Toast aux ouvriers révolutionnaires
Toast aux ouvriers révolutionnaires
La critique radicale n’a fait qu’analyser le vieux monde et ce qui le nie. Elle doit maintenant se réaliser dans la pratique des masses révolutionnaires ou se renier contre elle.
Tant que le projet de l’homme total restera le fantôme qui hante l’absence de réalisation individuelle immédiate, tant que le prolétariat n’aura pas arraché de fait la théorie à ceux qui l’apprennent de son propre mouvement, le pas en avant de la radicalité sera toujours suivi de deux pas en arrière de l’idéologie.
En incitant les prolétaires à s’emparer de la théorie tirée du vécu et du non-vécu quotidien, le Traité prenait, en même temps que la parti du dépassement, le risque de toutes les falsifications auxquelles l’exposait le retard de sa mise en oeuvre insurrectionnelle. Dès l’instant qu’elle échappe au mouvement de la conscience révolutionnaire soudain freiné par l’histoire, la théorie radicale devient autre en restant elle-même, elle n’échappe pas tout à fait au mouvement similaire et inverse, à la régression vers la pensée séparée, vers le spectacle. Et qu’elle porte en soi sa propre critique ne l’expose jamais qu’à supporter en plus de la vermine idéologique — dont la variété s’étend ici du subjectivisme au nihilisme, en passant par le communautaire et l’hédonisme apolitique — les grenouilles boursouflées de la critique-critique.
Les atermoiements d’une action ouvrière radicale, qui mettra bientôt au service des passions et des besoins individuels les aires de production et de consommation qu’elle est initialement seule à pouvoir détourner, ont montré que la fraction du prolétariat sans emprise directe sur les mécanismes économiques réussissait seulement, dans sa phase ascendante, à formuler et à diffuser une théorie qu’incapable de réaliser et de corriger par elle-même elle transforme, dans sa phase de défaite, en une régression intellectuelle. La conscience sans usage n’a plus qu’à se justifier comme conscience usagée.
Ce que l’expression subjective du projet situationniste a pu donner de meilleur dans la préparation de Mai 1968 et dans la prise de conscience des nouvelles formes d’exploitation est ensuite devenu le pire dans la lecture intellectualisée à laquelle s’est résignée l’impuissance d’un grand nombre à détruire ce que seuls pouvaient détruire, moins du reste par occupation que par sabotage et détournement, les travailleurs responsables des secteurs clés de la production et de la consommation.
Parce que le projet situationniste a été la pensée pratique la plus avancée de ce prolétariat sans mainmise sur les centres moteurs du processus marchand, et aussi parce qu’il n’a jamais cessé de se donner pour tâche unique d’anéantir l’organisation sociale de survie au profit de l’autogestion généralisée, il ne peut tôt ou tard que reprendre son mouvement réel en milieu ouvrier, laissant au spectacle et à ses flatulences critiques le soin de le découvrir ou de l’augmenter de scolies.
La théorie radicale appartient à qui la rend meilleure. La défendre contre le livre, contre la marchandise culturelle où elle reste trop souvent et trop longtemps exposée, ce n’est pas en appeler à l’ouvrier anti-travail, anti-sacrifice, anti-hiérarchie contre le prolétaire réduit à la conscience, désarmée, des mêmes refus ; c’est exiger de ceux qui sont à la base de la lutte unitaire contre la société de survie qu’ils aient recours aux modes d’expression dont ils disposent avec le plus d’efficacité, aux actes révolutionnaires qui créent leur langage dans les conditions elles-mêmes créées pour empêcher tout retour en arrière. Le sabotage du travail forcé, la destruction du processus de production et de reproduction de la marchandise, le détournement des stocks et des forces productives au profit des révolutionnaires et de tous ceux qui les rejoindront par attraction passionnelle, voilà ce qui peut mettre fin non seulement à la réserve bureaucratique que constituent les ouvriers intellectualistes et les intellectuels ouvriéristes, mais à la séparation entre intellectuels et manuels, à toutes les séparations. Contre la division du travali et l’usine universelle, unité du non-travail et autogestion généralisée!
L’évidence des principales thèses du Traité doit maintenant se manifester dans les mains de ses anti-lecteurs sous forme de résultats concrets. Non plus dans une agitation d’étudiants mais dans la révolution totale. Il faut que la théorie porte la violence où la violence est déjà. Ouvriers des Asturies, du Limbourg, de Poznan, de Lyon, de Detroit, de Gsepel, de Leningrad, de Canton, de Buenos Aires, de Johannesburg, de Liverpool, de Kiruna, de Coïmbra, il vous appartient d’accorder au prolétariat tout entier le pouvoir d’étendre au plaisir de la révolution faite pour soi et pour tous le plaisir pris chaque jour à l’amour, à la destruction des contraintes, à la jouissance des passions.
Sans la critique des armes, les armes de la critique sont les armes du suicide. Quand ils ne tombent pas dans le désespoir du terrorisme ou dans la misère de la contestation, bon nombre de prolétaires deviennent les voyeurs de la classe ouvrière, les spectateurs de leur propre efficacité différée. Contents d’être révolutionnaires par procuration à force d’avoir été cocus et battus comme révolutionnaires sans révolution, ils attendent que se précipite la baisse tendancielle de pouvoir des cadres bureaucratiques pour proposer leur médiation et se conduire en chefs au nom de leur impuissance objective à briser le spectacle. C’est pourquoi il importe tant que l’organisation des ouvriers insurgés — la seule nécessaire aujourd’hui — soit l’oeuvre des ouvriers insurgés eux-mêmes, afin qu’elle serve de modèle d’organisation au prolétariat tout entier dans sa lutte pour l’autogestion généralisée. Avec elle prendront fin définitivement les organisations répressives (Etats, partis, syndicats, groupes hiérarchisés) et leur complément critique, le fétichisme organisationnel qui sévit dans le prolétariat non producteur. Elle corrigera dans la pratique immédiate la contradiction du volontarisme et du réalisme par laquelle l’IS (J’ai quitté l’IS et sa croissante quantité d’importance nulle en novembre 1970), en ne disposant que de l’exclusion et de la rupture pour empêcher l’incessante reproduction du monde dominant dans le groupe, a montré ses limites et démontré son incapacité d’harmoniser les accords et les discords intersubjectifs. Elle prouvera enfin que la fraction du prolétariat séparée des possibilités concrètes de détourner les moyens de production a besoin non d’organisation mais d’individus agissant pour leur compte, se fédérant occasionnellement en commandos de sabotage (neutralisation des réseaux répressifs, occupation de la radio, etc.), intervenant où et quand l’opportunité leur offre des garanties d’efficacité tactique et stratégique, n’ayant d’autre souci que de jouir sans réserves et inséparablement d’attiser partout les étincelles de la guérilla ouvrière, le feu négatif et positif qui, venu de la base du prolétariat, est aussi la seule base de liquidation du prolétariat et de la société de classes.
S’il manque aux ouvriers la cohérence de leur efficacité possible, du moins sont-ils assurés de la conquérir pour tous et de façon décisive, car à travers l’expérience des grèves sauvages et des émeutes se manifeste clairement la résurgence des assemblées de conseils, le retour des Communes, dont les apparitions soudaines ne surprendront — le temps d’une contre-attaque répressive sans comparaison avec la répression des mouvements intellectuels — que ceux qui ne voient pas sous la diversité de l’immobilité spectaculaire le progrès unitaire de la vieille taupe, la lutte clandestine du prolétariat pour l’appropriation de l’histoire et le bouleversement global de toutes les conditions de la vie quotidienne. Et la nécessité de l’histoire-pour-soi dévoile aussi son ironie dans la cohérence négative à laquelle aboutit au mieux le prolétariat désarmé, une cohérence en creux partout présente comme une mise en garde objective contre ce qui menace par l’intérieur la radicalité ouvrière: l’intellectualisation, avec sa régression de la conscience au savoir et à la culture ; les médiateurs non contrôlés et leur bureaucratie critique ; les obsédés du prestige, plus soucieux du renouvellement des rôles que de leur disparition dans l’émulation ludique de la guérilla de base ; le renoncement à la subversion concrète, à la conquête révolutionnaire du territoire et à son mouvement unitaire-international vers la fin des séparations, du sacrifice, du travail forcé, de la hiérarchie, de la marchandise sous toutes ses formes.
Le défi que la réification lance à la créativité de chacun n’est plus dans les «que faire?» théoriques mais dans la pratique du fait révolutionnaire. Quiconque ne découvre pas dans la révolution la passion pivotale qui permet toutes les autres n’a que les ombres du plaisir. En ce sens, le Traité est le chemin le plus court de la subjectivité individuelle à sa réalisation dans l’histoire faite par tous. Au regard de la longue révolution, il n’est qu’un petit point, mais un des points de départ du mouvement communaliste d’autogestion généralisée, comme il n’est qu’une esquisse, mais du jugement de mort que la société de survie prononce contre elle-même et que l’internationale des usines, des campagnes et des rues exécutera sans appel.
Pour un monde de jouissance à gagner, nous n’avons à perdre que l’ennui.
Octobre 1972.