Extrait de Panégyrique
«J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois. »Alexis de Tocqueville, Souvenirs.
Après les circonstances que je viens de rappeler, ce qui a sans nul doute marqué ma vie entière, ce fut l’habitude de boire, acquise vite. Les vins, les alcools et les bières; les moments où certains d’entre eux s’imposaient et les moments où ils revenaient, ont tracé le cours principal et les méandres des journées, des semaines, des années. Deux ou trois autres passions, que je dirai, ont tenu à peu près continuellement une grande place dans cette vie. Mais celle-là a été la plus constante et la plus présente. Dans le petit nombre des choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire. Quoique ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent. Je peux me compter parmi ceux dont Baltasar Graciàn, pensant à une élite discernable parmi les seuls Allemands — mais ici très injuste au détriment des Français, comme je pense l’avoir montré —, pouvait dire: «Il y en a qui ne se sont saoulés qu’une seule fois, mais elle leur a duré toute la vie.»
Je suis d’ailleurs un peu surpris, moi qui ai dû lire si fréquemment, à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu’en somme trente ans, et davantage, se sont écoulés sans que jamais un mécontent ne fasse état de mon ivrognerie comme d’un argument, au moins implicite, contre mes idées scandaleuses; à la seule exception, d’ailleurs tardive, d’un écrit de quelques jeunes drogués en Angleterre, qui révélait vers 1980 que j’étais désormais abruti par l’alcool, et que j’avais donc cessé de nuire. Je n’ai pas un instant songé à dissimuler ce côté peut-être contestable de ma personnalité, et il a été hors de doute pour tous ceux qui m’ont rencontré plus d’une ou deux fois. Je peux même noter qu’il m’a suffi en chaque occasion d’assez peu de jours pour être grandement estimé, à Venise comme à Cadix, et à Hambourg comme à Lisbonne, par les gens que j’ai connus rien qu’en fréquentant certains cafés.
J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis très bientôt j’ai aimé ce qui est au delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade: une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. Quoique n’en laissant paraître peut-être, durant les premières décennies, que des signes légers une ou deux fois par semaine, c’est un fait que j’ai été continuellement ivre tout au long de périodes de plusieurs mois; et encore, le reste du temps, avais-je beaucoup bu.
Un air de désordre, dans la grande variété des bouteilles vidées, reste tout de même susceptible d’un classement a posteriori. Je peux d’abord distinguer entre les boissons que j’ai bues dans leurs pays d’origine, et celles que j’ai bues à Paris; mais on trouvait presque tout à boire dans le Paris du milieu du siècle. Partout, les lieux peuvent se subdiviser simplement entre ce que je buvais chez moi; ou chez des amis; ou dans les cafés, les caves, les bars, les restaurants; ou dans les rues, notamment aux terrasses.
Les heures et leurs conditions changeantes tiennent presque toujours un rôle déterminant dans le renouvellement. Nécessaire des moments d’une beuverie, et chacune d’elles apporte sa raisonnable préférence entre les possibilités qui s’offrent. Il y a ce que l’on boit le matin, et assez longuement ce fut l’instant des bières. Dans Rue de la sardine, un personnage dont on peut voir qu’il est un connaisseur professe que «rien n’est meilleur que la bière le matin». Mais souvent il m’a fallu, dès le réveil, de la vodka de Russie. Il y a ce que l’on boit aux repas, et durant les après-midi qui s’étendent entre eux. Il y a le vin des nuits, avec leurs alcools, et après eux les bières sont encore plaisantes; car alors la bière donne soif. Il y a ce que l’on boit à la fin des nuits, au moment où le jour recommence. On conçoit que tout cela m’a laissé bien peu de temps pour écrire, et c’est justement ce qui convient: l’écriture doit rester rare, puisque avant de trouver l’excellent il faut a voir bu longtemps.
Je me suis beaucoup promené dans plusieurs grandes villes d’Europe, et j’y ai apprécié tout ce qui méritait de l’être. Le catalogue pourrait être vaste, en cette matière. Il y avait les bières de l’Angleterre, où l’on mélangeait les fortes et les douces dans des pintes; et les grandes chopes de Munich; et les irlandaises; et la plus classique, la bière tchèque de Pilsen; et le baroquisme admirable de la Gueuze autour de Bruxelles, quand elle avait son goù»t distinct dans chaque brasserie artisanale, et ne supportait pas d’être transportée au loin. Il y avait les alcools de fruits de l’Alsace; le rhum de la Jamaïque; les punchs, l’akuavit d’Aalborg, et la grappa de Turin, le cognac, les cocktails; l’incomparable mezcal du Mexique. Il y avait tous les vins de France, les plus beaux venant de Bourgogne; il y avait les vins de l’Italie, et surtout le Barolo des Langhe, les Chianti de Toscane; il y avait les vins d’Espagne, les Rioja de Vieille Castille ou le Jumilla de Murcie.
J’aurais eu bien peu de maladies, si l’alcool ne m’en avait à la longue amené quelques-unes: de l’insomnie aux vertiges, en passant par la goutte. «Beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme», dit Lautréamont. Il y a des matins émouvants mais difficiles.
«Mieux vaut cacher sa déraison, mais c’est difficile dans la débauche et l’ivresse», pouvait penser Héraclite. Et pourtant Machiavel écrivait à Francesco Vettoria: «Qui verrait nos lettres, … il lui semblerait tantôt que nous sommes gens graves entièrement voués aux grandes choses, que nos coeurs ne peuvent concevoir nulle pensée qui ne fût d’honneur et de grandeur. Mais ensuite, tournant la page, ces mêmes gens lui apparaîtraient légers, inconstants, putassiers, entièrement voués aux v anités. Et si quelqu’un juge indigne cette manière d’être, moi je la trouve louable, car nous imitons la nature, qui est changeante.» Vauvenargues a formulé une règle trop oubliée: «Pour décider qu’un auteur se contredit, il faut qu’il soit impossible de le concilier.»
Certaines de mes raisons de boire sont d’ailleurs estimables. Je peux bien afficher, comme Li Po, cette noble satisfaction: «Depuis trente ans je cache ma renommée dans les tavernes.»
La majorité des vins, presque tous les alcools, et la totalité des bières dont j’ai évoqué ici le souvenir, ont aujourd’hui entièrement perdu leurs goù»ts, d’abord sur le marché mondial, puis localement; avec les progrès de l’industrie, comme aussi le mouvement de disparition ou de rééducation économique des classes sociales qui étaient restées longtemps indépendantes de la grande production industrielle; et donc aussi par le jeu des divers règlements étatiques qui désormais prohibent presque tout ce qui n’est pas fabriqué industriellement. Les bouteilles, pour continuer à se vendre, ont gardé fidèlement leurs étiquettes, et cette exactitude fournit l’assurance que l’on peut les photographier comme elles étaient; non les boire.
Ni moi ni les gens qui ont bu avec moi, nous ne nous sommes à aucun moment sentis gênés de nos excès. «Au banquet de la vie», au moins làbons convives, nous nous étions assis sans avoir pensé un seul instant que tout ce que nous buvions avec une telle prodigalité ne serait pas ultérieurement remplacé pour ceux qui viendraient après nous. De mémoire d’ivrogne, on n’avait jamais imaginé que l’on pouvait voir des boissons disparaître du monde avant le buveur.