. Il n’est rien dans l’univers des choses monayables ou non qui puisse servir d’équivalence à l’être huamin. L’individu est irréductible ; il change, mais ne s’échange pas. Or un simple coup d’oeil sur les mouvements de réformation sociale suffit pour en convaincre: ils n’ont jamais revendiqué qu’un assainissement de l’échange et du sacrifice, mettant leur point d’honneur à humaniser l’inhumain et à le rendre séduisant. Chaque fois que l’esclave rend son esclavage supportable, il vole au secours du maître.
Voie vers le socialisme: plus les rapports sordides de la réification enchaînent les hommes, plus s’exacerbe la tentation humanitaire de mutiler égalitairement. Alors que l’incessante dégradation de la vertu d’abnégation et de dévouement pousse au refus radical, il se trouve aujourd’hui quelques sociologues, ces policiers de la société moderne, pour chercher une parade dans l’exaltation d’une forme plus subtile de sacrifice: l’art.
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Les grandes religions avaient su transformer la misérable vie terrestre en une voluptueuse attente ; la vallée de larmes débouchait sur la vie éternelle en Dieu. L’art, selon sa conception bourgeoise, assume mieux que Dieu le privilège de conférer la gloire éternelle. A l’art-dans-la-vie-et-en-Dieu des régimes unitaires (la statuaire égyptienne, l’art nègre…) succède un art complémentaire de la vie, un art qui supplée à l’absence de Dieu (IV° siècle grec, Horace, Ronsard, Malherbe, les Romantiques…) Les bâtisseurs de cathédrale se souciaient aussi peu que Sade de passer à la postérité. Ils assuraient leur salut en Dieu comme Sade en lui-même, non leur conservation dans les musées de l’histoire. Ils travaillaient pour un état suprême de l’être, non pour une durée d’années et de siècles admiratifs.
L’histoire est le paradis terrestre de la spiritualité bourgeoise. On y accède non par la marchandise, mais par une apparente gratuité, par le sacrifice de l’oeuvre d’art, par ce qui échappe à la nécessité immédiate d’accroître le capital: oeuvre de bienfaisance pour le philanthrope, oeuvre d’héroïsme pour le patriote, oeuvre de victoire pour le miltaire, oeuvre littéraire ou scientifique pour le poéte ou le savant… Mais l’expression «faire oeuvre d’art» est elle même ambivalente. Elle comprend l’expérience vécue de l’artiste et l’abandon de cette expérience vécue pour une abstraction de la substance créatrice: la forme esthétique. Ainsi l’artiste sacrifie ce qu’il crée, au souvenir impérissable de son nom, à son entrée dans la gloire funèbre des musées. N’est-ce pas pourtant la volonté de faire oeuvre durable qui l’empêche de créer le moment impérissable de la vie?
En vérité, sauf dans l’académisme, l’artiste ne succombe pas intégralement à la récupération esthétique. Sacrifiant son vécu immédiat pour la belle apparence, l’artiste, et quiconque essaie de vivre est artiste, obéit aussi au désir d’accroître sa part de rêves dans le monde objectif des autres hommes. En ce sens, il assigne à la chose créée la mission d’achever sa propre réalisation individuelle dans la collectivité. La créativité est par essence révolutionnaire.
La fonction du spectacle idéologique, artistique, culturel, consiste à changer les loups de la spontanéité en bergers du savoir et de la beauté. Les anthologies sont pavées de textes d’agitation, les musées d’appels insurrectionnels ; l’histoire les conserve si bien dans le jus de leur durée qu’on en oublie de les voir ou de les entendre. Et c’est ici que la société de consommation agit soudain comme un dissolvant salutaire. L’art n’érige plus aujourd’hui que des cathédrales en plastique. Il n’y a plus d’esthétique qui, sous la dictature du consommable, ne disparaisse avant d’avoir connu ses oeuvres maîtresses. L’immaturé est la loi du consommable. L’imperfection d’une voiture permet son renouvellement rapide. La seule condition d’un soudain éclat esthétique tient à la surenchère momentannée qu’une oeuvre introduit dans le spectacle de la décomposition artistique. Bernard Buffet, Georges Mathieu, Alain Robbe-Grillet, Pop Art et Yé-Yé s’achètent les yeux fermés aux grands magasins du Printemps. Il serait aussi impensable de miser sur la pérennité d’une oeuvre que sur les valeurs éternelles de la Standard Oil.
Quand les sociologues les plus évolués ont fini par comprendre comment l’objet d’art devenait une valeur marchande, par quel biais la fameuse créativité de l’artiste se pliait à des normes de rentabilité, il leur est apparu qu’il fallait en revenir à la source de l’art, à la vie quotidienne, non pour la changer, car telle n’est pas leur attribution, mais pour en faire la matière d’une esthétique nouvelle qui, réfractaire à l’empaquetage, échapperait donc au mécanisme de l’achat et de la vente. Comme s’il n’existait pas une façon de consommer sur place! On connaît le résultat: socio-drames et happenings, en prétendant organiser une participation immédiate des spectateurs, ne participent en fait que de l’esthétique du néant. Sur le mode du spectacle, seul le vide de la vie quotidienne est exprimable. En fait de consommable, qu’y a-t-il de mieux que l’esthétique du vide? A mesure qu’elle s’accélère, la décomposition des valeurs ne devient-elle pas la seule forme de distraction possible? Le gag consiste à transformer les spectateurs du vide culturel et idéologique en ses organisateurs ; à remplir l’inanité du spectacle par la participation obligatoire du spectateur, de l’agent passif par excellence. Le happening et ses dérivés ont quelque chance de fournir à la société d’esclaves sans maîtres, que les cybernéticiens nous préparent, le spectacle sans spectateur qu’elle requiert. Pour les artistes, au sens strict du terme, la voie de la récupération absolue est toute tracée. Ils entreront avec les Lapassade et consorts dans la grande corporation des spécialistes. Le pouvoir saura les récompenser d’ainsi déployer leur talent pour habiller de couleurs neuves et séduisantes le vieux conditionnement à la passivité.
Vue dans la perspective du pouvoir, la vie quotidienne n’est qu’un tissu de renoncements et de médiocrité. Elle est vraiment le vide. Une esthétique de la vie quotidienne ferait de chacun les artistes organisateurs de ce vide. Le dernier sursaut de l’art officiel va s’efforcer de modeler sous une forme thérapeutique ce que Freud avait appelé par une simplification suspecte l’«instinct de mort», c’est-à-dire la soumission joyeuse au pouvoir. Partout où la volonté de vivre n’émane pas spontanément de la poésie individuelle, s’étend l’ombre du crapaud crucifié de Nazareth. Sauver l’artiste qui vit en chaque être humain ne se fera pas en régressant vers des formes artistiques dominées par l’esprit de sacrifice. Tout est à reprendre à la base.
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Les surréalistes, certains du moins, avaient compris que le seul dépassement valable de l’art était dans le vécu: une oeuvre qu’aucune idéologie ne récupère dans la cohérence de son mensonge. On sait à quel abandon les a mené docilement leur complaisance envers le spectacle culturel. La décomposition contemporaine en matière de pensée et d’art offre, il est vrai, de moindres risques de récupération esthétique qu’au cours des années 1930. La conjoncture actuelle ne peut que renforcer l’agitation situationniste.
On a beaucoup épilogué, — précisément depuis les surréalistes, — sur la disparition de certains rapports idylliques comme l’amitié, l’amour, l’hospitalité. Qu’on ne s’y trompe pas: la nostalgie de vertus plus humaines dans le passé ne fait qu’obéir à la nécessité future d’aviver la notion de sacrifice, par trop contestée. Désormais il ne peut plus y avoir ni d’amitié, ni d’amour, ni d’hospitalité, ni de solidarité où il y a abnégation. Sous peine de renforcer la séduction de l’inhumain. Bretch l’exprime à la perfection dans l’anecdote suivante: comme exemple de la bonne manière de rendre service à des amis, M. K., pour le plus grand plaisir de ceux qui l’écoutaient racontait l’histoire suivante. Trois jeunes gens arrivèrent chez un vieil Arabe et lui dirent: «Notre père est mort. Il nous a laissé dix sept chameaux et dans son testament il ordonne que l’aîné en ait la moitié, le cadet un tiers et le plus jeune un neuvième. Nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord sur le partage. A toi de prendre la décision.» L’Arabe réfléchit et dit: «Je constate que, pour pouvoir partager, il vous manque un chameau. J’ai le mien, je n’ai que celui-là, mais il est à votre disposition. Prenez-le, faites le partage et ne me ramenez que ce qui restera.» Ils le remercièrent pour ce service d’ami, emmenèrent le chameau et partagèrent les dix-huit bêtes: l’aîné en reçut la moitié, ce qui fit neuf, le cadet un tiers, ce qui fit six, et le plus jeune un neuvième, ce qui fit deux. A leur étonnement lorsqu’il eurent écarté leurs chameaux il en restait un. Ils le rendirent à leur vieil ami, en renouvelant leurs remerciements. M. K. disait que cette manière de rendre un service d’ami était bonne, parce qu’elle ne demandait de sacrifice à personne. L’exemple vaut d’être étendu à l’ensemble de la vie quotidienne avec la force d’un principe indiscutable.
Il ne s’agit pas de choisir l’art du sacrifice contre le sacrifice de l’art, mais bien la fin du sacrifice comme art. La promotion d’un savoir-vivre, d’une construction de situations vécues est partout présente, partout dénaturée par les falsifications de l’humain.
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Le sacrifice du présent sera peut-être le stade ultime d’un rite qui a mutilé l’homme depuis ses origines. Chaque minute s’effrite en bribes de passé et de futur. Jamais, sauf dans la jouissance, nous ne sommes adonnés à ce que nous faisons. Ce que nous allons faire et ce que nous avons fait bâtit le présent sur fond d’éternel déplaisir. Dans l’histoire collective comme dans l’histoire individuelle, le culte du passé et le culte du futur sont également réactionnaires. Tout ce qui doit se construire se construit dans le présent. Une croyance populaire veut qu’un noyé revoie à l’instant de mourir tout le film de sa vie. Je tiens pour assuré qu’il existe d’intenses lueurs où la vie se condense et se refait. Avenir, passé, pions dociles de l’histoire ne couvrent que le sacrifice du présent. Ne rien échanger ni contre une chose, ni contre le passé, ni contre le futur. Vivre intensément, pour soi, dans le plaisir sans fin et la conscience que ce qui vaut radicalement pour soi vaut pour tous. Et par-dessus tout cette loi: «Agis comme s’il ne devait jamais exister de futur.»