Le règne du quantitatif

X: Le règne du quantitatif

Les impératifs économiques tentent d’imposer à l’ensemble des comportements humains la mesure étalonnée des marchandises. La très grande quantité devrait tenir lieu de qualitatif, mais même la quantité est contingentée, économisée. Le mythe se fonde sur la qualité, l’idéologie sur la quantité. La saturation idéologique est un morcellement en petites quantités contradictoires, incapables de ne pas se détruire et de n’être pas détruites par la négativité qualitative du refus populaire (1). — Quantitatif et linéaire sont indissociables. Ligne et mesure du temps, ligne et mesure de la vie définissent la survie ; une suite d’instants interchangeables. Ces lignes entrent dans la géométrie confuse du pouvoir (2).

1

Le système des échanges commerciaux a fini par gouverner les relations quotidiennes de l’homme avec lui-même et avec ses semblables. Sur l’ensemble de la vie publique et privée, le quantitatif règne.

«Je ne sais pas ce que c’est qu’un homme, avouait le marchant de L’Exception et la règle, je ne connais que son prix.» Dans la mesure où les individus acceptent et font exister le pouvoir, le pouvoir aussi les réduit à sa mesure, il les étalonne. Pour le système autoritaire, qu’est-ce que l’individu? Un point dûment situé dans sa perspective. Un point qu’il reconnaît certes, mais à travers une mathématique, sur un diagramme où les éléments, portés en abscisses et ordonnées, lui assignent sa place exacte.

La capacité chiffrée de produire et de faire produire, de consommer et de faire consommer, concrétise à merveille cette expression si chère aux philosophes (et par ailleurs si révélatrice de leur mission): la mesure de l’homme. Il n’est pas jusqu’à l’humble plaisir d’une randonnée en voiture qui ne s’évalue communément sur le nombre de kilomètres parcourus, la vitesse atteinte, et la consommation d’essence. A la cadence où les impératifs économiques s’approprient les sentiments, les passions, les besoins, payant comptant leur falsification, il ne restera bientôt plus à l’homme que le souvenir d’avoir été. L’histoire, où l’on vivra rétrospectivement, consolera de survivre. Comment la vraie joie tiendrait-elle dans un espace-temps mesurable et mesuré? Même pas un rire franc. Tout au plus l’épais contentement de celui-qui-a-pour-son-argent, et existe à ce taux. Il n’y a de mesurable que l’objet, c’est pourquoi tout échange réifie.

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Ce qui subsistait de tension passionnelle entre la jouissance et sa recherche aventureuse achève de se désagréger en une succession haletante de gestes reproduits mécaniquement, et sur un rythme dont on attend vainement qu’il hausse, ne serait-ce, qu’à un semblant d’orgasme. L’Eros quantitatif de la vitesse, du chagement rapide, de l’amour contre la montre déforme partout le visage authentique du plaisir.

Le qualitatif revêt lentement l’aspect d’un infini quantitatif, une série sans fin et dont la fin temporaire est toujours la négation du plaisir, une insatisfaction de base, comme dans le donjuanisme. Encore si la société actuelle encourageait une insatisfaction de ce genre, si elle laissait à la soif insatiable d’absolu licence d’exercer ses ravages et son attrait délirant! Qui refuserait d’accorder quelque charme à la vie d’un oisif, un tant soit peu désabusé, mais jouissant à loisir de tout ce qui rend la passivité délicieuse: sérail de jolies filles et de beaux esprits, drogues raffinées, mets recherchés, liqueurs brutales, parfums suaves ; à un homme, dis-je, moins enclin à changer la vie qu’à chercher refuge dans ce qu’elle offre de plus accueillant ; à un jouisseur de grand style (les porcs n’ont que la manière de jouir)? Mais quoi! Il n’est aujourd’hui personne qui détienne un tel choix: la quantité même est contingentée par les sociétés de l’Est et de l’Ouest. Un magnat de la finance à qui il ne resterait qu’un mois à vivre refuserait encore d’engloutir le tout de sa fortune dans une immense orgie. La morale du profit et de l’échange ne lâche pas sa proie ; l’économie capitaliste à l’usage des familles s’appelle parcimonie.

Et pourtant, quelle aubaine pour la mystification que d’emprisonner le quantitatif dans la peau du qualitatif, je veux dire de laisser à la multiplicité des possibles l’illusion prestigieuse de fonder un monde à plusieurs dimensions. Englober les échanges dans le don, laisser entre la Terre et le Ciel s’épanouir toutes les aventures (celle de Gilles de Rais, celle de Dante), c’est cela précisément qui était interdit à la classe bourgeoise, c’est cela qu’elle détruisait au nom du commerce et de l’industrie. Et à quelle nostalgie elle se condamnait ainsi! Pauvre et précieux catalyseur — à la fois tout et rien -, grâce auquel la société sans classe et sans pouvoir autoritaire réalisera les rêves de son enfance aristocratique.

Les société unitaires féodales et tribales tenaient en l’acte de foi un élément qualitatif mythique et mystifiant de première importance. A peine la bourgeoisie a-t-elle brisé l’unité du pouvoir et de Dieu qu’elle s’efforce d’enrober d’esprit unitaire ce qui n’est plus entre ses mains que parcelles et miettes de pouvoir. Hélas, sans unité, pas de qualitatif! La démocratie triomphe avec l’atomisation sociale. La démocratie est le pouvoir limité du plus grand nombre et le pouvoir du plus grand nombre limité. Très tôt, les grandes idéologies lâchent la foi pour le nombre. Qu’est-ce que la patrie? Aujourd’hui quelques milliers d’anciens combattants. Et ce que Marx et Engels appelaient «notre parti»? Aujourd’hui quelques milliers de voix électorales, quelques milliers de colleurs d’affiches ; un parti de masse.

En fait, l’idéologie tire son essence de la quantité, elle n’est rien qu’une idée reproduite un grand nombre de fois dans le temps (le conditionnement pavlovien) et dans l’espace (la prise en charge par les consommateurs). L’idéologie, l’information, la culture tendent de plus en plus à perdre leur contenu pour devenir du quantitatif pur. Moins une information a d’importance, plus elle est répétée et mieux elle éloigne les gens de leurs véritables problèmes. Mais nous sommes loin du gros mensonge dont Goebbels dit qu’il passe mieux que tout autre. La surenchère idéologique étale avec la même force de conviction cent bouquins, cent poudres à lessiver, cents conceptions politiques dont elle a successivement fait admettre l’incontestable supériorité. Même dans l’idéologie, la quantité se détruit par la quantité ; les conditionnements s’usent à force de se heurter. Comment retrouverait-on de la sorte la vertu du qualitatif, qui soulève des montagnes.

Au contraire, les conditionnements contradictoires risquent d’aboutir à un trauma, à une inhibition, à un refus radical du décervelage. Certes, il existe une parade: laisser au conditionné le soin de juger entre deux mensonges quel est le plus vrai, poser de fausses questions, susciter de faux dilemnes. Reste que la vanité de telles diversions pèse peu au regard du mal de survie auquel la société de consommation expose ses membres. De l’ennui peut naître à chaque instant l’irrésistible refus de l’uniformité. Les événements de Watts, de Stockholm et d’Amsterdam ont montré de quel prétexte infime pouvait jaillir le trouble salutaire. Quelle quantité de mensonges réitérés un seul geste de poésie révolutionnaire, n’est-il pas capable d’anéantir? De Villa à Lumumba, de Stockholm à Watts, l’agitation qualitative, celle qui radicalise les masses parce qu’elle est issue du radicalisme des masses, corrige les frontières de la soumission et de l’abrutissement.

2

Sous les régimes unitaires, le sacré cimentait la pyramide sociale où, du seigneur au serf, chaque être particulier tenait sa place selon le voeu de la Providence, l’ordre du monde et le bon plaisir du roi. La cohésion de l’édifice, corrodée par la critique dissolvante de la jeune bourgeoisie, disparaîtra sans que s’efface, on le sait, l’ombre de la hiérarchie divine. La dislocation de la pyramide, loin de supprimer l’ihumain, l’émiette. On voit s’absolutiser de petits être particuliers, de petits «citoyens» rendus disponibles par l’atomisation sociale ; l’imagination boursouflée de l’égocentrisme érige en univers ce qui tient en un point, tout pareil à des milliers d’autres points, grains de sable libres, égaux et fraternels, s’affairant çà et là comme autant de fourmis dont on vient bouleverser le savant labyrinthe. Ce ne sont que des lignes devenues folles depuis que Dieu a cessé de leur offrir un point de convergence, des lignes qui s’entrelacent et se brisent dans un apparent désordre ; car nul ne s’y trompe: en dépit de l’anarchie concurrentielle et de l’isolement individualiste, des intérêts de classe et de castes se nouent, structurant une géométrie rivale de la géométrie divine, mais bien impatiente d’en reconquérir la cohérence.

Or la cohérence du pouvoir unitaire,bien que fondée sur le principe divin, est une cohérence sensible, intimement vécue par chacun. Le principe matériel du pouvoir parcellaire n’autorise, paradoxalement, qu’une cohérence abstraite. Comment l’organisation de la survie économqiue se substituerait-elle sans heurt à ce Dieu immanent, partout présent, partout pris à témoin jusque dans les gestes les plus dénués d’importance (couper du pain, éternuer…)? Supposons même que que le gouvernement laïcisé des hommes puisse, avec l’aide des cybernéticiens, égaler la toute-puissance (d’ailleurs parfaitement relative) du mode de domination féodal, qui suppléera — et comment? — à l’ambiance mythique et poétique enveloppant la vie des communautés socialement solidaires et lui assurant, en quelque sorte, une troisième dimension? La bourgeoisie est bel et bien prise au piège de sa demi-révolution.

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Quantitatif et linéaire se confondent. Le qualitatif est plurivalent, le quantitatif univoque. La vie brisée, c’est la ligne de vie.

L’ascension radieuse de l’âme vers le ciel fait place à la prospection bouffonne du futur. Aucun moment ne s’irradie plus dans le temps cyclique des vieilles sociétés ; le temps est un fil ; de la naissance à la mort, de la mémoire du passé au futur attendu, une éternelle survie étire sa succession d’instants et de présents hybrides également grignotés par le temps qui fuit, par le temps qui vient. Le sentiment de vivre en symbiose avec les forces cosmiques — ce sens du simultané — révélait aux Anciens des joies que notre écoulement dans le monde est bien en peine de nous accorder. Que reste-t-il d’une telle joie? Le vertige de passer, la hâte de marcher au même pas que le temps. Etre de son temps, comme disent ceux qui en font commerce.

Il ne s’agit pas de regretter le temps cyclique, le temps de l’effusion mystique, mais bien de le corriger, de le centrer sur l’homme, non sur l’animal divin. L’homme n’est pas le centre du temps actuel ; seulement un point. Le temps se compose d’une succession de points, chacun pris indépendamment des autres, comme un absolu, amis un absolu répété, rabâché. Parce qu’ils se situent sur une ligne unique, tous les gestes, tous les instants prennent une égale importance. C’est cela le prosaïsme. Le règne du quantitatif est le règne du pareil au même. Les parcelles absolutisées ne sont-elles pas interchangeables? Dissociés les uns des autres — et donc séparés de l’homme lui-même — les instants de la survie se suivent et se ressemblent, comme se suivent et se ressemblent les attitudes spécialisées qui leur répondent, les rôles. On fait l’amour comme on fait de la moto. Chaque instant a son stéréotype, et les fragments de temps emportent les fragments d’hommes vers un incorrigible passé.

A quoi bon enfiler des perles dans l’espoir d’un collier de souvenirs! Encore si la profusion de perles détruisait le collier, mais non. Instant par instant, le temps fait son puits, tout se perd, rien ne se crée…

Je ne désire pas une suite d’instants mais un grand moment. Une totalité vécue, et qui ne connaît pas de durée. Le temps pendant lequel je dure n’est que le temps de mon vieillissement. Et cependant, parce qu’il faut aussi survivre pour vivre, en ce temps-là s’enracinent nécessairement les moments virtuels, les possibles. Fédérer les instants, les alléger de plaisir, en dégager la promesse de vie, c’est déjà apprendre à construire une «situation».

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Les lignes de survie individuelles s’entrecroisent, se heurtent, se coupent. Chacune assigne à la liberté de l’autre ses limites, les projets s’annulent au nom de leur autonomie. Ainsi se fonde la géométrie du pouvoir parcellaire.

On croit vivre dans le monde et l’on se range en fait dans une perspective. Non plus la perspective simultanée des peintres primitifs mais celle des rationalistes de la Renaissance. Les regards, les pensées, les gestes échappent avec peine à l’attraction du lointain point de fuite qui les ordonne et les corrige ; les situe dans son spectacle. Le pouvoir est le plus grand urbaniste. Il lotit la survie en parcelles privée et publique, il rachète à bas prix les terrains défrichés, interdit de construire sans passer par ses normes. Lui-même construit pour exproprier chacun de sa peau. Il construit avec une lourdeur que lui envient ses singes bâtisseurs de villes, traduisant en zones de dirigeants, en quartiers de cadres, en blocs de travailleurs (comme à Mourenx) le vieux grimoire de la sainte hiérarchie.

Reconstruire la vie, rebâtir le monde: une même volonté.