La société du spectacle

Chapter 8, La négation et la consommation dans la culture

Page 2

200

La sociologie qui croit pouvoir isoler de l’ensemble de la vie sociale une rationalité industrielle fonctionnant à part, peut aller jusqu’à isoler du mouvement industriel global les techniques de reproduction et transmission. C’est ainsi que Boorstin trouve pour cause des résultats qu’il dépeint la malheureuse rencontre, quasiment fortuite, d’un trop grand appareil technique de diffusion des images et d’une trop grande attirance des hommes de notre époque pour le pseudo-sensationnel. Ainsi le spectacle serait dû au fait que l’homme moderne serait trop spectateur. Boorstin ne comprend pas que la prolifération des «pseudo-événements» préfabriqués, qu’il dénonce, découle de ce simple fait que les hommes, dans la réalité massive de la vie sociale actuelle, ne vivent pas eux-mêmes des événements. C’est parce que l’histoire elle-même hante la société moderne comme un spectre, que l’on trouve de la pseudo-histoire construite à tous les niveaux de la consommation de la vie, pour préserver l’équilibre menacé de l’actuel temps gelé.

201

L’affirmation de la stabilité définitive d’une courte période de gel du temps historique est la base indéniable, inconsciemment et consciemment proclamée, de l’actuelle tendance à une systématisation structuraliste. Le point de vue où se place la pensée anti-historique du structuralisme est celui de l’éternelle présence d’un système qui n’a jamais été créé et qui ne finira jamais. Le rêve de la dictature d’une structure préalable inconsciente sur toute praxis sociale a pu être abusivement tiré des modèles de structures élaborés par la linguistique et l’ethnologie (voire l’analyse du fonctionnement du capitalisme) modèles déjà abusivement compris dans ces circonstances, simplement parce qu’une pensée universitaire de cadres moyens, vite comblés, pensée intégralement enfoncée dans l’éloge émerveillé du système existant, ramène platement toute réalité à l’existence du système.

202

Comme dans toute science sociale historique, il faut toujours garder en vue, pour la compréhension des catégories «structuralistes» que les catégories expriment des formes d’existence et des conditions d’existence. Tout comme on n’apprécie pas la valeur d’un homme selon la conception qu’il a de lui-même, on ne peut apprécier — et admirer — cette société déterminée en prenant comme indiscutablement véridique le langage qu’elle se parle à elle-même. «On ne peut apprécier de telles époques de transformation selon la conscience qu’en a l’époque; bien au contraire, on doit expliquer la conscience à l’aide des contradictions de la vie matérielle….» La structure est fille du pouvoir présent. Le structuralisme est la pensée garantie par l’Etat, qui pense les conditions présentes de la «communication» spectaculaire comme un absolu. Sa façon d’étudier le code des messages en lui-même n’est que le produit, et la reconnaissance, d’une société où la communication existe sous forme d’une cascade de signaux hiérarchiques. De sorte que ce n’est pas le structuralisme qui sert à prouver la validité transhistorique de la société du spectacle; c’est au contraire la société du spectacle s’imposant comme réalité massive qui sert à prouver le rêve froid du structuralisme.

203

Sans doute, le concept critique de spectacle peut aussi être vulgarisé en une quelconque formule creuse de la rhétorique sociologico-politique pour expliquer et dénoncer abstraitement tout, et ainsi servir à la défense du système spectaculaire. Car il est évident qu’aucune idée ne peut mener au delà du spectacle existant, mais seulement au delà des idées existantes sur le spectacle. Pour détruire effectivement la société du spectacle, il faut des hommes mettant en action une force pratique. La théorie critique du spectacle n’est vraie qu’en s’unifiant au courant pratique de la négation dans la société, et cette négation, la reprise de la lutte de classe révolutionnaire, deviendra consciente d’elle-même en développant la critique du spectacle, qui est la théorie de ses conditions réelles, des conditions pratiques de l’oppression actuelle, et dévoile inversement le secret de ce qu’elle peut être. Cette théorie n’attend pas de miracle de la classe ouvrière. Elle envisage la nouvelle formulation et la réalisation des exigences prolétariennes comme une tâche de longue haleine. Pour distinguer artificiellement lutte théorique et lutte pratique — car sur la base ici définie, la constitution même et la communication d’une telle théorie ne peut déjà pas se concevoir sans une pratique rigoureuse -, il est sûr que le cheminement obscur et difficile de la théorie critique devra être aussi le lot du mouvement pratique agissant à l’échelle de la société.

204

La théorie critique doit se communiquer dans son propre langage. C’est le langage de la contradiction, qui doit être dialectique dans sa forme comme il l’est dans son contenu. Il est critique de la totalité et critique historique. Il n’est pas un «degré zéro de l’écriture» mais son renversement. Il n’est pas une négation du style, mais le style de la négation.

205

Dans son style même, l’exposé de la théorie dialectique est un scandale, et une abomination selon les règles du langage dominant, et pour le goù»t qu’elles ont éduqué, parce que dans l’emploi positif des concepts existants, il inclut du même coup l’intelligence de leur fluidité retrouvée, de leur destruction nécessaire.

206

Ce style qui contient sa propre critique doit exprimer la domination de la critique présente sur tout son passé. Par lui le mode d’exposition de la théorie dialectique témoigne de l’esprit négatif qui est en elle. «La vérité n’est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus de trace de l’outil.» (Hegel). Cette conscience théorique du mouvement, dans laquelle la trace même du mouvement doit être présente, se manifeste par le renversement des relations établies entre les concepts et par le détournement de toutes les acquisitions de la critique antérieure. Le renversement du génitif est cette expression des révolutions historiques, consignée dans la forme de la pensée, qui a été considérée comme le style épigrammatique de Hegel. Le jeune Marx préconisant, d’après l’usage systématique qu’en avait fait Feuerbach, le remplacement du sujet par le prédicat, a atteint l’emploi le plus conséquent de ce style insurrectionnel qui, de la philosophie de la misère, tire la misère de la philosophie. Le détournement ramène à la subversion les conclusions critiques passées qui ont été figées en vérités respectables, c’est-à -dire transformées en mensonges. Kierkegaard déjà en fait délibérément usage, en lui adjoignant lui-même sa dénonciation: «Mais nonobstant les tours et détours, comme la confiture rejoint toujours le garde-manger, tu finis toujours par y glisser un petit mot qui n’est pas de toi et qui trouble par le souvenir qu’il réveille.» (Miettes philosophiques) C’est l’obligation de la distance envers ce qui a été falsifié en vérité officielle qui détermine cet emploi du détournement, avoué ainsi par Kierkegaard, dans le même livre: «Une seule remarque encore à propos de tes nombreuses allusions visant toutes au grief que je mêle à mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai pas non plus que c’était volontaire et que dans une nouvelle suite à cette brochure, si jamais je l’écris, j’ai l’intention de nommer l’objet de son vrai nom et de revêtir le problème d’un costume historique.»

207

Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.

208

Le détournement est le contraire de la citation, de l’autorité théorique toujours falsifiée du seul fait qu’elle est devenue citation; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et finalement à son époque comme référence globale et à l’option précise qu’elle était à l’intérieur de cette référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est le langage fluide de l’anti-idéologie. Il apparaît dans la communication qui sait qu’elle ne peut prétendre détenir aucune garantie en elle-même et définitivement. Il est, au point le plus haut, le langage qu’aucune référence ancienne et supra-critique ne peut confirmer. C’est au contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui peut confirmer l’ancien noyau de vérité qu’il ramène. Le détournement n’a fondé sa cause sur rien d’extérieur à sa propre vérité comme critique présente.

209

Ce qui, dans la formulation théorique, se présente ouvertement comme détourné, en démentant toute autonomie durable de la sphère du théorique exprimé, en y faisant intervenir par cette violence l’action qui dérange et emporte tout ordre existant, rappelle que cette existence du théorique n’est rien en elle-même, et n’a à se connaître qu’avec l’action historique, et la correction historique qui est sa véritable fidélité.

210

La négation réelle de la culture est seule à en conserver le sens. Elle ne peut plus être culturelle. De la sorte elle est ce qui reste, de quelque manière, au niveau de la culture, quoique dans une acception toute différente.

211

Dans le langage de la contradiction, la critique de la culture se présente unifiée: en tant qu’elle domine le tout de la culture — sa connaissance comme poésie -, et en tant qu’elle ne se sépare plus de la critique de la totalité sociale. C’est cette critique théorique unifiée qui va seule à la rencontre de la pratique sociale unifiée.