Créativité, spontanéité et poésie

XX: Créativité, spontanéité et poésie

Les hommes vivent en état de créativité vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Percé à jour, l’usage combinatoire que les mécanismes de domination font de la liberté renvoie par contrecoup à la conception d’une liberté vécue, indissociable de la créativité individuelle. L’invitation à produire, à consommer, à organiser, échoue désormais à récupérer la passion de créer, où va se dissoudre la conscience des contraintes (1). — La spontanéité est le mode d’être de la créativité, non pas un état isolé, mais l’expérience immédiate de la subjectivité. La spontanéité concrétise la passion créatrice, elle amorce sa réalisation pratique, elle rend donc possible la poésie, la volonté de changer le monde selon la subjectivité radicale (2). — Le qualitatif est la présence attestée de la spontanéité créatrice, une communication directe de l’essentiel, la chance offerte à la poésie. Il est un condensé de possibles, un multiplicateur de connaissances et d’efficacité, le mode d’emploi de l’intelligence ; son propre critère. Le choc qualitatif provoque une réaction en chaîne observable dans tous les moments révolutionnaires ; il faut susciter une telle réaction par le scandale positif de la créativité libre et totale (3). — La poésie est l’organisation de la spontanéité créative en tant qu’elle la prolonge dans le monde. La poésie est l’acte qui engendre des réalités nouvelles. Elle est l’accomplissement de la théorie radicale, le geste révolutionnaire par excellence.

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Dans ce monde fractionnaire dont le pouvoir social hiérarchisé fut, au cours de l’histoire, le dénominateur commun, il n’y eut jamais qu’une liberté tolérée, une seule: le changement de numérateur, l’immuable choix de se donner un maître. Pareil usage de la liberté a fini par lasser d’autant plus vite que les pires Etats totalitaires de l’Est et de l’Ouest ne cessent de s’en réclamer. Or le refus, actuellement généralisé, de changer d’employeur coïncide aussi avec un renouveau de l’organisation étatique. Tous les gouvernements du monde industrialisé ou en passe de l’être tendent à se modeler, à des degrés variables d’évolution, sur une forme commune, rationalisant les vieux mécanismes de domination, les automatisant en quelque sorte. Et ceci constitue la première chance de la liberté. Les démocraties bourgeoises ont montré qu’elles toléraient les libertés individuelles dans la mesure où elles se limitaient et se détruisaient réciproquement ; la démonstration faite, il est devenu impossible pour un gouvernement, si perfectionné soit-il, d’agiter la muleta de la liberté sans que chacun ne devine l’épée qui y est cachée. Sans que, par contrecoup, la liberté ne retrouve sa racine, la créativité individuelle, et se refuse violemment à n’être que le permis, le licite, le tolérable, le sourire de l’autorité.

La deuxième chance de la liberté enfin ramenée à son authenticité créatrice tient aux mécanismes même du pouvoir. Il est évident que les systèmes abstraits d’exploitation et de domination sont des créations humaines, tirent leur existence et leurs perfectionnements d’une créativité dévoyée, récupérée. De la créativité, l’autorité ne peut et ne veut connaître que les diverses formes récupérables par le spectacle. Mais ce que les gens font officiellement n’est rien à côté de ce qu’ils font en se cachant. On parle de créativité à propos d’une oeuvre d’art. Qu’est-ce que cela représente à côté de l’énergie créative qui agite un homme mille fois par jour, bouillonnement de désirs insatisafaits, rêveries qui se cherchent à travers le réel, sensations confuses et pourtant lumineusement précises, idées et gestes porteurs de bouleversement sans nom. Le tout voué à l’anonymat et à la pauvreté des moyens, enfermé dans la survie ou contraint de perdre sa richesse qualitative pour s’exprimer selon les catégories du spectacle. Que l’on pense au palais du facteur Cheval, au système génial de Fourier, à l’univers illustré du douanier Rousseau. Que chacun pense, plus précisément, à l’incroyable diversité de ses rêves, paysages autrement colorés que les plus belles toiles de Van Gogh. Qu’il pense au monde idéal bâti sans relâche sous son regard intérieur tandis que ses gestes refont le chemin du banal.

Il n’est personne, si aliéné soit-il, qui ne possède et ne se reconnaisse une part irréductible de créativité, une camera obscura protégée contre toute intrusion du mensonge et des contraintes. Le jour où l’organisation sociale étendrait son contrôle sur cette part de l’homme, elle ne régnerait plus que sur des robots ou des cadavres. Et c’est en un sens pourquoi la conscience de la créativité s’accroît contradictoirement à mesure que se multiplient les essais de récupération auxquels se livre la société de consommation.

Argus est aveugle devant la menace la plus proche. Sous le règne du quantitatif, le qualitatif n’a pas d’existence légalement reconnue. C’est précisément ce qui le sauvegarde et l’entretient. Que la poursuite effrénée du quantitatif développe contradictoirement, par l’insatisfaction qu’elle nourrit, un désir absolu de qualitatif, j’ai eu l’occasion d’en parler plus haut. Plus la contrainte s’exerce au nom de la liberté de consommer, plus le malaise d’une telle contradiction fait naître la soif d’une liberté totale. Ce qu’il y avait de créativité opprimée dans l’énergie déployée par le travailleur a été révélé dans la crise de la société de production. Marx a dénoncé une fois pour toutes l’aliénation de la créativité dans le travail forcé, dans l’exploitation du producteur. A mesure que le système capitaliste et ses séquelles (même antagonistes) perdent sur le front de la production, ils s’efforcent de compenser par le biais de la consommation. Selon leurs directives, il faut que l’homme, se libérant de ses fonctions de producteur, s’englue dans une nouvelle fonction, celle de consommateur. Offrant à la créativité, enfin permise par la diminution des heures de travail, le terrain vague des loisirs, les bons apôtres de l’humanisme ne lèvent en fait qu’une armée prête à évoluer sur le champ de manoeuvre de l’économie de consommation. A présent que l’aliénation du consommateur est percée à jour par la dialectique même du consommable, quelle prison prépare-t-on pour la très subversive créativité individuelle? J’ai déjà dit que la dernière chance des dirigeants était de faire de chacun l’organisateur de sa propre passivité.

Dewitt Peters explique, avec un candeur touchante, que «si l’on mettait simplement à la disposition des gens que la chose amuserait des couleurs, des pinceaux et des toiles, il pourrait en sortir quelque chose de curieux». Tant que l’on appliquera cette politique pour une dizaine de domaines bien contrôlés comme le théâtre, la peinture, la musique, l’écriture… et en général pour des secteurs soigneusement isolés, on gardera quelque chance de donner aux gens une conscience d’artiste, une conscience d’homme qui fait profession d’exposer sa créativité dans les musées et les vitrines de la culture. Et plus une telle culture sera populaire, plus cela signifiera que le pouvoir a gagné. Mais les chances de «culturiser» de la sorte les hommes d’aujourd’hui sont minces. Espère-t-on vraiment, du côté des cybernéticiens, qu’un homme va accepter d’expérimenter librement dans des limites fixées autoritairement? Croit-on vraiment que des hommes enfin conscients de leur force de créativité vont badigeonner les murs de leur prison et s’arrêter là? Qu’est-ce qui les empêcherait d’expérimenter aussi avec les armes, les désirs, les rêves, les techniques de réalisation? D’autant plus que les agitateurs sont déjà répandus dans la foule. La dernière récupération possible de la créativité — l’organisation de la passivité artistique — est éventée.

«Je cherche, écrivait Paul Klee, un point lointain, à l’origine de la création, où je pressens une formule unique pour l’homme, l’animal, la plante, le feu, l’eau, l’air et toutes les forces qui nous entourent.» Lointain, un tel point ne l’est que dans la perspective mensongère du pouvoir. En fait, l’origine de toute création réside dans la créativité individuelle ; c’est de là que tout s’ordonne, les êtres et les choses, dans la grande liberté poétique. Point de départ de la nouvelle perspective, pour laquelle il n’est personne qui ne lutte de toutes ses forces et à chaque instant de son existence. «La subjectivité est le seul vrai» (Kierkegaard).

La vraie créativité est irrécupérable pour le pouvoir. A Bruxelles, en 1869, la police crut mettre la main sur le fameux trésor de l’Internationale, qui tracassait tant les capitalistes. Elle saisit une caisse colossale et solide, cachée dans un endroit obscur. On l’ouvrit, elle ne contenait que du charbon. La police ignorait que, touché par des mains ennemies, l’or pur de l’Internationale se convertit en charbon.

Dans les laboratoires de la créativité individuelle, une alchimie révolutionnaire transmute en or les métaux les plus vils de la quotidienneté. Il s’agit avant tout de dissoudre la conscience des contraintes, c’est-à-dire le sentiment d’impuissance, dans l’exercice attractif de la créativité ; les fondre dans l’élan de la puissance créatrice, dans l’affirmation sereine de son génie. La mégalomanie, par ailleurs stérile sur le plan du prestige et du spectacle, représente ici une étape importante dans la lutte qui oppose le moi aux forces coalisées du conditionnement. Dans la nuit du nihilisme aujourd’hui triomphant, l’étincelle créatrice, qui est l’étincelle de la vraie vie, brille avec plus d’éclat. Et tandis que le projet d’une meilleure organisation de la survie avorte, il y a, dans la multiplication de ces étincelles se fondant peu à peu dans une lumière unique, la promesse d’une nouvelle organisation fondée cette fois sur l’harmonie des volontés individuelles. Le devenir historique nous a conduits au croisement où la subjectivité radicale rencontre la possibilité de transformer le monde. Ce moment privilégié est le renversement de perspective.

2

La spontanéité. — La spontanéité est le mode d’être de la créativité individuelle. Elle est son premier jaillissement, encore immaculé ; ni corrompu à la source, ni menacé de récupération. Si la créativité est la chose du monde la mieux partagée, la spontanéité, au contraire, semble relever d’un privilège. Seuls la détiennent ceux qu’une longue résistance au pouvoir a chargés de la conscience de leur propre valeur d’individu: le plus grand nombre des hommes dans les moments révolutionnaires, et plus qu’on ne croît, dans un temps où la révolution se construit tous les jours. Partout où la lueur de créativité subsiste, la spontanéité garde ses chances.

«L’artiste nouveau proteste, écrivait Tsara en 191, il ne peint plus, mais crée directement.» L’immédiateté est certainement la revendication la plus sommaire, mais aussi la plus radicale, qui doit définir ces nouveaux artistes que seront les constructeurs de situations à vivre. Sommaire, car enfin il ne convient pas de se laisser abuser par le mot spontaéité. Cela seul est spontané qui n’émane pas d’une contrainte intériorisée jusque dans le subconscient, et qui échappe au surplus à l’emprise de l’abstraction aliénante, à la récupération spectaculaire. On voit bien que la spontanéité est une conquête plus qu’un donné. La restructuration de l’individu (cf. la construction des rêves).

Ce qui a manqué jusqu’à présent à la créativité, c’est la conscience claire de sa poésie. Le sens commun a toujours voulu la décrire comme un état primaire, un stade antérieur auquel devait succéder une correction théorique, un transfert sur l’abstrait. C’était là isoler la spontanéité, en faire un en-soi et, partant, ne la reconnaître que falsifiée dans les catégories spectaculaires, dans l’action painting, par exemple. Or la créativité spontanée porte en elle les conditions de son prolongement adéquat. Elle détient sa propre poésie.

Pour moi, la spontanéité constitue une expérience immédiate, une conscience du vécu, de ce vécu cerné de toutes parts, menacé d’interdits et cependant non encore aliéné, non encore réduit à l’inauthentique. Au centre de l’expérience vécue, chacun se trouve le plus près de lui-même. En cet espace-temps privilégié, je le sens bien, être réel me dispense d’être nécessaire. Et c’est toujours la conscience d’une nécessité qui aliène. On m’avait appris à me saisir, selon l’expression juridique, par défaut ; la conscience d’un moment de vie authentique élimine les alibis. l’absence de futur rejoint dans le même néant l’absence de passé. La conscience du présent s’harmonise à l’expérience vécue comme une sorte d’improvisation. Ce plaisir, pauvre parce qu’encore isolé, riche parce que déjà tendu vers le plaisir identique des autres, je ne puis m’empêcher de l’assimiler au plaisir du jazz. Le style d’improvisation de la vie quotidienne dans ses meilleurs moments rejoint ce que Dauer écrit du jazz: «La conception africaine du rythme diffère de la nôtre en ceci que nous le percevons auditivement tandis que les Africains le perçoivent à travers le mouvement corporel. Leur technique consiste essentiellement à introduire la discontinuité au sein de l’équilibre statique imposé par le rythme et le mètre à l’écoulement du temps. Cette discontinuité résultant de la présence de centres de gravité extatiques à contretemps, de l’accentuation propre au rythme et au mètre crée constamment des tensions entre les accents statiques et les accents extatiques qui leur sont imposés.»

Le moment de la spontanéité créatrice est la plus infime présence du renversement de perspective. C’est un moment unitaire, c’est-à-dire un et multiple. L’explosion du plaisir vécu fait que, me perdant, je me trouve ; oubliant qui je suis, je me réalise. La conscience de l’expérience immédiate n’est rien d’autre que ce jazz, que ce balancement. Au contraire, la pensée qui s’attache au vécu dans un but analytique en reste séparée ; c’est la cas de toutes les études sur la vie quotidienne et, en un sens donc, de celle-ci — ce pourquoi je m’efforce d’y inclure à chaque instant sa propre critique, de peur qu’elle ne soit, comme beaucoup, aisément récupérable. Le voyageur qui fixe sa pensée sur la longueur du chemin à parcourir se fatigue plus que son compagnon qui laisse au gré de la marche errer son imagination ; de même la réflexion attentive à la démarche du vécu l’entrave, l’abstrait, le réduit à de futurs souvenirs.

Pour qu’elle se fonde vraiment dans le vécu, il faut que la pensée soit libre. Il suffit de penser autre dans le sens du même. Tandis que tu te fais, rêve d’un autre toi-même qui, un jour, te fera à son tour. Ainsi m’apparaît la spontanéité. La plus haute conscience de moi inséparable du moi et du monde.

Cependant, il faut retrouver les pistes de la spontanéité que les civilisations industrielles ont rendue sauvage. Il n’est pas facile de reprendre la vie par le bon bout. L’expérience individuelle est aussi une proie pour la folie, un prétexte. Les conditions sont celles dont parle Kierkegaard: «S’il est vrai que je porte une ceinture, toutefois, je ne vois pas la perche qui doit me soutenir.» Certes, la perche existe, et peut-être chacun pourrait-il la saisir, mais si lentement il est vrai que beaucoup mourront d’angoisse avant d’admettre qu’elle existe. Cependant, elle existe. C’est la subjectivité radicale: la conscience que tous les hommes obéissent à une même volonté de réalisation authentique, et que leur subjectivité se renforce de cette volonté subjective perçue chez les autres. Cette façon de partir de soi et de rayonner, moins vers les autres que vers ce que l’on découvre de soi en eux, donne à la spontanéité créatrice une importance stratégique semblable à celle d’une base de lancement. Les abstractions, les notions qui nous dirigent, il convient désormais de les ramener à leur source, à l’expérience vécue, non pour les justifier, mais pour les corriger au contraire, pour les inverser, les rendre au vécu dont elles sont issues et dont elles n’auraient jamais dû sortir! C’est à cette condition que les hommes reconnaîtront sous peu que leur créativité individuelle ne se distingue pas de la créativité universelle. Il n’y a pas d’autorité en dehors de ma propre expérience vécue ; c’est ce que chacun doit prouver à tous.

3

Le qualitatif. — J’ai dit que la créativité, également répartie chez tous les individus, ne s’exprimait directement, spontanément, qu’à la faveur de certains moments privilégiés. Ces états prérévolutionnaires, d’où irradie la poésie qui change la vie et transforme le monde, n’est-on pas fondé à les placer sous le signe de cette grâce moderne, le qualitatif? De même que la présence de l’abomination divine se trahissait par la suavité spirituelle, soudain conférée aux rustres comme aux natures les plus fines — à Claudel, ce crétin, comme à Jean de la Croix -, de même un geste, une attitude, un mot parfois, atteste de façon indéniable la présence de la chance offerte à la poésie, c’est-à-dire à la construction totale de la vie quotidienne, au renversement global de perspective, à la révolution. Le qualitatif est un raccourci, un condensé, une communication directe de l’essentiel.

Kagame entendit un jour une vieille femme du Rwanda, qui ne savait ni lire ni écrire, dire: «Vraiment, les Blancs sont d’une naïveté désarmante! Ils n’ont pas d’intelligence!» Comme il lui répliquait: «Comment pouvez-vous dire une aussi grosse sottise? Avez-vous pu comme eux inventer tant de merveilles qui dépassent notre imagination?» Elle répondit avec un sourire compatissant: «Ecoutez bien ceci, mon enfant! Ils ont appris tout cela, mais ils n’ont pas d’intelligence! Ils ne comprennent rien!» De fait, la malédiction de la civilisation de la technique, de l’échange quantifié et de la connaissance scientifique, est de n’avoir rien créé qui encourage et libère directement la créativité spontannée des hommes, au contraire, ni même qui leur permette de comprendre immédiatement le monde. Ce qu’exprimait la vieille femme rwandaise — cet être que l’administrateur blanc devait, du haut de sa spiritualité belge, regarder comme une bête sauvage — apparaissait chargé de culpabilité et de mauvaise conscience, c’est-à-dire entaché d’une bêtise ignoble, dans le vieux propos: «J’ai beaucoup étudié et c’est pourquoi je sais que je ne sais rien.» Car il est faux, en un sens, qu’une étude ne nous apprenne rien, si elle n’abandonne pas le point de vue de la totalité. Ce qui fut appelé rien, c’étaient les étages successifs du qualitatif ; ce qui, à des niveaux divers, restait dans la ligne du qualitatif. Que l’on me permette une image. Supposons plusieurs pièces sîtuées exactement les unes au-dessus des autres, réunies par un ascenseur qui les traverse en leur milieu et communiquant par l’extérieur grâce à des volées d’escaliers en colimaçon. Entre les gens qui habitent les différentes pièces, la liaison est directe mais comment communiqueraient-ils avec ceux qui se trouvent engagés à l’extérieur, dans l’escalier? Entre les détenteurs du qualitatif et les détenteurs de la connaissance à crémaillère, il n’y a pas de dialogue. Incapables pour la plupart de lire le manifeste de Marx et Engels, les ouvriers de 1848 possédaient en eux l’essentiel du texte. C’est d’ailleurs en cela que la théorie marxiste était radicale. La condition ouvrière et ses implications, que le Manifeste exprimait théoriquement à l’étage supérieur, permettaient aux plus ignorants des prolétaires d’accéder immédiatement, le moment venu, à la compréhension de Marx. L’homme cultivé et usant de sa culture comme d’un lance-flammes est fait pour s’entendre avec l’homme inculte mais qui ressent dans la réalité vécue quotidiennement ce que l’autre exprime savamment. Il faut bien que les armes de la critique rejoignent la critique des armes.

Seul le qualitatif permet de passer d’un bond à l’étage supérieur. C’est la pédagogie du groupe en péril, la pédagogie de la barricade. Mais le graduel du pouvoir hiérarchisé ne conçoit semblablement qu’une hiérarchie de connaissance graduelles ; des gens dans l’escalier, spécialisés dans la nature et la quantité des marches, se rencontrent, se croisent, se heurtent, s’insultent. Quelle importance? En bas l’autodidacte farci de bon sens, en haut l’intellectuel collectionnant les idées se renvoient l’image inverse d’un même ridicule. Miguel de Unamuno et l’ignoble Millan Astray, le salarié de la pensée et son contempteur, s’affrontent en vain ; hors du qualitatif, l’intelligence n’est qu’une marotte d’imbéciles.

Les alchimistes appelaient materia prima les éléments indispensables au Grand Oeuvre. Et ce que Paracelse en écrit s’applique parfaitement au qualitatif: «Il est manifeste que les pauvres en ont davantage que les riches. Les gens en gaspillent la bonne part et n’en retiennent que la mauvaise part. Elle est visible et invisible, et les enfants jouent avec elle dans la rue. Mais les ignorants la foulent aux pieds quotidiennement.» Or la conscience de materia prima qualitative doit sans cesse s’affiner dans la plupart des esprits, à mesure que s’effondrent les bastions de la pensée spécialisée et de la connaissance graduelle. La prolétarisation accule désormais au même nihilisme ceux qui font profession de créer et ceux que leur profession empêche de créer, les artistes et les travailleurs. Et cette prolétarisation qui va de pair avec son refus, c’est-à-dire avec le refus des formes récupérées de la créativité, s’effectue dans un tel encombrement de biens culturels — disques, livres de poche — que ceux-ci vont, une fois arrachés au consommable, passer sans délais au service de la vraie créativité. Ainsi le sabotage des mécanismes de la consommation économique et culturelle trouve-t-il à s’illustrer de façon exemplaire chez ces jeunes gens qui volent les livres dont ils attendent confirmation de leur radicalité.

Réinvesties sous le signe du qualitatif, les connaissances les plus diverses créent un réseau aimanté capable de soulever les plus lourdes traditions. Le savoir est multiplié par la puissance exponentielle de la simple créativité spontanée. Avec des moyens de fortune et pour un prix dérisoire, un ingénieur allemand a mis au point un appareil qui réalise les mêmes opération que le cyclotron. Si la créativité individuelle, aussi médiocrement stimulée, arrive à de pareils résultats, que ne faut-il espérer de chocs qualitatifs, de réactions en chaîne où l’esprit de la liberté qui s’est maintenu vivant dans les individus reparaîtrait collectivement pour célébrer, dans le feu de joie et la rupture d’interdits, la grande fête sociale?

Il ne s’agit plus, pour un groupe révolutionnaire cohérent, de créer un conditionnement de type nouveau, mais au contraire d’établir des zones de protection où l’intensité du conditionnement tende vers zéro. Rendre chacun conscient de son potentiel de créativité est une tentative vouée à l’échec si elle ne recourt pas à l’éveil par le choc qualitatif. Il n’y a plus rien à attendre des partis de masses et des groupes fondés sur le recrutement quantitatif. Par contre, une microsociété dont les membres se seraient reconnus sur la base d’un geste ou d’une pensée radicale, et qu’un filtrage théorique serré maintiendrait dans un état de pratique efficace permanent, un tel noyau, donc, réunirait toutes les chances de rayonner un jour avec suffisamment de force pour libérer la créativité du plus grand nombre des hommes. Il faut changer en espoir le désespoir des terroristes anarchistes ; corriger dans le sens d’une stratégie moderne leur tactique de guerrier médiéval.

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La poésie. — Qu’est-ce que la poésie? La poésie est l’organisation de la spontanéité créative, l’exploitation du qualitatif selon les lois intrinsèques de cohérence. Ce que les Grecs nommaient POIEN, qui est le «faire» ici rendu à la pureté de son jaillissement originel et, pour tout dire, à la totalité.

Où le qualitatif manque, nulle poésie possible. Dans le vide laissé par la poésie s’installe son contraire: l’information, le programme transitoire, la spécialisation, la réforme ; bref le parcellaire sous ses diverses formes. Toutefois, la présence du qualitatif n’implique pas fatalement un prolongement poétique. Il peut se faire qu’une grande richesse de signes et de possibles s’égare dans la confusion, se perde faute d’une cohérence, s’émiette par interférences. Or le critère d’efficacité prédomine toujours. La poésie, c’est donc aussi la théorie radicale digérée par les actes ; le couronnement de la tactique et de la stratégie révolutionnaire ; l’apogée du grand jeu sur la vie quotidienne.

Qu’est-ce que la poésie? En 1895, lors d’une grève mal engagée et vouée, semble-t-il, à l’échec, un militant du Syndicat national des Chemins de Fer prit la parole et fit allusion à un moyen ingénieux et peu coûteux: «Avec deux sous d’une certaine matière utilisée à bon escient, déclara-t-il, il nous est possible de mettre une locomotive dans l’impossibilité de fonctionner.» Les milieux gouvernementaux et capitalistes cédèrent aussitôt. Ici la poésie est nettement l’acte qui engendre des réalités nouvelles, l’acte du renversement de perspective. La materia prima est à la portée de tous. Sont poètes ceux qui en connaissent l’usage, savent l’employer efficacement. Et que dire d’une matière de deux sous quand l’existence quotidienne offre à profusion une énergie disponible et sans pareille: volonté de vivre, désir effréné, passion de l’amour, amour des passions, force de peur et d’angoisse, gonflement de la haine et retombées de la rage de détruire? Quels bouleversements poétiques n’est-on pas fondé d’espérer de sentiments aussi universellement ressentis que ceux de la mort, de l’âge, de la maladie? C’est de cette conscience encore marginale que doit partir la longue révolution de la vie quotidienne, la seule poésie faite par tous, non par un.

Qu’est-ce que la poésie? demandent les esthètes. Et il faut alors leur rappeler cette évidence: la poésie est devenue rarement poème. La plupart des oeuvres d’art trahissent la poésie. Comment en serait-il autrement, puisque la poésie et le pouvoir sont inconciables? Au mieux, la créativité de l’artiste se donne une prison, elle se cloître en attendant son heure dans une oeuvre qui n’a pas dit son dernier mot ; mais bien que l’auteur en attende beaucoup, ce dernier mot — celui qui précède la communication parfaite — elle ne le prononcera jamais tant que la révolte de la créativité n’aura pas mené l’art jusqu’à sa réalisation.

L’oeuvre d’art africaine, qu’il s’agisse d’un poème ou d’une musique, d’une sculpture ou d’un masque, n’est considérée comme achevée que lorsqu’elle est verbe créateur, parole agissante ; que si elle fonctionne. Or ceci ne vaut pas seulement pour l’art africain. Pas un art au monde qui ne s’efforce de fonctionner ; et de fonctionner, même au niveau des récupérations ultérieures, comme une seule et même volonté initiale: une volonté de vivre dans l’exubérance du moment créatif. Comprend-on pourquoi les meilleures oeuvres n’ont pas de fin? Elles ne font qu’exiger sur tous les tons le droit de se réaliser, d’entrer dans le monde du vécu. La décomposition de l’art actuel est l’arc idéalement bandé pour une telle flèche.

Rien ne sauvera de la culture du passé le passé de la culture, sinon les tableaux, les écrits, les architectures musicales ou lithiques dont le qualitatif nous atteint, libéré de sa forme aujourd’hui contaminée par le dépérissement de toutes les formes de l’art. Sade, Lautréamont, mais aussi Villon, Lucrèce, Rabelais, Pascal, Fourier, Bosch, Dante, Bach, Swift, Shakespeare, Uccello… se dépouillent de leur enveloppe culturelle, sortent des musées où l’histoire les avait colloqués et entrent comme de la mitraille meurtrière dans les marmites à renversement des réalisateurs de l’art. A quoi juge-t-on de la valeur d’une oeuvre ancienne? A la part de théorie radicale qu’elle contient, au noyau de spontanéité créative que les nouveaux créateurs s’apprêtent à libérer pour et par une poésie inédite.

La théorie radicale excelle à différer l’acte amorcé par la spontanéité créative, sans l’altérer ni le dévoyer de sa course. De même, dans ses meilleurs moments, la démarche artistique tente d’imprimer au monde le mouvement d’une subjectivité toujours tentaculaire, toujours assoiffée de créer et de se créer. Mais tandis que la théorie radicale colle à la réalité poétique, à la réalité qui se fait, au monde que l’on transforme, l’art s’engage dans une démarche identique avec un risque beaucoup plus grand de se perdre et de se corrompre. Seul l’art armé contre lui-même, contre ce qu’il a de plus faible — de plus esthétique — résiste à la récupération.

On le sait, la société de consommation réduit l’art à une variété de produit consommable. Et plus la réduction se vulgarise, plus la décomposition s’accélère, plus s’accroissent les chances d’un dépassement. La communication si impérativement désirée par l’artiste est interrompue et interdite jusque dans les rapports les plus simples de la vie quotidienne. Si bien que la recherche de nouveaux modes de communication, loin d’être réservée aux peintres ou aux poétes, participe aujourd’hui d’un effort collectif. Ainsi prend fin la vieille spécialisation de l’art. Il n’y a plus d’artistes car tous le sont. L’oeuvre d’art à venir, c’est la construction d’une vie passionnante.

La création importe moins que le processus qui engendre l’oeuvre, que l’acte de créer. L’état de créativité fait l’artiste, et non pas le musée. Malheureusement, l’artiste se reconnaît rarement comme créateur. La plupart du temps, il pose devant un public, il donne à voir. L’attitude contemplative devant l’oeuvre d’art a été la première pierre jetée au créateur. Cette attitude, il l’a provoquée et elle le tue aujourd’hui depuis que, réduite au besoin de consommer, elle relève des impératifs économiques les plus grossiers. C’est pourquoi il n’y a plus d’oeuvre d’art, au sens classique du terme. Il ne peut plus y avoir d’oeuvre d’art, et c’est très bien ainsi. La poésie est ailleurs, dans les faits, dans l’événement que l’on crée. La poésie des faits, qui a été de tout temps traitée marginalement, réintègre aujourd’hui le centre de tous les intérêts, la vie quotidienne qu’à vrai dire elle n’a jamais quittée.

La vraie poésie se moque de la poésie. Mallarmé, en quête du Livre, ne désire rien tant qu’abolir le poème, et comment abolir un poème sinon en le réalisant? Or, cette nouvelle poésie, quelques contemporains de Mallarmé en usent avec éclat. Lorsqu’il les appela des «anges de pureté», l’auteur d’Hérodiade prit-il conscience que les agitateurs anarchistes offraient au poète une clé que, muré dans son langage, il ne pouvait employer?

La poésie est toujours quelque part. Vient-elle à déserter les arts, on voit mieux qu’elle réside avant tout dans les gestes, dans un style de vie, dans une recherche de ce style. Partout réprimée, cette poésie-là fleurit partout. Brutalement refoulée, elle reparaît dans la violence. Elle consacre les émeutes, épouse la révolte, anime les grandes fêtes sociales avant que les bureaucrates l’assignent à résidence dans la culture hagiographique.

La poésie vécue a su prouver au cours de l’histoire, même dans la révolte parcellaire, même dans le crime — cette révolte d’un seul, comme dit Coeurderoy — qu’elle protégeait par-dessus tout ce qu’il y a d’irréductible dans l’homme: la spontanéité créative. La volonté de créer l’unité de l’homme et du social, non sur la base de la fiction communautaire, mais au départ de la subjectivité, voilà ce qui fait de la poésie nouvelle une arme dont chacun doit apprendre le maniement par soi-même. L’expérience poétique désormais fait prime. L’organisation de la spontanéité sera l’oeuvre de la spontanéité elle-même.