La société du spectacle
Chapter 4, Le prolétariat comme sujet et comme représentation
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C’est dans la lutte historique elle-même qu’il faut réaliser la fusion de la connaissance et de l’action, de telle sorte que chacun de ces termes place dans l’autre la garantie de sa vérité. La constitution de la classe prolétarienne en sujet, c’est l’organisation des luttes révolutionnaires et l’organisation de la société dans le moment révolutionnaire: c’est là que doivent exister les conditions pratiques de la conscience, dans lesquelles la théorie de la praxis se confirme en devenant théorie pratique. Cependant, cette question centrale de l’organisation a été la moins envisagée par la théorie révolutionnaire à l’époque où se fondait le mouvement ouvrier, c’est-à -dire quand cette théorie possédait encore le caractère unitaire venu de la pensée de l’histoire (et qu’elle s’était justement donné pour tâche de développer jusqu’à une pratique historique unitaire). C’est au contraire le lieu de l’inconséquence pour cette théorie, admettant la reprise de méthodes d’applications étatiques et hiérarchiques empruntées à la révolution bourgeoise. Les formes d’organisation du mouvement ouvrier développées sur ce renoncement de la théorie ont en retour tendu à interdire le maintien d’une théorie unitaire qu’elle a trahie, quand une telle vérification surgit dans la lutte spontanée des ouvriers: elle peut seulement concourir à en réprimer la manifestation et la mémoire. Cependant, ces formes historiques apparues dans la lutte sont justement le milieu pratique qui manquait à la théorie pour qu’elle soit vraie. Elles sont une exigence de la théorie, mais qui n’avait pas été formulée théoriquement. Le soviet n’était pas une découverte de la théorie. Et déjà la plus haute vérité théorique de l’Association Internationale des Travailleurs était sa propre existence en pratique.
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Les premiers succès de la lutte de l’Internationale la menaient à s’affranchir des influences confuses de l’idéologie dominante qui subsistaient en elle. Mais la défaite et la répression qu’elle rencontra bientôt firent passer au premier plan un conflit entre deux conceptions de la révolution prolétarienne, qui toutes deux contiennent une dimension autoritaire par laquelle l’auto-émancipation consciente de la classe est abandonnée. En effet, la querelle devenue irréconciliable entre les marxistes et les bakouninistes était double, portant à la fois sur le pouvoir dans la société révolutionnaire et sur l’organisation présente du mouvement, et en passant de l’un à l’autre de ces aspects, les positions des adversaires se renversent. Bakounine combattait l’illusion d’une abolition des classes par l’usage autoritaire du pouvoir étatique, prévoyant la reconstitution d’une classe dominante bureaucratique et la dictature des plus savants, ou de ceux qui seront réputés tels. Marx, qui croyait qu’un mûrissement inséparable des contradictions économiques et de l’éducation démocratique des ouvriers réduirait le rôle d’un Etat prolétarien à une simple phase de législation de nouveaux rapports sociaux s’imposant objectivement, dénonçait chez Bakounine et ses partisans l’autoritarisme d’une élite conspirative qui s’était délibérément placée au-dessus de l’Internationale, et formait le dessein extravagant d’imposer à la société la dictature irresponsable des plus révolutionnaires, ou de ceux qui se seront eux-mêmes désignés comme tels. Bakounine effectivement recrutait ses partisans sur une telle perspective: «Pilotes invisibles au milieu de la tempête populaire, nous devons la diriger, non par un pouvoir ostensible, mais par la dictature collective de tous les alliés. Dictature sans écharpe, sans titre, sans droit officiel, et d’autant plus puissante qu’elle n’aura aucune des apparences du pouvoir.» Ainsi se sont opposées deux idéologies de la révolution ouvrière contenant chacune une critique partiellement vraie, mais perdant l’unité de la pensée de l’histoire, et s’instituant elles-mêmes en autorités idéologiques. Des organisations puissantes, comme la social-démocratie allemande et la Fédération Anarchiste Ibérique, ont fidèlement servi l’une ou l’autre de ces idéologies; et partout le résultat a été grandement différent de ce qui était voulu.
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Le fait de regarder le but de la révolution prolétarienne comme immédiatement présent constitue à la fois la grandeur et la faiblesse de la lutte anarchiste réelle (car dans ses variantes individualistes, les prétentions de l’anarchisme restent dérisoires). De la pensée historique des luttes de classes modernes, l’anarchisme collectiviste retient uniquement la conclusion, et son exigence absolue de cette conclusion se traduit également dans son mépris délibéré de la méthode. Ainsi sa critique de la lutte politique est restée abstraite, tandis que son choix de la lutte économique n’est lui-même affirmé qu’en fonction de l’illusion d’une solution définitive arrachée d’un seul coup sur ce terrain, au jour de la grève générale ou de l’insurrection. Les anarchistes ont àréaliser un idéal. L’anarchisme est la négation encore idéologique de l’Etat et des classes, c’est à dire des conditions sociales mêmes de l’idéologie séparée. C’est l’idéologie de la pure liberté qui égalise tout et qui écarte toute idée du mal historique. Ce point de vue de la fusion de toutes les exigences partielles a donné à l’anarchisme le mérite de représenter le refus des conditions existantes pour l’ensemble de la vie, et non autour d’une spécialisation critique privilégiée; mais cette fusion étant considérée dans l’absolu, selon le caprice individuel, avant sa réalisation effective, a condamné aussi l’anarchisme à une incohérence trop aisément constatable. L’anarchisme n’a qu’à redire, et remettre en jeu dans chaque lutte sa même simple conclusion totale, parce que cette première conclusion était dès l’origine identifiée à l’aboutissement intégral du mouvement. Bakounine pouvait donc écrire en 1873, en quittant la Fédération Jurassienne: «Dans les neufs dernières années on a développé au sein de l’Internationale plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d’en inventer une nouvelle. Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes». Sans doute, cette conception conserve de la pensée historique du prolétariat cette certitude que les idées doivent devenir pratiques, mais elle quitte le terrain historique en supposant que les formes adéquates de ce passage à la pratique sont déjà trouvées et ne varieront plus.
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Les anarchistes, qui se distinguent explicitement de l’ensemble du mouvement ouvrier par leur conviction idéologique, vont reproduire entre eux cette séparation des compétences, en fournissant un terrain favorable à la domination informelle, sur toute organisation anarchiste, des propagandistes et défenseurs de leur propre idéologie, spécialistes d’autant plus médiocres en règle générale que leur activité intellectuelle se propose principalement la répétition de quelques vérités définitives. Le respect idéologique de l’unanimité dans la décision a favorisé plutôt l’autorité incontrôlée, dans l’organisation même, de spécialistes de la liberté; et l’anarchisme révolutionnaire attend du peuple libéré le même genre d’unanimité, obtenue par les mêmes moyens. Par ailleurs, le refus de considérer l’opposition des conditions entre une minorité groupée dans la lutte actuelle et la société des individus libres, a nourri une permanente séparation des anarchistes dans le moment de la décision commune, comme le montre l’exemple d’une infinité d’insurrections anarchistes en Espagne, limitées et écrasées sur un plan local.
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L’illusion entretenue plus ou moins explicitement dans l’anarchisme authentique est l’imminence permanente d’une révolution qui devra donner raison à l’idéologie, et au mode d’organisation pratique dérivé de l’idéologie, en s’accomplissant instantanément. L’anarchisme a réellement conduit, en 1936, une révolution sociale et l’ébauche, la plus avancée qui fut jamais, d’un pouvoir prolétarien. Dans cette circonstance encore il faut noter, d’une part, que le signal d’une insurrection générale avait été imposé par le pronunciamiento de l’armée. D’autre part, dans la mesure où cette révolution n’avait pas été achevée dans les premiers jours, du fait de l’existence d’un pouvoir franquiste dans la moitié d’un pays, appuyé fortement par l’étranger alors que le reste du mouvement prolétarien international était déjà vaincu, et du fait de la survivance de forces bourgeoises ou d’autres partis ouvriers étatistes dans le camp de la République, le mouvement anarchiste organisé s’est montré incapable d’étendre les demi-victoires de la révolution, et même seulement de les défendre. Ses chefs reconnus sont devenus ministres, et otages de l’Etat bourgeois qui détruisait la révolution pour perdre la guerre civile.
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Le «marxisme orthodoxe» de la II° Internationale est l’idéologie scientifique de la révolution socialiste, qui identifie toute sa vérité au processus objectif dans l’économie, et au progrès d’une reconnaissance de cette nécessité dans la classe ouvrière éduquée par l’organisation. Cette idéologie retrouve la confiance en la démonstration pédagogique qui avait caractérisé le socialisme utopique, mais assortie d’une référence contemplative au cours de l’histoire: cependant une telle attitude a autant perdu la dimension hégélienne d’une histoire totale qu’elle a perdu l’image immobile de la totalité présente dans la critique utopiste (au plus haut degré, chez Fourier). C’est d’une telle attitude scientifique, qui ne pouvait faire moins que de relancer en symétrie des choix éthiques, que procèdent les fadaises d’Hilferding quand il précise que reconnaître la nécessité du socialisme ne donne pas «d’indication sur l’attitude pratique à adopter. Car c’est une chose de reconnaître une nécessité, et c’en est une autre de se mettre au service de cette nécessité» (Capital financier). Ceux qui ont méconnu que la pensée unitaire de l’histoire, pour Marx et pour le prolétariat révolutionnaire, n’était rien de distinct d’une attitude pratique à adopter, devaient être normalement victimes de la pratique qu’ils avaient simultanément adoptée.
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L’idéologie de l’organisation social-démocrate la mettait au pouvoir des professeurs qui éduquaient la classe ouvrière, et la forme d’organisation adoptée était la forme adéquate à cet apprentissage passif. La participation des socialistes de la II° Internationale aux luttes politiques et économiques était certes concrète, mais profondément non critique. Elle était menée, au nom de l’illusion révolutionnaire, selon une pratique manifestement réformiste. Ainsi l’idéologie révolutionnaire devait être brisée par le succès même de ceux qui la portaient. La séparation des députés et des journalistes dans le mouvement entraînait vers le mode de vie bourgeois ceux qui étaient recrutés parmi les intellectuels bourgeois. La bureaucratie syndicale constituait en courtiers de la force de travail, à vendre comme marchandise à son juste prix, ceux mêmes qui étaient recrutés à partir des luttes des ouvriers industriels, et extraits d’eux. Pour que leur activité à tous gardât quelque chose de révolutionnaire, il eût fallu que le capitalisme se trouvât opportunément incapable de supporter économiquement ce réformisme qu’il tolérait politiquement dans leur agitation légaliste. C’est une telle incompatibilité que leur science garantissait; et que l’histoire démentait à tout instant.
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Cette contradiction dont Bernstein, parce qu’il était le social-démocrate le plus éloigné de l’idéologie politique et le plus franchement rallié à la méthodologie de la science bourgeoise, eut l’honnêteté de vouloir montrer la réalité — et le mouvement réformiste des ouvriers anglais, en se passant d’idéologie révolutionnaire, l’avait montré aussi — ne devait pourtant être démontrée sans réplique que par le développement historique. Bernstein, quoique plein d’illusions par ailleurs, avait nié qu’une crise de la production capitaliste vînt miraculeusement forcer la main aux socialistes qui ne voulaient hériter de la révolution que par un tel sacre légitime. Le moment de profond bouleversement social qui surgit avec la première guerre mondiale, encore qu’il fût fertile en prise de conscience, démontra deux fois que la hiérarchie social-démocrate n’avait pas éduqué révolutionnairement, n’avait nullement rendu théoriciens, les ouvriers allemands: d’abord quand la grande majorité du parti se rallia à la guerre impérialiste, ensuite quand, dans la défaite, elle écrasa les révolutionnaires spartakistes. L’ex-ouvrier Ebert croyait encore au péché, puisqu’il avouait haïr la révolution «comme le péché». Et le même dirigeant se montra bon précurseur de la représentation socialiste qui devait peu après s’opposer en ennemi absolu au prolétariat de Russie et d’ailleurs, en formulant l’exact programme de cette nouvelle aliénation: «Le socialisme veut dire travailler beaucoup.»
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Lénine n’a été, comme penseur marxiste, que le kautskiste fidèle et conséquent, qui appliquait l’idéologie révolutionnaire de ce «marxisme orthodoxe» dans les conditions russes, conditions, qui ne permettaient pas la pratique réformiste que la II° Internationale menait en contrepartie. La direction extérieure du prolétariat, agissant au moyen d’un parti clandestin discipliné, soumis aux intellectuels qui sont devenus «révolutionnaires professionnels», constitue ici une profession qui ne veut pactiser avec aucune profession dirigeante de la société capitaliste (le régime politique tsariste étant d’ailleurs incapable d’offrir une telle ouverture dont la base est un stade avancé du pouvoir de la bourgeoisie). Elle devient donc la profession de la direction absolue de la société.