Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire
Ici, maintenant et toujours
Dans une nouvelle d’Hoffmann, le narrateur s’étonne du ravissement dans lequel une ouverture de Gluck, exécutée de manière exécrable par des musiciens de brasserie, a plongé un homme assis seul à une table. Amené à justifier son enthousiasme, le personnage, qui n’est autre que le compositeur, s’en explique: si médiocre soit-elle, l’évocation de son oeuvre a ravivé en lui non l’excellence de la partition mais les harmonies émouvantes qui présidèrent à sa création, et dont l’écriture musicale n’offre qu’une esquisse bien sommaire.
Ce qui est vrai pour le génie de l’art vaut davantage encore pour la présence exubérante du vivant. Est-il rien de plus dérisoire qu’une lettre d’amour? En regard de la violence et de la sérénité passionnelles où le corps se découvre tout entier, quel mot, quelle phrase ne sentiraient l’apprêt et l’afféterie? Jugez de son effet ridicule si, manquant son destinataire, elle tombait entre les mains de la concierge! Mais qu’elle atteigne l’être aimé, alors les mots s’ordonnent selon les élans du coeur, ils tracent en pointillé un chemin déjà tracé en profondeur, ils résonnent d’une harmonie qui n’attendait pour se propager que la simplicité de quelques accords plaqués à la diable sur un instrument de fortune.
Je n’ai ambitionné ici qu’à relier entre elles les résurgences d’une vie désirable, à noter brièvement quelques mesures d’une symphonie du vivant, à relever les signes d’une autre réalité, que la pensée dominante occulte en lisant et relisant sans relà¢che un monde mis en pages par l’ennui de son dépérissement.
La faiblesse de l’entreprise tient moins aux balbutiements et aux maladresses, par lesquels la réalité nouvelle tente de s’exprimer, qu’à l’emprise du passé qui s’y perpétue malgré moi.
Il n’est pas facile de s’éprendre chaque jour de la vie à créer quand chaque jour prédispose à la fatigue, au vieillissement, à la mort. Et l’intelligence de soi est assurément la chose la moins partagée dans une époque qui ne conçoit l’intelligence qu’en la science de parfaire son absurde et croissante inadéquation au vivant.
Vivrais-je pleinement selon mes désirs qu’il ne se mêlerait pas au plaisir d’écrire pour m’éclairer sur le plaisir de vivre mieux — seul usage de l’écriture auquel je prenne agrément — tant de peurs et de doutes issus de compatibilités qui me sont étrangères et me rendent étranger à moi-même.
En revanche, il n’est rien qui m’exalte comme la clarté du choix qu’à chaque instant je pose à travers le dédale des contraintes, et qui est le parti de miser le tout pour le tout sur la quête inlassable de l’amour, de la création et de la jouissance de soi, hors de quoi je ne me reconnais pas de destinée qui vaille.
On comprendra au passage quel déplaisir j’irais sottement ajouter à la corvée de trouver de l’argent du mois si je souscrivais de surcroît à une image de marque, à un label journalistique et télévisé, à un rôle — prestigieux ou dérisoire, peu importe —, à un classement médiatique sur l’état culturel de la société marchande.
Il importe aujourd’hui de se découvrir dans l’authenticité de son existence même si, mal vécue, la moindre illusion lui fut souvent préférée car,dans sa brutale franchise, le désir irrépressible d’une vie autre est déjà cette vie-là.
En fait, je ne suis pas étranger au monde, mais tout m’est étranger d’un monde qui se vend au lieu de se donner — y compris le réflexe économique auquel mes gestes parfois se plient. C’est pourquoi j’ai parlé des hommes de l’économie avec le même sentiment de distance que Marx et Engels découvrent, dans la crasse et la misère londoniennes, une société d’extraterrestres avec «leur» Parlement, «leur» Westminster, «leur» Buckingam Palace, «leur» Newgate.
«Ils» me gênent aux entournures de mes plus humbles libertés avec leur argent, leur travail, leur autorité, leur devoir, leur culpabilité, leur intellectualité, leurs rôles, leurs fonctions, leur sens du pouvoir, leur loi des échanges, leur communauté grégaire où je suis et où je ne veux pas aller.
Par la grà¢ce de leur propre devenir, «ils» s’en vont. Economisés à l’extrême par l’économie dont ils sont les esclaves, ils se condamnent à disparaître en entraînant dans leur mort programmée la fertilité de la terre, les espèces naturelles et la joie des passions. Je n’ai pas l’intention de les suivre sur le chemin d’une résignation où les font converger les dernières énergies de l’humain reconverti en rentabilité.
Pourtant, mon propos n’est pas de prétendre à l’épanouissement dans une société qui ne s’y prête guère, mais bien d’atteindre à la plénitude en la transformant selon les transformations radicales qui s’y dessinent. Je ne désavoue pas ce qu’il y a de puérile obstination à vouloir changer le monde parce qu’il ne me plaît pas et ne me plaira que si j’y puis vivre au gré de mes désirs. Cependant n’est-elle pas, cette obstination, la substance même de la volonté de vivre? Sans elle, la perspicacité du regard sur le monde et sur soi n’est qu’un nouvel aveuglement; et sans la lucidité qui offre à son réconfort l’exubérance inépuisable du vivant, elle demeure un chaos plus prompt à détruire qu’à régénérer.
La fin de l’ère économique coù¯ncide avec la naissance d’une civilisation du désir. La mutation s’opère lentement par une nouvelle symbiose restituant leur primauté à l’ensemble des êtres et des choses vivants, tandis qu’une nouvelle gratuité enseigne — bien au-delà des énergies douces — à saisir ce que la nature donne en sorte qu’elle se donne davantage.
S’il apparaît maintenant plus d’idées neuves que n’en formulèrent jamais — Fourier excepté — des siècles de pensée religieuse, philosophique, idéologique, c’est qu’il s’est manifesté, en deux décennies, plus de réalités authentiquement humaines qu’en dix millénaires gérés par la science du pouvoir et du profit.
L’opinion selon laquelle l’idée du bonheur est partout et sa réalité nulle part montre assez qu’il n’y a pour chacun de préoccupation plus importante que d’identifier ses désirs et d’accorder sa destinée à l’exercice constant de sa volonté de vivre. L’oeuvre exige la patience et la persévérance de l’alchimiste, épurant la vie de ce qui la nie et se dépouillant lui-même du négatif jusqu’à n’être plus, par la force du désir, que la présence du vivant.
S’étonnera-t-on que la quête de la jouissance implique une attention et un effort de chaque instant, alors que nous n’avons jamais appris que les vertus du sacrifice et du renoncement, où la puissance de vie s’étiole en capacité de travail? Tout le savoir du monde ne nous a induits qu’à nous emparer de choses mortes et à mourir en elles parce qu’elles s’emparaient de nous.
Dites, après cela, que la vie se défend très bien toute seule, mais précisez au moins qu’il s’agit préalablement de la reconnaître en soi, d’accueillir ce qu’elle offre, de la libérer de ses entraves quotidiennes, de la rendre à un état d’innocence où elle aille enfin de soi.
A l’heure où la faillite de l’économie comme système de survie frappe de dérision tant d’efforts investis dans la rage de gagner plus, d’être le meilleur, de posséder davantage, peut-être un revirement d’attitude est-il prévisible, peut-être l’opinià¢treté mise à se délabrer dans le travail va-t-elle redécouvrir la création des êtres, des choses, de l’environnement comme plaisir d’exister?
La mort ne vient que de la mort tolérée à longueur de jours et de nuits. La cassure de notre temps, c’est que la négation de la vie commence à s’y nier, c’est que le désir se découvrant avant toute chose découvre un monde à créer. La révolution du vivant est là, elle est seule qui soit et si la hantise de la mort persiste à l’occulter, nous savons maintenant qu’il y a pour la révoquer en nous et autour de nous une passion croissante de désirer sans fin.
1989