La critique situationniste ou la praxis du dépassement de l'art

Chapter 3, La critique d’une civilisation profondément anti-poétique

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C — La question de la révolution et de la conscience historique

La révolution, face à une société inhumaine à ce point, se présente comme l’unique possibilité de réalisation de la pensée situationniste. Si l’I.S. prend contact avec plusieurs groupes révolutionnaires (Socialisme ou Barbarie, Information-Correspondance ouvrière, ou encore la Zengakuren du Japon), elle se désintéresse volontairement des groupes prétendument révolutionnaires qui ne font que suivre la doctrine d’une idéologie bien précise (toutes sortes de marxisme, et léninisme, trotskisme, maoïsme, etc.).

Dans le numéro unique de la revue situationniste de la section italienne, un long texte analyse l’attachement purement formel des bureaucraties dites communistes et des groupuscules qui s’y rapportent, à la classe ouvrière: “L’ouvriérisme est d’abord un pseudo-marxisme sans justifications, une vulgarisation économiste équivalente à la fétichisation bourgeoise de la Science de l’économie. Mais l’ouvriérisme est aussi une pratique mystificatrice”[14]. En Italie, particulièrement, l’ouvriérisme est lié à la fois au christianisme (le sacrifice de la tâche du militant est présente ailleurs mais les ramifications italiennes sont plus profondes) et au Parti communiste (lui-même aux ordres de la bureaucratie soviétique).

La critique de la grande majorité des groupes communistes révolutionnaires n’est dirigée qu’envers l’impérialisme américain, tandis que l’I.S. et quelques rares autres groupes attaquent de front le capitalisme américain et la bureaucratie soviétique (et plus encore…). La société bureaucratique a d’ailleurs cette particularité ambiguà«de représenter les éventuels espoirs révolutionnaires de la classe ouvrière occidentale. Elle est, pourtant, le monde renversé, la négation de la communauté prolétarienne: l’idéologie du communisme (le capitalisme d’Etat). Le mensonge principal de la bureaucratie est d’affirmer la non-existence de lutte de classes en son territoire: en effet, la bureaucratie est la classe invisible pour la conscience, puisqu’elle représente les “héros de la révolution.”

La déformation de l’histoire est un atout de propagande essentiel dans la constitution d’un ordre établi. Novalis en est parfaitement conscient lorsqu’il dit que les écrits sont les pensées de l’Etat, et les archives, sa mémoire. La mémoire administrative de la société n’est pas encore assimilable au Big Brother orwellien, mais on sait qui est propriétaire de l’histoire. Le questionnement de l’histoire est inévitablement le questionnement du pouvoir. Pour l’histoire comme pour bien d’autres domaines, les spécialistes doivent servir la norme de pensée, celle du pouvoir. Tout expert est médiatico-étatique sinon il n’est pas expert. “Jamais censure n’a été aussi parfaite”[15]. Debord pense même que l’une des premières intentions de la domination spectaculaire est de camoufler la connaissance historique en général, et de passer sous silence les informations non-institutionnelles (ou non-officielles) et les commentaires raisonnables sur le passé récent. Quoi qu’il en soit, l’attitude générale de la population n’est pas d’essayer de comprendre le fonctionnement du monde mais plutôt de recevoir passivement ce qu’il croit avoir choisi de savoir. Le “spectateur,” le citoyen de la société du spectacle, a des préoccupations placées bien en-deça de sa conscience historique, et il feint de s’en satisfaire.

La brochure De la misère en milieu étudiant… annonce que du côté de l’I.S., la volonté que la situation change est bien réelle: “la critique radicale du monde moderne doit avoir maintenant pour objet et pour objectif, la totalité. Elle doit porter indissolublement sur son passé réel, sur ce qu’il est effectivement et sur les perspectives de sa transformation. C’est que, pour pouvoir dire toute la vérité du monde actuel et, a fortiori, pour formuler le projet de sa subversion totale, il faut être capable de révéler toute son histoire cachée, c’est-à -dire regarder d’une façon totalement démystifiée et fondamentalement critique, l’histoire de tout le mouvement révolutionnaire international, inaugurée voilà plus d’un siècle par le prolétariat des pays d’occident, ses “échecs” et ses “victoires”[16]. Cette question des échecs et des victoires de la révolution est une des clés du renouvellement du mouvement révolutionnaire: la “victoire” de la révolution bolchevique est en réalité la plus grande défaite de la révolution russe de 1917 puisqu’elle tombe le nez dans l’ordre étatique du pouvoir bolchevik; inversement, la première grande “défaite” de la révolution prolétarienne qu’est la Commune de Paris en 1871 est du point de vue de la praxis révolutionnaire, sa première grande “victoire” car pour la première fois les classes opprimées ont prouvé qu’elles pouvaient renverser le pouvoir établi et vivre librement, sans dirigeants, sans gouvernement. Expérience rééditée dans une période bien plus longue lors de la guerre d’Espagne, quand de juillet 1936 à mai 1937, la Catalogne libertaire et autogestionnaire lutte contre le pronunciamento franquiste, pour finir malheureusement dans la débâcle et la “victoire” de Franco en mars 1939.

Le spartakiste Karl Liebknecht ne disait-il pas, à la veille de son assassinat, qu’il y a des défaites qui sont des victoires et surtout qu’il y a des victoires bien plus honteuses que des défaites? La révolution spartakiste, vaincue dans le sang par la “social-démocratie” allemande, représente bien plus une victoire pour la conscience historique du prolétariat que la “victoire social-démocrate” qui finira par céder son pouvoir àHitler… Mais qui ose se souvenir aujourd’hui de l’anéantissement du mouvement révolutionnaire européen entre 1918 et 1939 par l’action conjuguée de la bureaucratie stalinienne, du totalitarisme fasciste et du capitalisme bien-pensant? Quelle idéologie de la liberté a mené réellement à la liberté? Toute révolution authentique, antiautoritaire, annonciatrice d’une poésie de la vie quotidienne, a été écrasée dans le sang: les révoltes d’esclaves, les iconoclastes, les Jacqueries, la Commune de Paris, au XXème siècle ce sont les paysans d’Ukraine dès 1917 et Kiel 18, Turin 20, Cronstadt 21, Canton 27, Asturies 34, Barcelone 36, Varsovie 44, Budapest 56, les tentatives sont innombrables, elles constituent la conscience historique de l’I.S. au même titre que les noms de Lautréamont, Rimbaud, Sade, Stirner, Marx, Bakounine, Nietzsche, Fourier, Ravachol, Cravan, Durruti, etc., aucune idole mais une reconnaissance sans limite de la poésie vivante. Pour les situationnistes, ces poètes de la révolution et ces révolutionnaires de la poésie, ces révoltes passées et à venir, expriment la conscience du désir et de la liberté. Le projet commun de ces références, dans lesquelles se retrouve l’I.S., c’est le dépassement de l’art dans l’abolition de la société de classes. Pour Debord, “la pensée de l’histoire ne peut être sauvée qu’en devenant pensée pratique; et la pratique du prolétariat comme classe révolutionnaire ne peut être moins que la conscience historique opérant sur la totalité de son monde”[17].

D — Vers une poésie de la praxis révolutionnaire

Dans une société où l’individu n’a quasiment plus aucun contrôle sur sa propre vie et où l’art ne présente plus aucun intérêt puisqu’il participe pleinement au processus d’aliénation de l’idéologie dominante, les situationnistes arrivent au bout de leur critique théorique: tout est à anéantir. Le spectacle tisse sa toile, rien (ou presque rien) ne lui échappe, tout doit donc disparaître. Confrontés à de telles conclusions, nombreux sont ceux qui posent la question: l’I.S. est contre tout, est-elle nihiliste?

Raoul Vaneigem répond partiellement à cette interrogation dans le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, en différenciant nettement le nihilisme passif et le nihilisme actif. Il voit dans le nihilisme passif les provocations gratuites et bien souvent conservatrices, d’artistes au style travaillé mais à la réflexion si profonde qu’elle en est totalement creuse: dans la lignée de Barrès (dont les dadaïstes avaient fait le “procès politique” avec un sévère humour noir), le refus de la mollesse parlementariste par Maurras, Céline, Bernanos et d’autres “anarchistes” de droite ne cache ni leur aristocratisme confortable ni leur xénophobie teintée de racisme et/ou de patriotisme. Esthètes de l’acte gratuit et nostalgiques des traditions perdues, ces éternels rétrogrades ne sont d’aucun danger pour la société. Vaneigem voit également dans le nihilisme passif des anecdotes “pour l’Art” comme la pataphysique ou le pop-art. Des expressions à la façon credo quia absurdum: peu convaincus eux-mêmes par leur activité, il s’agit quand même d’Art alors ces “artistes” y prennent goù»t. Le nihilisme passif penche plus vers le conformisme que vers la subversion et la destruction… La société a besoin de ces trouble-fête amusants, dont le style “si différent” est la marque, finalement, de la liberté d’expression et de la démocratie. Par contre, le nihilisme actif ne se contente pas de ce rôle d’opposition apolitique, il exprime le désir de dénoncer clairement les causes du désagrègement social et de précipiter la chute d’un système qui reste toutefois plus autoritaire que bancal.

Ce terme de “nihilisme actif” nous vient directement de Nietzsche, qui le décrit dans La volonté de puissance comme un dépassement du pessimisme, dépassement dont la passion essentielle serait celle de la destruction. Le nihilisme actif pousse les contradictions du système à s’aggraver, dans le but de se libérer de ses contraintes. Il peut s’apparenter historiquement au nihilisme russe de la seconde partie du XIXème siècle, dont Serge Kravtchinski, dit Stepniak, fut un des animateurs: “Le vrai nihilisme, tel que nous le connûmes en Russie, fut une lutte pour délivrer la pensée de toute espèce de tradition, lutte qui marchait ainsi main dans la main, avec la lutte pour libérer les classes laborieuses de l’esclavage économique. A la base de ce mouvement, il y avait un individualisme radical. C’était une négation exercée au nom de la liberté personnelle, de toutes les répressions imposées à l’homme par la société, la famille et la religion. Le nihilisme fut une réaction passionnée et saine contre le despotisme, non pas politique, mais moral, opprimant la personnalité dans sa vie intime et privée”[18]. Cette radicalité se retrouve bien sûr dans l’I.S. comme elle a pu se retrouver auparavant dans le dadaïsme. Pour Vaneigem, le nihilisme passif est assurément contre-révolutionnaire, tandis que le nihilisme actif est pré-révolutionnaire. Pré-révolutionnaire parce qu’il lui manque la conscience du dépassement possible, même sincère, sa lutte semble désespérée.

Se dirigeant vers un présent à construire, l’I.S. dépasse la notion de nihilisme: “Le mouvement révolutionnaire connaît désormais ses ennemis véritables, et aucune des aliénations produites par les deux capitalismes, bourgeois privé et bureaucratique d’Etat, ne peut plus échapper à sa critique”[19]. Dans le cadre du spectacle tout acte est nié et transformé en contemplation, “l’art, cette économie des moments vécus, a été absorbé par le marché des affaires. Les désirs et les rêves travaillent pour le marketing. La vie quotidienne s’émiette en une suite d’instants interchangeables comme les gadgets qui y correspondent”[20], comme les marchandises que l’on consomme par habitude et que l’on oublie car elles n’ont rien de mémorable. Un monde de réification et d ‘aliénation, un monde dont on ne regrettera rien, c’est le “point zéro où tout peut vraiment commencer”[21]. L’espoir de reprendre tout depuis le début existe bel et bien, le besoin unitaire d’une vie nouvelle dans le jeu et la poésie (l’art intégral) peut se réaliser dans le renversement total du système.

Le dépassement de l’art, considéré comme révolution permanente généralisée, “va consister à reprendre les noyaux de radicalités abandonnés et à les valoriser avec la violence inouïe du ressentiment. L’explosion en chaîne de la créativité clandestine doit renverser la perspective du pouvoir”22, pour ne plus jamais finir de jouer le grand jeu de la liberté. Ce jeu, qui englobe toute l’histoire de la révolution et de la poésie dans leur authenticité la plus totale, c’est la pratique de la théorie radicale, la pratique simultanée de la poésie et du renversement de tous les pouvoirs. La poésie dont il s’agit ici est tout autant l’héritière de Rimbaud que de Makhno, elle est l’organisation de la spontanéité créative, la théorie concrétisée par les actes et la réalisation de l’esthétique ludique (celle qui n’a pas de règles, pas de normes). Ainsi, on parle de poésie de la praxis révolutionnaire comme solution à la question du dépassement de l’art. Et l’oeuvre d’art à venir est plus que jamais la construction d’une vie passionnante, l’acte de créer.

Reste à l’I.S. la mise en pratique du dépassement de l’art, ce que l’explosion de mai 1968 permettra, temporairement seulement, sur une période assez courte mais d’une intensité loin d’être négligeable.

Notes

[14] Section italienne de l'Internationale situationniste, Ecrits complets, 1969-1972 (Paris, Contre-Moule, 1988), p.95

[15] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle (Paris, Gallimard, 1992), p.37

[16] De la misère en milieu étudiant… (Paris, Champ Libre, 1976), p.41

[17] Guy Debord, La Société du Spectacle, op. cit., p.72

[18] Serge Kravtchinski, La Russie souterraine, in W. Bannour, Les Nihilistes russes (Paris, Aubier, 1974), pp.86-87

[19] Internationale situationniste #12, Paris, septembre 1969, p.43

[20] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre…, op. cit., p.104

[21] Vaneigem, ibid, p.103

[22] Ibid, p.235