La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l'art

Le dépassement de l’art dans la révolution

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B — L’expression situationniste dans l’explosion de mai 1968

A Nanterre, les agitateurs les plus radicaux trouvent leur accord théorique dans la lecture des textes situationnistes, ils fondent en janvier 1968 le groupe des “Enragés” et étayent avec succès leur mouvement de sabotage de cours et de locaux (qui rappelle celui des étudiants de Strasbourg). Leurs premiers graffiti sur les murs de la faculté annoncent le style de ceux de mai 1968, leurs tracts prennent des formes originales et se différencient très nettement des tracts froids des organisations politiques. Leurs actions sont relayées par celles des anarchistes, la lutte contre le système universitaire s’accroît et le fossé qui sépare étudiants et administration semble plus profond que jamais auparavant. En février, les Enragés diffusent des tracts et des affiches d’inspiration situationniste qui fustigent à peu près tout ce qui n’est pas authentiquement révolutionnaire àNanterre. Le 22 mars, ils participent à l’occupation du bâtiment administratif de la faculté de Nanterre et couvrent cette dernière de graffiti. Les sanctions universitaires à l’encontre de plusieurs étudiants nanterrois lancent même, indirectement, un mouvement de soutien aux étudiants… Quand l’Université de Nanterre est fermée, l’élargissement de la protestation déborde dans une émeute spontanée au coeur de Paris, dans le Quartier Latin. La grève générale paralyse alors plusieurs Universités, il s’ensuit une semaine de lutte dans la rue où accourent de nombreux ouvriers, des lycéens et des “blousons noirs.” Tandis que les grosses organisations staliniennes (du Parti Communiste Français -P.C.F.- à la Confédération Générale du Travail -C.G.T.-) font de leur mieux pour casser le mouvement par d’incroyables calomnies dans le but préserver leur contrôle sur l’ensemble des ouvriers, l’I.S. voit ses thèses commencer à se réaliser: “la jeunesse révolutionnaire n’a pas d’autre voie que la fusion avec la masse des travailleurs qui, à partir de l’expérience des nouvelles conditions d’exploitation, vont reprendre la lutte pour la domination de leur monde, pour la suppression du travail”[10].

La première grande “Nuit des barricades” se déroule du 10 au 11 mai, une soixantaine de barricades résiste pendant plus de huit heures aux assauts de la police et transforme le Quartier Latin en véritable champ de bataille (notamment autour de la rue Gay-Lussac, où situationnistes et Enragés participent à l’édification et à la défense des barricades). Ce soulèvement reçoit le soutien inattendu de la population, qui sort de sa torpeur, ce qui force le gouvernement à retirer la police de la Sorbonne, qui dès lors est occupée et ouverte aux travailleurs. Le 13 mai, un million de personnes manifestent à Paris et la grève générale s’étend jusqu’à la fin du mois de mai (plus de dix millions de grévistes). Plusieurs occupations d’usines se transforment en barricadages. A la Sorbonne, les situationnistes fusionnent avec les Enragés de Nanterre et forment le Comité d’Occupation de la Sorbonne. Ils appellent à l’occupation immédiate de toutes les usines en France, et à la formation de Conseils Ouvriers. Les assemblées générales à la Sorbonne se déroulent dans une atmosphère chaotique mais dans l’exigence de la démocratie directe, jusqu’à ce que, le 17 mai, le Comité d’Occupation passe sous le contrôle d’organisations dites communistes (bureaucratiques). Les situationnistes, les Enragés, et ceux qui les avaient rejoints dans le premier Comité d’Occupation de la Sorbonne décident de continuer ensemble leurs activités et forment le Conseil pour le Maintien des Occupations (C.M.D.O.) qui se définit comme une organisation conseilliste. Le but est de défendre un programme de démocratie directe totale, et d’étendre quantitativement et qualitativement le mouvement des occupations et la constitution des Conseils Ouvriers. Le C.M.D.O. occupe un bâtiment rue d’Ulm dans le Quartier Latin, puis à la fin mai, les caves de l’Ecole des Arts Décoratifs où l’on tire par centaines des affiches pour le mouvement. Il dénonce les tractations (et les accords de Grenelle) entre les gaullistes et le bloc P.C.F.-C.G.T. qui veulent démobiliser les ouvriers. Le 30 mai, le C.M.D.O. lance un appel au renversement de l’Etat avant qu’il ne passe à la répression armée. De Gaulle dissout l’Assemblée et appelle à ”l’action civique,” le même jour une foule de réactionnaires et de drapeaux français envahit les Champs-Élysées en soutien au Général. Le 31 mai, on apprend par la presse que des chars et des unités en armes convergent vers Paris. Début juin, la police et l’armée sont utilisées pour reprendre possession de certains lieux occupés (notamment l’Office de Radiodiffusion Télévision Française -O.R.T.F.-, élément essentiel pour le rétablissement de la paix sociale). La répression se fait de plus en plus effective, sournoisement (tuant au moins trois individus), en interdisant toute manifestation, en expulsant des dizaines d’étrangers (dont une vingtaine de révolutionnaires allemands), en appelant à l’aide des syndicats, à la reprise du travail, en faisant évacuer par la police l’Odéon et la Sorbonne occupés. Les situationnistes échappent aux vagues d’arrestation et de dissolution des groupes d’extrême-gauche mais le C.M.D.O. décide de se dissoudre le 15 juin (confronté aussi au recul manifeste du mouvement) et les situationnistes les plus compromis s’exilent à Bruxelles.

En un peu plus d’un mois, l’I.S. aura mis en pratique ses idées, son expression semant le trouble par l’anonymat des graffiti et des mouvements de masse, par des tracts explicites et une agitation continue et passionnée. Les situationnistes sont clairement assimilés comme faisant partie intégrante de la frange la plus extrémiste du mouvement.

Déjà à Strasbourg, fin 1966, le professeur Lhuillier se méfiait: “Je suis pour la liberté de penser. Mais s’il y a des situationnistes dans la salle, qu’ils sortent”[11]. Quelques semaines avant mai 1968, c’est Alain Touraine, àNanterre, qui lance, excédé par l’agitation qui paralyse “le bon fonctionnement” de l’Université: “J’en ai assez des anarchistes, et encore plus des situationnistes. C’est moi qui commande ici, et si un jour c’était vous, je partirais dans des endroits où l’on sait ce qu’est le travail”[12]. Et en mai, c’est le concert de calomnies et de “préventions” contre les Enragés, “l’anarchiste allemand” Cohn-Bendit, les situationnistes et les anarchistes sont les cibles des média, de la gauche réformiste et du gouvernement. Le 16 mai, Pompidou, alors premier ministre, annonce simultanément à la radio et à la télévision: “Des groupes d’enragés, nous en avons montré quelques-uns uns, se proposent de généraliser le désordre avec le but avoué de détruire la nation et les bases mêmes de notre société libre (…) Français, Françaises, il vous appartient de montrer (…), quelles que soient vos préférences politiques, quelles que soient vos revendications sociales, que vous refusez l’anarchie. Le gouvernement fera son devoir”[13]. L’antagonisme, d’un côté comme de l’autre, est marqué sans équivoque: les poètes de l’anarchie face aux adeptes de l’ordre.

Pour l’I.S., ce mouvement de révolte de mai 1968 n’est pas un simple mouvement d’étudiants, en ce sens que s’il a pris son ampleur médiatique dans les Universités, il a été poussé par dix millions de travailleurs grévistes, par une grande partie du lumpenprolétariat actif dans les manifestations et les émeutes qui s’ensuivent. “Ce fut un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant d’un demi-siècle d’écrasement”[14], la vaste classe sociale des individus exploités et dominés par le pouvoir refusant subitement de se laisser faire et lançant “la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire”[15]. L’I.S. retient également l’importance que revêt ce mouvement pour le devenir de l’étudiant; en effet, l’origine sociale des participants à la révolte de 1968 (notamment celle des étudiants) a souvent été stigmatisée — très arbitrairement d’ailleurs -, par les partis et les groupuscules bureaucrates, alors que le devenir de l’individu est essentiel en ce qui concerne sa réflexion politique. Avec le mouvement de 1968, l’espoir que l’étudiant soit destiné à devenir autre chose qu’un cadre soumis à l’Etat est bel et bien réel.

Mais, c’est dans l’art et la poésie mêlés aux drapeaux rouges et noirs de la révolution, symboles d’une démocratie directe ouvrière et d’une présence anarchiste autonome, que l’I.S. trouve le moyen d’apporter un esprit nouveau, tant à un niveau théorique qu’à un niveau pratique, au mouvement révolutionnaire. Le projet situationniste reste marqué par ce que les situationnistes appellent la construction libre des événements de la vie, l’objectif d’une société de l’art réalisé, la société de maîtres sans esclaves. La réalisation de cette société est directement liée au renversement de la société de classes, renversement identifié dans l’explosion de mai 1968.

Pour Vaneigem, “le primat de la vie sur la survie est le mouvement historique qui défera l’histoire. Construire la vie quotidienne, réaliser l’histoire, ces deux mots d’ordre, désormais, n’en font qu’un. Que sera la construction conjuguée de la vie et de la société nouvelle, que sera la révolution de la vie quotidienne? Rien d’autre que le dépassement remplaçant le dépérissement, à mesure que la conscience du dépérissement effectif nourrit la conscience du dépassement nécessaire. Si loin qu’ils remontent dans l’histoire, les essais du dépassement entrent dans l’actuelle poésie du renversement de perspective”[16]. En 1954, l’Internationale lettriste évaluait la poésie dans“l’élaboration de conduites absolument neuves, et les moyens de s’y passionner”[17], c’est exactement dans cet état d’esprit que les situationnistes vivent les événements de mai 1968, dans la spontanéité créatrice comme manifestation essentielle du renversement de perspective.

La poésie, définie par l’I.S. comme moment révolutionnaire du langage, s’exprime à volonté par les graffiti qui envahissent les murs de Paris et de ses facultés. Généralement exécutés à la bombe de peinture ou au marqueur, certaines Universités sont également victimes d’affichettes manuscrites au crayon feutre (sur le modèle des dazibaos de la “révolution culturelle” chinoise). Spontanéité et style propres aux situationnistes sont la marque de ces graffiti qui restent gravés dans l’histoire de mai 1968, leur lyrisme poétique s’oppose radicalement à la monotonie des traditionnels slogans politiques. Dans cet exercice, les situationnistes jouent de toute évidence un rôle de premier plan, en particulier Christian Sébastiani, surnommé plus tard le “poète des murailles.” Reprenant, pour la quasi-totalité d’entre tous les graffiti, le contenu de la théorie radicale de l’I.S., on distingue toutefois trois sortes de graffiti: 1) ceux qui s’attaquent directement à la société, au système politico-social, 2) ceux qui s’attaquent aux pseudo-acteurs du mouvement que sont les organisations réformistes, ou encore les professeurs “de gauche,” et enfin, 3) ceux qui déclarent la mise en pratique du renversement de perspective, l’accession aux plaisirs de la vie contre la “survie” imposée. Ces trois catégories se trouvent, sans distinction particulière, massivement offertes aux murs de la capitale comme à ceux des facultés, avec très vite, une quantité majoritaire des graffiti de la troisième catégorie. Mais ces graffiti, quels sont-ils exactement? Parmi les centaines de phrases et slogans recensés, les plus “situationnistes” sont les suivants:

1) Le vieux slogan lettriste de 1952, “Ne travaillez jamais!” est inscrit très tôt àNanterre, puis prolifère en mai dans le Quartier Latin. Le travail, instrument essentiel d’aliénation, est fustigé sous différentes formes, notamment: “Les gens qui travaillent s’ennuient quand ils ne travaillent pas, les gens qui ne travaillent pas ne s’ennuient jamais,” “A travail aliéné, loisir aliéné,” “Regarde ton travail, le néant et la torture y participent.” L’ennui, conséquence de l’aliénation, et la consommation, passivité active proposée par la société, sont sujets à controverse également: “La perspective de jouir demain ne me consolera jamais de l’ennui d’aujourd’hui,” “L’ennui est contre-révolutionnaire,” “L’isolement nourrit la tristesse,” “Production et consommation sont les deux mamelles de notre société,” “Consommez plus, vous vivrez moins,” ce dernier sonnant tel un slogan publicitaire; la culture est attaquée en bloc, “La culture est en miettes,” “La culture est l’inversion de la vie,” “Ne consommons pas Marx.” Avec Marx transformé en marchandise, des graffiti rappellent que, religieuses ou pseudo marxistes, les idéologies se valent: “Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle?,” “Assez d’églises! “. Devant une école élémentaire, on peut lire “Ici commence l’aliénation,” les lieux de bourrage de crâne ne manquent pas et les occasions de le faire savoir non plus. Les graffiti contre l’Etat et la religion, fédérateurs et grandement anarchistes recouvrent abondamment les murs (“A bas l’Etat,” “Ni Dieu ni maître,” etc.).

2) “La révolution cesse dès l’instant qu’il faut se sacrifier pour elle” est une citation directe du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, elle accuse la mentalité emprunte de christianisme et de dévotion caractéristique des guévaristes, maoïstes, etc. et de leur notion de révolution. A la Sorbonne, on lit que “Tout réformisme se caractérise par l’utopisme de sa stratégie et l’opportunisme de sa tactique,” les slogans anti-staliniens sont très populaires: “A bas les groupuscules récupérateurs,” les insultes tournant parfois au sexisme caractérisé (qui n’a pas grand chose à envier, toutefois, aux surréalistes, ni au dadaïstes…), “Les syndicats sont des bordels, l’UNEF est une putain.” Enfin, les “Professeurs, vous nous faites vieillir” s’élargissent et reprennent la critique globale: “Cours vite, camarade, le vieux-monde est derrière toi!.”

3) Les messages libérateurs s’expriment par des références à l’histoire de la révolution, telles “Vive la Commune,” ou encore par des appels à la constitution de Conseils Ouvriers. Mais c’est essentiellement par l’expression d’une vie nouvelle et de désirs authentiques que se propage la théorie situationniste: de “Vivre sans temps mors, jouir sans entraves” aux variantesde “Prenez vos désirs pour des réalités,” la poésie révolutionnaire s’offre par le biais des murs parisiens. “Faire de nos désirs la réalité est un travail historique précis”[18] affirme l’I.S., et l’attribution de “L’imagination au pouvoir” qui leur est faite est reniée clairement par les situationnistes. Vu à différents endroits, ce slogan exprime peut-être maladroitement une volonté de libération créatrice mais fait en réalité le jeu du pouvoir établi: en effet, Marcuse a écrit lui-même qu’”à traversle style de la politique [institutionnelle], le pouvoir de l’imagination va beaucoup plus loin qu’Alice au pays des merveilles, quand il manipule les mots, quand il fait du sens un non-sens et du non-sens un sens”[19], l’imagination touchée par le processus de réification, voilà ce qu’est l’imagination au pouvoir, “une praxis condamnée à l’inaction”[20] dit Vaneigem. Le problème est de dépasser l’imaginaire.

Notes

[10] Internationale situationniste #11, op. cit., p.31

[11] in Eliane Brau, Le Situationnisme ou la nouvelle Internationale (Paris, éd. Debresse, 1968), p.152

[12] in Jean-Pierre Duteuil, Nanterre 1965-66-67-68, vers le Mouvement du 22 mars (Mauléon, Acratie, 1988), p.126

[13] in Marie-Claire Lavabre & Henri Rey, Les Mouvements de 1968 (Florence, Casterman-Giunti, 1998), p.103

[14] Internationale situationniste #12, op. cit., p.7

[15] Ibid, p.3

[16] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre…, op. cit., p.285

[17] Potlatch #5, 20 juillet 1954, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.42

[18] Internationale situationniste #12, op. cit., p.6

[19] Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.272

[20] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre…, op. cit., p.348