L’organisation de l’apparence

XIV: L’organisation de l’apparence

L’organisation de l’apparence est un système de protection des faits. Un racket. Elle les présente dans la réalité médiate pour que la réalité immédiate ne les présente pas. Le mythe est l’organisation de l’apparence du pouvoir parcellaire. Contesté, la cohérence du mythe devient mythe de la cohérence. Accrue historiquement, l’incohérence du spectacle devient spectacle de l’incohérence: le Pop Art est l’actuel pourrissement consommable et le pourrissement du consommable actuel (1). — La pauvreté du «drame» comme genre littéraire va de pair avec la reconquête de l’espace social par les attitudes théâtrales. Le théâtre s’appauvrit sur la scène et s’enrichit de la vie quotidienne, dont il s’efforce de dramatiser les conduites. — Les rôles sont les moules idéologiques du vécu. La mission de les parfaire appartient aux spécialistes (2).

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«On a, dit Nietzsche, imaginé par un mensonge le monde idéal, on a enlevé à la réalité sa valeur, sa signification, sa véracité. Le mensonge de l’idéal a été jusqu’à présent la malédiction suspendue au-dessus de la réalité. L’humanité elle-même, à force de se pénétrer de ce mensonge a été faussée et falsifiée jusque dans ses instincts les plus profonds, jusqu’à l’adoration des valeurs opposées à celles qui garantissaient le développement, le présent en devenir.» Qu’est-ce donc que le mensonge de l’idéal sinon la vérité des maîtres? Quand le vol a besoin d’assises légales, quand l’autorité se couvre de l’intérêt général pour s’exercer impunément à des fins privées, comment voudrait-on que le mensonge ne fascine les esprits, ne les plie à ses lois jusqu’à faire de ce pli comme une disposition quasi naturelle de l’homme? Et il est vrai que l’homme ment parce que dans un monde régi par le mensonge, il ne lui est pas possible d’agir autrement ; il est lui-même mensonge, lié par son propre mensonge. Le sens commun ne contresigne jamais que le décret promulgué au nom de tous contre la vérité. Il est une codification vulgarisée du mensonge.

Et cependant, personne ne reste grimaçant vingt-quatre heures par jour sous le poids de l’inauthentique. De même que chez les penseurs les plus radicaux le mensonge des mots porte en soi la lumière qui le fait transparaître, de même il est peu d’aliénations quotidiennes qui ne se brisent, l’espace d’une seconde ou d’une heure ou d’un rêve, sur leur désaveu subjectif. Personne n’est tout à fait dupe de ce qui le détruit pas plus que les mots n’obéissent tout à fait au pouvoir. Il s’agit seulement d’étendre les moments de vérité, les icebergs subjectifs qui couleront les Titanic du mensonge.

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La vague de matérialité emporte au large les débris du mythe qu’elle a brisé. La bourgeoisie, qui en fut le mouvement et n’en est plus que l’écume, disparaît avec eux. Montrant par quel prévisible choc en retour le roi dicte au tueur à gages les ordres qui demain seront exécutoires sur sa propre personne, Shakespeare semble décrire anticipativement le sort promis à la classe déicide. La machine à tuer ne connaît plus ses maîtres dès l’instant où les assassins de l’ordre cessent d’obéir à la foi du mythe ou, si l’on veut, au Dieu qui légalise leurs crimes. Ainsi la révolution est-elle la plus belle invention de la bourgeoisie, le noeud coulant grâce auquel elle va se balancer dans le néant. On comprend que la pensée bourgeoise, tout entière suspendue à la corde radicale qu’elle a tressée, s’accroche avec l’énergie du désespoir à toutes les solutions réformistes, à tout ce qui peut prolonger sa durée, même si son poids l’entraîne irrésistiblement vers la dernière convulsion. Le fascisme est en quelque sorte le porte-parole de la chute irrémédiable, esthète rêvant de précipiter l’univers dans le gouffre, logicien de la mort d’une classe et sophiste de la mort universelle. Cette mise en scène de la mort choisie et refusée est aujourd’hui au centre du spectacle de l’incohérence.

L’organisation de l’apparence se veut, comme l’ombre de l’oiseau qui vole, immobile. Mais son immobilité, liée aux efforts de la classe dominante pour asseoir son pouvoir, n’est qu’un vain espoir d’échapper à l’histoire qui l’entraîne. Cependant, il existe entre le mythe et son état parcellaire et désacralisé, le spectacle, une différence notable dans leur résistance à la critique des faits. L’importance variable prise dans les civilisations unitaires par les artisans, les marchands, les banquiers, explique la permanence d’une oscillation entre la cohérence du mythe et le mythe de la cohérence. Tandis que le triomphe de la bourgeoisie, en introduisant l’histoire dans l’arsenal des apparences, rend l’apparence à l’histoire et donne un sens irréversible à l’évolution qui va de l’incohérence du spectacle au spectacle de l’incohérence.

Chaque fois que la classe commerçante, peu respectueuse des traditions, menace de désacraliser les valeurs, le mythe de la cohérence succède à la cohérence du mythe. Qu’est-ce à dire? Ce qui, jusque-là, allait de soi a soudainement besoin d’être réaffirmé avec force, la foi spontannée le cède à la profession de foi, le respect des grands de ce monde s’affermit dans le principe de la monarchie autoritaire. Je souhaite que l’on étudie de plus près le paradoxe de ces interrègnes du mythe où l’on voit les éléments bourgeois sacraliser leur importance par une religion nouvelle, par l’anoblissement… dans le même temps que les nobles, d’un mouvement inverse, s’adonnent au grand jeu de l’impossible dépassement (la Fronde, mais aussi la dialectique héraclitéenne et Gilles de Rais). L’aristocratie a su tourner en mot d’esprit le mot de sa fin ; la bourgeoisie n’aura pour disparaître que la gravité de sa pensée. Pour les forces révolutionnaires du dépassement, n’y aurait-il pas plus à tirer de la légèreté de mourir que du poids de la survie?

Sapé par la critique des faits, le mythe de la cohérence n’a pu fonder une nouvelle cohérence mythique. L’apparence, ce miroir où les hommes se dissimulent à eux-mêmes leurs propres décisions, s’émiette et tombe dans le domaine public de l’offre et de la demande individuelle. sa disparition sera celle du pouvoir hiérarchisé, cette façade «derrière laquelle il n’y a rien». La progression ne laisse pas de doute. Au lendemain de la grande révolution, les succédanés de Dieu font prime sur le marché du laissé pour compte, Etre suprême et concordat bonapartiste ouvrent la série, suivis de près par le nationalisme, l’individualisme, le socialisme, le national-socialisme, les néoismes, sans compter les résidus individualisés de toutes les Weltanschauung en solde et les milliers d’idéologies portatives offertes aujourd’hui comme prime à tout acheteur de T.V., de culture, de poudre à lessiver. La décomposition du spectacle passe désormais par le spectacle de la décomposition. Il est dans la logique des choses que le dernier comédien filme sa propre mort. En l’occurrence, la logique des choses est celle du consommable, de ce qui se vend en se consumant. La pataphysique, le sous-dadaïsme, la mise en scène de la pauvreté quotidienne vont border la route qui conduit en hésitant vers les derniers cimetières.

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L’évolution du théâtre comme genre littéraire ne laisse pas d’éclairer l’organisation de l’apparence. Après tout, n’en est-il pas la forme la plus simple, la notice explicative? Originellement confondu avec elle en des représentations sacrées révélant aux hommes le mystère de la transcendance, il élabore en se désacralisant le modèle de futures constructions de type spectaculaire. Hormis les machines de guerre, les machines anciennes trouvent leur origine dans le théâtre ; grues, poulies, mécanismes hydrauliques appartiennent au magasin des accessoires avant de bouleverser les rapports de production. Le fait vaut d’être signalé: si loin que l’on remonte, la domination de la terre et des hommes relève partout de techniques mises invariablement au service du travail et de l’illusion.

La naissance de la tragédie rétrécit déjà le champ où les hommes primitifs et les dieux s’affrontaient dans un dialogue cosmique. La participation magique est distancée, mise en suspens ; elle s’ordonne selon les lois de réfraction des rites initiaux, non plus selon ces rites eux-mêmes ; elle devient un spectaculum, une chose vue, tandis que les dieux, relégués peu à peu parmi les décors inutiles semblent prévenir leur élimination graduelle de toute la scène sociale. Quand la désacralisation aura dissous les relations mythiques, le drame succédera à la tragédie. La comédie atteste bien de la transition ; son humour corrosif attaque avec l’énergie des forces nouvelles un genre désormais sénile. Le Dom Juan de Molière, la parodie de Haendel dans L’Opéra des Gueux de John Gay sont, à ce titre, éloquents.

Avec le drame, la société des hommes prend la place des dieux. Or, si le théâtre n’est au XIX° siècle qu’un divertissement parmi d’autres, qu’on ne s’y trompe pas: en fait, débordant la scène traditionnelle, il reconquiert tout l’espace social. La banalité consistant à assimiler la vie à une comédie dramatique appartient à ce type d’évidence qui semble dispenser de l’analyse. De la confusion savamment entretenue entre le théâtre et la vie, il paraît bon de ne pas discuter ; comme s’il était naturel que cent fois par jour, je cesse d’être moi-même pour me glisser dans la peau de personnages dont je ne veux assumer ni les préoccupations, ni la signification. Certes, il peut m’arriver de me comporter librement en acteur, de tenir un rôle par jeu, par plaisir. Le rôle n’est pas là. L’acteur chargé de figurer un condamné à mort dans une pièce réaliste a toute latitude de rester lui-même — n’est-ce pas le paradoxe du bon comédien? — mais s’il jouit d’une telle liberté, c’est évidemment que le cynisme de ses bourreaux ne l’atteint pas dans sa chair, frappe seulement l’image stéréotypée qu’il incarne à force de technique et de sens dramatique. Dans la vie quotidienne, les rôles imprègnent l’individu, ils le tiennent éloigné de ce qu’il est et de ce qu’il veut être authentiquement ; ils sont l’aliénation incrustée dans le vécu. Là, les jeux sont faits, c’est pourquoi ils ont cessé d’être des jeux. Les stéréotypes dictent à chacun en particulier, on pourrait presque dire «intimement», ce que les idéologies imposent collectivement.

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Un conditionnement parcellaire a remplacé l’ubiquité du conditionnement divin et le pouvoir s’efforce d’atteindre, par une grande quantité de petits conditionnements, à la qualité de l’ancien service d’Ordre. Cela signifie que la contrainte et le mensonge s’individualisent, cernent de plus près chaque être particulier pour mieux le transvaser dans une forme abstraite. Cela signifie aussi qu’en un sens, celui du gouvernement des hommes, le progrès des connaissances humaines perfectionne l’aliénation ; plus l’homme se connaît par la voie officielle, plus il s’aliène. La science est l’alibi de la police. Elle enseigne jusqu’à quel degré l’on peut torturer sans entraîner la mort, elle enseigne surtout jusqu’à quel point l’on peut devenir l’héautontimorouménos, l’honorable bourreau de soi-même. Comment devenir une chose en gardant l’apparence humaine et au nom d’une certaine apparence humaine.

Le cinéma ou sa forme individualisée, la télévision, ne remporte pas ses plus belles victoires sur le terrain de la pensée. Il dirige bien peu l’opinion. Son influence s’exerce autrement. D’une scène de théâtre, un personnage frappe le spectateur par la ligne générale de son attitude et par la force de conviction de ce qu’il récite ; sur le grand ou le petit écran, le même personnage se décompose en une suite de détails précis qui agissent sur l’oeil du spectateur comme autant de subtiles impressions. C’est une école du regard, une leçon d’art dramatique où une crispation du visage, un mouvement de la main traduisent pour des milliers de spectateurs la façon adéquate d’exprimer un sentiment, un désir…. A travers la technique encore rudimentaire de l’image, l’individu apprend à modeler ses attitudes existentielles sur les portraits-robots que la psychosociologie moderne trace de lui. Il entre dans les schémas du pouvoir à la faveur même de ses tics et de ses manies. La misère de la vie quotidienne atteint son comble en se mettant en scène. De même que la passivité du consommateur est une passivité active, de même, la passivité du spectateur est sa fonction d’assimiler des rôles pour les tenir ensuite selon les normes officielles. Les images répétées, les stéréotypes offrent une série de modèles où chacun est invité à se tailler un rôle. Le spectacle est un musée des images, un magasin d’ombres chinoises. Il est aussi un théâtre d’essai. L’homme-consommateur se laisse conditionner par les stéréotypes (côté passif) sur lesquels il modèle ses différents comportements (côté actif). Dissimuler la passivité en renouvelant les formes de participation spectaculaire et la variété des stéréotypes, c’est à quoi s’emploient aujourd’hui les fabricants de happenings, de Pop Art et de socio-drames. Les machines de la société de production tendent à devenir à part entière les machines de la société de spectacle ; on peut exposer un cerveau électronique. On en revient à une conception originelle du théâtre, la participation générale des hommes au mystère de la divinité, mais à l’étage supérieur, avec l’appui de la technique. Et du même coup avec des chances de dépassement qui ne pouvaient exister dans la plus haute antiquité.

Les stéréotypes ne sont rien que les formes dégénérées des anciennes catégories éthiques (le chevalier, le saint, le pêcheur, le héros, le félon, le féal, l’honnête homme…). Les images qui agissaient au sein de l’apparence mythique par la force du qualitatif ne puisent leur rayonnement au sein de l’apparence spectaculaire que grâce à leur reproduction rapide et conditionnante (le slogan, la photo, la vedette, les mots…). J’ai montré plus haut que la production technique de relations magiques telles que la croyance ou l’identification dissolvait en fin de compte la magie. Ceci, ajouté à la fin des grandes idéologies, a précipité le chaos des stéréotypes et des rôles. D’où les conditions nouvelles imposées au spectacle.

Des évènements, nous ne possédons qu’un scénario vide. Leur forme nous atteint, non leur substance ; elle nous atteint avec plus ou moins de force, selon son caractère répétitif et selon la place qu’elle occupe dans la structure de l’apparence. Car en tant que système organisé, l’apparence est un gigantesque classeur où les évènements sont morcelés, isolés, étiquetés et rangés (affaires du coeur, domaine politique, secteur gastronomique…). Boulevard Saint-Germain, un jeune blouson noir assassine un passant. Qu’est-ce au juste que la nouvelle diffusée par la presse? Un schéma préétabli chargé de susciter la pitié, l’indignation, le dégoût, l’envie ; un fait décomposé en ses parties abstraites, elles-mêmes distribuées selon les rubriques adéquates (la jeunesse, la délinquance, la violence, l’insécurité…). L’image, la photo, le style, construits et coordonnés selon des techniques combinatoires, constituent une sorte de distributeur automatique d’explications toutes faites et de sentiments contrôlés. Des individus réels réduits à des rôles servent d’appâts: l’étrangleur, le prince de Galles, Louison Bobet, Brigitte Bardot, Mauriac divorcent, font l’amour, pensent et se curent le nez pour des milliers de gens. La promotion du détail prosaïque spectaculairement signifié aboutit à la multiplication des rôles inconsistants. Le mari jaloux et meurtrier a sa place au côté du pape agonisant, la veste de Johny Hallyday rejoint le soulier de Khrouchtchev, l’envers vaut l’endroit, le spectacle de l’incohérence est permanent. C’est qu’il existe une crise des structures. Les thèmes sont trop abondants, le spectacle est partout, dilué, inconsistant. La vieille relation si souvent employée, le manichéisme, tend à disparaître ; le spectacle est en deçà du bien et du mal. En 1930, les surréalistes saluant le geste d’un exhibitionniste s’illusionnaient sur la portée de leur éloge. Ils apportaient au spectacle de la morale le piment nécessaire à sa régénération. La presse à senstation n’agit pas autrement. Le scandale est une nécessité de l’information, au même titre que l’humour noir et le cynisme. Le vrai scandale est dans le refus du spectacle, dans son sabotage. Le pouvoir ne l’évitera qu’en renouvelant et en rajeunissant les structures de l’apparence. Ce pourrait bien être la fonction principale, en dernier ressort, des structuralistes. Mais on n’enrichit pas la pauvreté en la multipliant. Le spectacle se dégrade par la force des choses, ainsi s’effrite le poids qui entraîne à la passivité ; les rôles par la force de résistance du vécu, ainsi la spontanéité crève l’abcès de l’inauthentique et de la fausse activité.